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Droit de la preuve en procédure prud’homale : retour sur une évolution jurisprudentielle majeure. Par Paul Van Deth, Avocat et Thomas Vaccaro, Juriste.
Parution : mercredi 9 mars 2022
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Plusieurs arrêts récents ont légitimement suscité l’attention. En effet, ont dernièrement été admises des preuves auparavant considérées irrecevables : un enregistrement d’une conversation à l’insu de la personne à qui on l’oppose [1] un enregistrement vidéo provenant d’un système de vidéosurveillance non déclaré préalablement à la Cnil [2], ou encore un post Facebook privé [3].

Un article de Jurisprudence Sociale Lamy n°534, 24 janvier 2022.

Cette évolution en matière de droit de la preuve devant les juridictions prud’homales, principalement conduite par la Chambre sociale de la Cour de cassation, résulte d’un changement de méthode : la recevabilité d’une preuve semble davantage dépendre désormais de la question de la nécessité de produire cette preuve (2) que de celle tenant à la loyauté de la preuve en elle-même (1). Dès lors, un certain nombre d’enseignements doivent en être tirés (3).

1 - De la recevabilité d’une « preuve loyale » ...

A défaut d’être prévu par le Code du travail, le principe régissant la recevabilité des preuves prud’homales résulte des dispositions du Code de procédure civile.

Ce faisant, les parties ont la charge d’alléguer à l’appui de leurs prétentions les faits propres à les fonder (CPC, art. 6), étant précisé qu’il leur incombe individuellement de prouver, conformément à la loi, les faits nécessaires au succès de leur prétention (CPC, art. 9).

Sur la base de ces dispositions, la jurisprudence de la Cour de cassation a posé un principe général de loyauté de la preuve en droit privé [4], repris par la Chambre sociale de la Cour de cassation et les juges du fond.

Les déclinaisons pratiques résultant de ce principe sont particulièrement nombreuses. L’un des exemples les plus remarquables en la matière étant la non-opposabilité des preuves recueillies par un système de contrôle de l’activité des salariés non déclaré auprès de la Cnil [5].

La conséquence de ces moyens de preuve déloyaux, et donc par extension illicites au sens de l’article 9 du Code de procédure civile, était claire : l’illicéité d’un moyen de preuve doit entraîner son rejet des débats [6].

Ce principe est d’autant plus prégnant en droit du travail qu’il répond à l’obligation d’exécuter de bonne foi le contrat de travail [7].

Pour autant, depuis 2020, la jurisprudence a clairement infléchi sa position, puisqu’aujourd’hui un mode de preuve déloyal et illicite peut être valablement versé aux débats sans qu’il soit rejeté par le juge. Cet infléchissement a été rendu possible grâce à l’application d’un contrôle de proportionnalité faisant prévaloir le droit à la preuve sur d’autres droits et libertés fondamentaux.

2 - ... A la recevabilité d’une « preuve légitime ».

De nombreuses décisions récentes sont venues admettre la recevabilité de preuves en recourant au test de proportionnalité, consistant à mettre en balance le droit à la preuve de l’employeur ou du salarié et les droits et libertés fondamentaux du salarié ou de l’employeur (le plus souvent il s’agira du droit au respect de la vie privée).

Ont ainsi été admis comme mode de preuve sur ce fondement :
- la collecte d’adresses IP non déclarée préalablement à la Cnil (régime antérieur au RGPD) ou des extraits de vidéosurveillance n’ayant pas fait l’objet d’une consultation des représentants du personnel [8] ;
- un système de badgeage n’ayant pas été déclaré à la Cnil (régime antérieur au RGPD) comme pouvant permettre un contrôle de l’activité des salariés [9] ;
- une conversation enregistrée par un salarié à l’insu de son employeur [10].

Dans toutes ces décisions la logique est la suivante : le juge est invité à rechercher si la preuve (illicite) a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle (ou un autre droit fondamental) et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle (ou un autre droit fondamental) à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

Dans une autre affaire, la Cour de cassation a admis qu’un post Facebook privé puisse être versé au débat et venir justifier par là-même le licenciement du salarié [11].

Le raisonnement des juges différait ici légèrement des précédentes décisions puisqu’ils considéraient dans un premier temps que la preuve produite était loyale (car l’employeur n’avait pas recouru à des stratagèmes pour l’obtenir dans la mesure où un salarié lui avait fourni l’information, ce qui peut être contestable) pour dans un second temps appliquer le test de proportionnalité par une mise en balance entre le droit à la vie privée du salarié et le droit à la preuve de l’employeur.

