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Forfait-jours : une juste question d’équilibre. Par Annabelle Sevenet, Avocate.
Parution : vendredi 18 février 2022
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Les décisions récentes de jurisprudence ont rappelé que le suivi des salariés en forfait-jours est un jeu d’équilibriste permanent, entre l’autonomie laissée au salariée, le bon fonctionnement de l’entreprise, la santé et la sécurité des salariés et le pouvoir de direction de l’employeur.
Quelles sont les limites des uns et des autres ? Comment encadrer la relation de travail afin d’éviter des excès ? Retour sur les six derniers mois de jurisprudence.

L’essence des forfaits-jours.

Faut-il rappeler l’essence même des forfait-jours ? Permettre à un salarié dont l’activité peut être réalisée avec une autonomie réelle de ne pas être enfermé dans une durée horaire de travail fixe et des horaires de travail strictes et offrir en parallèle à l’employeur une réelle souplesse et agilité dans la relation de travail.

Cette liberté théorique offerte à chaque partie reste limitée de part et d’autre afin d’atteindre un équilibre dans cette modalité de décompte du temps de travail.

En effet, le décompte et le suivi de la durée du travail via une convention individuelle de forfait jours sont assez largement encadrés d’un point de vue théorique par le code du travail, les conventions ou accords collectifs et la jurisprudence.

En pratique, cela peut paraitre parfois moins évident, et chaque entreprise, en fonction de sa taille et de son organisation doit pouvoir trouver un juste équilibre.

Ici, le temps de travail est décompté en jours et non en heures. Il est décompté sur l’année et non sur la semaine ou le mois.

Il appartient au salarié d’organiser son travail sur l’année en fonction de sa charge de travail et des besoins de l’entreprise.

L’employeur n’est pas pour autant privé de son pouvoir de direction et doit pouvoir organiser l’activité du salarié, dans le cadre du nombre de jours de travail prévu par la convention individuelle de forfaits mais sans imposer d’horaires de travail au salarié ou encore un nombre d’heures de travail quotidien, hebdomadaire ou bien mensuel.

La durée du travail ne se décompte qu’en jours (ou en demi-journée) mais sans la moindre référence horaire.

L’autonomie du salarié reste ainsi relative et surtout, contrebalancée par le bon fonctionnement de l’entreprise. Il reste soumis à l’organisation de l’entreprise ce qui semble, en toute logique, tout à fait juste dans le cadre de la relation de travail.

L’employeur doit suivre la réalisation de la prestation de travail du salarié mais sans aucune référence horaire.

Autrement dit, l’employeur reste libre de reprocher à un salarié de mal exécuter sa prestation de travail mais ne pourra pas lui reprocher de « ne pas assez travailler ».

L’employeur pourra imposer à un salarié de participer à un évènement (réunion, séminaire, rendez-vous, présentation…) mais ne pourra pas lui imposer d’être présent dans l’entreprise sur une plage horaire déterminée.

C’est d’ailleurs l’esprit de l’arrêt de Cour de Cassation du 2 février 2022 où la Cour a précisé que l’employeur pouvait imposer des jours de présence au salarié, selon un planning défini du fait de l’organisation de l’entreprise [1].

La nuance est subtile certes mais elle correspond à l’équilibre souhaité entre l’autonomie du salarié d’une part et le pouvoir de direction de l’employeur d’autre part.

Quels moyens mis à disposition de l’employeur pour contrôler l’équilibre de ce mode de travail ?

L’employeur a l’obligation d’assurer un suivi du salarié en forfaits jours. Il doit s’assurer que l’autonomie dont il dispose lui permet d’assurer ses fonctions et que sa charge de travail correspond au nombre de jours de travail dans l’année dont il bénéficie.