La Cour de cassation a même étendu sa jurisprudence au-delà du test de proportionnalité, en estimant qu’une enquête externe harcèlement moral pouvait être réalisée, sans être déloyale, à l’insu du salarié visé par la plainte et sans que celui-ci n’y participe [12].

L’ensemble de ces décisions tend cependant à la même conséquence : le droit à la preuve semble l’emporter sur un principe de loyauté de la preuve, qui semblait auparavant prévaloir.

La solution est certes inédite, mais le raisonnement suivi pour l’atteindre ne l’est pas. En effet, il convient de rappeler que l’application d’un contrôle de proportionnalité dans les litiges relevant du droit du travail n’est pas chose nouvelle [13] et est même expressément prévue par le Code du travail à l’article L1121-1 :

« nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

C’est plus l’application du contrôle de proportionnalité récente en matière de droit de la preuve qui surprend, tant la jurisprudence en la matière paraissait a priori stricte.

L’origine de cette évolution semble provenir du droit européen tel qu’appliqué par la Cour européenne des droits de l’Homme. En effet, cette dernière a très rapidement reconnu, sur le fondement de l’article 6§ 1 de la Convention, « le droit d’une partie à un procès de se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause, y compris ses preuves » [14] et plus explicitement l’existence d’un « droit à la preuve » en tant que tel [15].

Appliquant un contrôle de proportionnalité, la Cour européenne des droits de l’Homme concluait à l’absence de méconnaissance de l’article 8 de la Convention (droit au respect de la vie privée), dans le cas d’employés ayant fait l’objet, sans information préalable, d’une mesure de vidéosurveillance, considérant que cette mesure pouvait se prévaloir de raisons légitimes tenant à des soupçons de vols et qu’elle avait été mise en œuvre dans un lieu ouvert au public et à certains endroits seulement [16].

De son côté, le juge français avait retenu ce même contrôle de proportionnalité dans le contentieux relatif à l’article 145 du Code de procédure civile (mesures d’instruction in futurum). À cette occasion, la Cour de cassation affirmait sans ambiguïté que le respect de la vie personnelle du salarié ne constituait pas en lui-même un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du nouveau Code de procédure civile dès lors que le juge constatait que les mesures qu’il ordonnait procédaient d’un motif légitime et étaient nécessaires à la protection des droits de la partie qui les avait sollicitées [17].

Le droit de la preuve prud’homale s’était également vu appliquer ce même raisonnement dès 2015 au cas très spécifique d’un salarié qui s’était procuré des informations à l’insu de son employeur ; les juges suprêmes avaient alors admis la recevabilité d’une telle preuve en relevant que ces éléments étaient strictement nécessaires à l’exercice des droits de sa défense dans le litige qui l’opposait à son employeur à l’occasion de son licenciement [18].

Pour autant, cet arrêt semblait faire figure d’exception, tandis que les juges du fond montraient une certaine réticence à appliquer ce raisonnement [19].

Les arrêts récents précités constituent ainsi une étape nouvelle en matière d’utilisation du contrôle de proportionnalité en droit de la preuve prud’homale. Reste à s’interroger sur les impacts pratiques de cette jurisprudence.

3 - Quels enseignements peut-on en tirer ?

En premier lieu, l’émergence récente d’une apparente prééminence du test de proportionnalité en droit de la preuve prud’homale nécessite une appréhension méthodique du contrôle de ce principe, qui consiste à :
1. Déterminer si la preuve est loyale (par exemple si la preuve a été obtenue par un stratagème) ;
2. Identifier les droits en opposition : en l’occurrence le droit à la preuve contre un autre droit fondamental (le plus souvent ce sera le droit à la vie privée) ;
3. Déterminer si le droit à la preuve justifie une atteinte à l’autre droit fondamental auquel il s’oppose. Cette analyse nécessite de démontrer que la production de la preuve illicite est indispensable à l’exercice du droit à la preuve (ie c’est le seul élément permettant de démontrer la prétention) et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi (ie l’atteinte à la liberté fondamentale ne devant pas être excessive) qui consiste à identifier un but légitime (par exemple dans l’affaire du post Facebook privé, le but légitime était la préservation du secret des affaires).

L’ensemble de ces étapes doit être effectué dans le cadre d’une analyse in concreto.

A titre d’exemple, on peut se référer, s’agissant de l’exploitation d’une vidéosurveillance illicite, à la Cour européenne des droits de l’Homme, qui a pu fournir une grille utile de questions à se poser [20] :

« L’employé a-t-il été informé de la possibilité que l’employeur prenne des mesures de vidéosurveillance ainsi que de la mise en place de telles mesures ?

Quels ont été l’ampleur de la surveillance opérée par l’employeur et le degré d’intrusion dans la vie privée de l’employé ? À cet égard, il convient de prendre en compte notamment le caractère plus ou moins privé du lieu dans lequel intervient la surveillance, les limites spatiales et temporelles de celle-ci, ainsi que le nombre de personnes ayant accès à ses résultats.

L’employeur a-t-il justifié par des motifs légitimes le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci ? Sur ce point, plus la surveillance est intrusive, plus les justifications requises doivent être sérieuses.

Etait-il possible de mettre en place un système de surveillance reposant sur des moyens et des mesures moins intrusifs ? A cet égard, il convient d’apprécier en fonction des circonstances particulières de chaque espèce si le but légitime poursuivi par l’employeur pouvait être atteint en portant une atteinte moindre à la vie privée du salarié.

Quelles ont été les conséquences de la surveillance pour l’employé qui en a fait l’objet ? Il convient notamment de vérifier de quelle manière l’employeur a utilisé les résultats de la mesure de surveillance et s’ils ont servi à atteindre le but déclaré de la mesure ».

En deuxième lieu, le recours à cette méthode, s’il ne garantit naturellement pas à celui qui l’invoque d’être entendu, devra être au cœur de son argumentation.

En d’autres termes, il ne pourra se contenter de se référer aux arrêts précités pour en tirer profit, par voie d’analogie en particulier, alors même que les faits sont différents.

En troisième lieu, nul ne peut considérer à ce stade que la notion de la loyauté de la preuve soit une notion qui n’a plus lieu d’être.

En effet, le recours au contrôle de proportionnalité porte en lui-même la notion de loyauté en ce qu’il met en balance le bénéfice (les droits de la défense) et l’atteinte (au droit des personnes, à la vie privée...). Or, la déloyauté correspond bien à la caractérisation de l’atteinte à ces derniers droits. Dès lors, en admettant que le juge fasse recours au contrôle de proportionnalité s’agissant d’une preuve résultant d’une filature organisée par l’employeur à l’égard de son salarié, tout porte à croire qu’il puisse confirmer l’irrecevabilité de cette preuve tant elle parait, par nature, porteuse d’une atteinte disproportionnée [21]

En quatrième lieu, le contrôle de proportionnalité a vocation à mobiliser d’autres droits que ceux qui ont été évoqués à ce jour, en particulier le respect de la vie privée.

En effet, si le droit de la preuve s’oppose aujourd’hui principalement au droit au respect de la vie privée (vidéosurveillance, post sur les réseaux sociaux etc.), l’application d’un test de proportionnalité pourrait très bien trouver à s’appliquer lorsqu’un autre droit fondamental est en jeu. Par exemple, une partie qui, pour prouver ce qu’elle avance, verserait au débat des documents portant atteinte à la dignité de son adversaire.

Enfin, le contrôle de proportionnalité peut être indifféremment évoqué par le salarié et l’employeur.

L’arrêt de la Cour de cassation de 2015 [22] qui reconnaissait ce droit au salarié pouvait permettre d’en déduire que l’employeur ne jouissait pas d’un tel droit. Or, les différentes décisions précitées permettent de confirmer que les deux parties sont sur un même pied d’égalité, et peuvent ainsi l’une et l’autre s’appuyer sur cette argumentation pour justifier de la recevabilité d’une preuve.

En conclusion.

L’évolution jurisprudentielle du droit de la preuve prud’homale permet de réaliser combien ce droit est émergent, évolutif et flexible. Car bien au-delà de la question des preuves recevables ou non - qui fera sans nul doute l’objet de nouvelles jurisprudences permettant d’affiner encore le sujet - un certain nombre de textes fournissent des outils procéduraux encore peu utilisés, tels que le recours aux conseillers rapporteurs [23] ou encore l’audition des témoins [24].

Par ailleurs, le règlement Général sur la Protection des Données (dit RGPD, UE 2016/679) soulève des questions inédites et non encore tranchées par les juridictions en matière d’accès à des documents comportant des données personnelles, en particulier s’agissant des enquêtes réalisées par l’employeur sur les risques psychosociaux, ainsi que celles relatives au harcèlement moral et sexuel.

Le droit de la preuve prud’homale n’a donc pas fini de faire parler de lui !