Ainsi, et bien que le régime de la durée du travail et des heures supplémentaires ne s’applique pas aux salariés en forfait-jours, l’employeur reste soumis :
- aux durées maximales de travail (repos quotidien de 11 heures consécutives, repos hebdomadaire de 35 heures consécutives) ;
- à la protection de la santé et de la sécurité du salarié : l’employeur doit s’assurer que la charge de travail du salarié est compatible avec le nombre de jours travaillés ;
- à la nécessité de suivre le temps de travail du salarié (décompte des jours travaillés et des jours non travaillés), ce qui sera d’autant plus important en cas de contentieux ;
- au respect du droit à la déconnexion.

Dans un arrêt du 26 janvier 2022 de la Cour d’Appel de Versailles, les juges ont estimé que :
« En revanche, dès lors que l’employeur n’établit pas ni même ne prétend avoir procédé, comme prévu par la convention collective, au suivi régulier de l’organisation du travail de la salariée, de sa charge de travail et de l’amplitude de ses journées au moyen d’un décompte annuel du nombre de jours ou de demi-journées réellement travaillé et avoir organisé un entretien annuel portant sur la charge de travail, à juste titre la salariée demande que la convention de forfait soit privée d’effets.
Il convient donc, infirmant le jugement, de dire la convention de forfait privée d’effets.
 »

La Cour tranche ici de manière affirmée : il appartient à l’employeur de suivre la mise en exécution pratique de la durée du travail en forfait jours.

L’employeur doit s’assurer de l’absence d’excès dans la charge de travail du salarié et, encore et toujours, du juste équilibre entre son autonomie, le bon fonctionnement de l’entreprise et le nombre de jours travaillés.

Le risque financier peut être lourd pour l’employeur puisque, dans cette affaire, le fait de priver d’effet la convention individuelle de forfait pour absence de suivi ramenait les parties à un décompte de la durée du travail en heures, selon la durée légale de 35 heures, et permettait ainsi à la salariée de venir réclamer le paiement des heures supplémentaires qu’elle estimait avoir accompli et ses accessoires, demande à laquelle la Cour d’Appel a fait droit.

Dans un arrêt du 13 octobre 2021 [2], la Cour de cassation a également rappelé que toute convention de forfait-jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires.

La Cour précisait surtout que la charge de travail alignée sur la durée maximale de travail ne peut être considérée comme raisonnable et a sanctionné l’accord collectif qui s’en tenait à ne pas dépasser la durée maximale de travail.

L’employeur aurait pu contrebalancer cette lacune dans la convention individuelle de forfait, ce qui n’a, en l’espèce, pas été le cas, et a ainsi permis au juge d’annuler les effets de la convention individuelle de forfait.

Précisons également que le non-respect par l’employeur des clauses de l’accord collectif destinées à assurer la protection de la sécurité et de la santé des salariés soumis au régime du forfait en jours n’entraîne pas son inopposabilité aux salariés, mais la privation d’effet des conventions individuelles conclues en application de cet accord [3].

L’équilibre parfait lié à un suivi précis et régulier.

Le suivi de la mise en œuvre des forfaits jours par l’employeur est fondamental d’un point de vue juridique pour éviter un risque contentieux et une condamnation financière qui pourrait être lourde.

Ce suivi a surtout un intérêt pratique d’un point de vue opérationnel et managérial. Nul doute qu’un salarié qui se sent accompagné, préservé et dont la charge de travail est adaptée au nombre de jours de travail contractuellement fixé sera plus à même de répondre aux attentes de l’entreprise.

Attention à ce que le suivi de la charge de travail ne se transforme pas en contrôle ou surveillance du temps de travail trop appuyée, l’autonomie du salarié doit rester l’essence du forfait jours.

Annabelle Sevenet - Avocate Associée - Droit Social www.jane-avocats.com

[1Cass. Soc. 2.02.2022 pourvoi 20-15.744

[2Cass. Soc. 13.10.2021 n° 19-20.561

[3Cass. Soc. 15.12.2021, nº 19-18.226