Paul Van Deth, Avocat associé et Thomas Vaccaro, Juriste, Cabinet Vaughan Avocats Vaughan Avocats www.vaughan-avocats.fr

[1CA Bourges, 26 mars 2021, no 19/01169.

[2Cass. soc., 25 nov. 2020, no 17-19.523.

[3Cass. soc., 30 sept. 2020, no 19-12.058.

[4Cass. ass. Plén., 7 janv. 2011, no 09-14.316.

[5Par exemple en matière de badgeage, Cass. soc., 6 avr. 2004, no 01-45.227, JSL no 145, 11 mai 2004, obs. J.-E. Tourreil, « Un salarié ne peut être licencié pour avoir refusé de se soumettre à un système de contrôle non déclaré à la Cnil ».

[6Cass. soc., 4 févr. 1998, no 95-43.421.

[7C. trav., art. L1222-1.

[8Cass. soc., 25 nov. 2020, no 17-19.523 et Cass. soc., 10 nov. 2021, no 20-12.263, JSL no 531-532, 20 déc. 2021, obs. M. Hautefort, « Enregistrement filmé : trois conditions pour qu’il fasse preuve ».

[9CA Versailles, 3 juin 2021, no 18/01905.

[10CA Bourges, 26 mars 2021, no 19/01169.

[11Cass. soc., 30 sept. 2020, no 19-12.058, JSL no 507, 9 nov. 2020, obs. S. Mayoux, « La relation tumultueuse entre Facebook, la vie privée du salarié et le droit de la preuve de l’employeur ».

[12Cass. soc., 17 mars 2021, no 18-25.597, JSL no 518, 20 avr. 2021, obs. M. Hautefort, « Comment conjuguer répression du harcèlement et loyauté de la preuve ? » : en l’espèce cette jurisprudence est quelque peu différente des précédentes dans la mesure où la Cour de cassation avait été saisie sur le terrain de l’article L1222-4 du Code du travail qui prévoit qu’aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n’a pas été porté préalablement à sa connaissance.

[13Par exemple, Cass. soc., 13 janv. 2009, no 06-45.562, s’agissant de la clause de mobilité ; Cass. soc., 22 nov. 2017, no 13-19.855, sur l’existence d’une clause de neutralité dans le règlement intérieur ; Cass. soc., 4 nov. 2020, no 19-12.279, s’agissant de la clause de non concurrence.

[14CEDH, 27 oct. 1993, Bombo Beheer B.V. c/ Pays Bas, série A, no 274, § 33.

[15Par exemple, CEDH, 10 oct. 2006, L.L. c/ France, no 7508/02, § 40.

[16CEDH, 17 oct. 2019, Lopez Ribalda et autre c/ Espagne, no 1874/13, Semaine Sociale Lamy no 1925, 19 oct. 2020, F. Dieu.

[17Cass. soc., 23 mai 2007, no 05-17.818, JSL no 214, 26 juin 2007, obs. M. Hautefort, « Dans quelles conditions un courriel peut-il être produit devant les prud’hommes ? » ; Cass. soc., 19 déc. 2012, no 10-20.526, JSL no 338, 26 févr. 2013, obs. M. Hautefort, « Comment apporter la preuve d’une discrimination salariale ? » ; Cass. soc., 16 nov. 2017, no 15-17.163.

[18Cass. soc., 31 mars 2015, no 13-24.410, JSL, no 390, 23 juin 2015, obs. H. K. Gaba, « Droits de la défense du salarié : bonne foi et charge de la preuve du caractère strictement nécessaire des documents de l’entreprise ».

[19CA Montpellier, ch. soc., 17 oct. 2018, no 15/06631 : « l’enregistrement d’une conversation réalisée à l’insu de l’auteur des propos tenus, constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve ». Dans cette affaire, les juges du fond avaient refusé l’application d’un contrôle de la proportionnalité alors qu’en l’espèce, l’enregistrement apparaissait comme le seul élément apporté par le salarié de sorte qu’il pouvait apparaître comme strictement nécessaire à l’exercice des droits de sa défense.

[20CEDH, 7 oct. 2019, préc.

[21Cass. soc., 26 nov. 2002, no 00-42.401, JSL no 114, 24 déc. 2002, obs. M. Hautefort, « Une filature constitue un moyen de preuve illicite ».

[22Cass. soc., 31 mars 2015, préc.

[23C. trav., art. R1454-3 et s.

[24CPC, art. 199 et s.