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Le harcèlement moral dans la Fonction publique, l’ombre qui cache le soleil. Par Thomas Martinez, Elève-Avocat.
Parution : jeudi 17 mars 2022
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"L’Homme est un loup pour l’Homme" [1]. Le harcèlement moral, distinct du harcèlement sexuel mais parfois imbriqué, s’aventure dans les relations très étroites entre individus et anéantit les rapports humains. Des situations troublantes subsistent dans le monde professionnel. Cet article, à la fois humaniste et juridique, propose un rappel ainsi qu’une analyse du droit et de la jurisprudence applicables contre le harcèlement moral dans les fonctions publiques.

Selon le dictionnaire Larousse, le harcèlement se définit comme des « agissements malveillants et répétés à l’égard d’autrui, susceptibles notamment d’altérer sa santé physique ou mentale, de porter atteinte à ses droits ou à son avenir professionnel, ou, quand ils s’exercent à l’égard du conjoint ou concubin, par exemple, d’altérer ses conditions de vie » [2].

Linternaute précise que le harcèlement implique des « attaques ou sollicitations continues dans le but d’épuiser ou de tourmenter la victime » [3].

Le Ministère de l’Education Nationale présente le harcèlement comme « une violence répétée qui peut être verbale, physique ou psychologique (...) à l’encontre d’une victime qui ne peut se défendre » [4].

Le harcèlement moral se rencontre à tous les stades de la vie : de l’enfance au monde du travail et au quotidien.
Le harcèlement positionne deux acteurs sur l’échiquier de la violence, un « fort » et un « faible », un harceleur et une victime. Le droit est de nature à rétablir l’équilibre et l’innocuité des liens humains. Avant d’aborder le harcèlement moral dans les fonctions publiques (III), nous reviendrons très brièvement sur ce phénomène qu’on peut qualifier « d’international » (I) et de diffus sur notre territoire (II).

I – Le harcèlement moral : un phénomène international.

Envisager le harcèlement moral comme une ombre concentrée sur les seules fonctions publiques, a fortiori françaises, constitue une erreur de jugement sur la chose elle-même (sa protéiformité la rapproche d’ailleurs de la chose réalisée par John Carpenter en 1982 dont le métrage résiste au temps, « The Thing », qui s’inspire de « La Chose d’un autre monde », de Christian Nyby sorti en 1952). Le harcèlement moral existe et respire parmi les hommes et les femmes, les femmes et les hommes au-delà du statut de fonctionnaire. Il surpasse le territoire et la population de l’Etat et vient perturber la Terre en son entier. Sans frontières, sans passeport, sans carte d’identité, le harcèlement moral s’imbrique dans la vie humaine en son sens le plus étendu et le plus diversifié.

En premier lieu, au niveau international, on indiquera par exemple l’entrée en vigueur le 25 juin 2021 de la Convention n° 190 de l’Organisation Internationale du Travail concernant l’élimination de la violence et du harcèlement dans le monde du travail.

En deuxième lieu, on citera certains instruments de lutte contre le harcèlement du Conseil de l’Europe :
- la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ;
- la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique entrée en vigueur le 1er août 2014.

Par souci de brièveté et de délicatesse (nous laisserons la main aux juristes connaisseurs de la Convention), nous n’évoquerons qu’une seule jurisprudence qui montre que le harcèlement s’adapte à son époque et s’imprègne des nouvelles technologies.

En ce sens, la Cour a estimé que la violence domestique ne se limite pas à la violence physique mais « inclut, la violence psychologique ou le harcèlement » (§ 74), la cyberviolence, sous diverses formes est « un aspect de la violence à l’encontre des femmes » (§ 74 ) conduisant au manquement aux « obligations positives au regard des articles 3 et 8 de la Convention » (§ 79) [5].

Cette notion irrigue aujourd’hui le droit du travail et les fonctions publiques. Aussi, la Cour a caractérisé et circonstancié le statut protecteur du « lanceur d’alerte » selon cinq critères : l’intérêt public que présentait l’information divulguée, son authenticité, l’impact du dommage causé par cette divulgation, la bonne foi du requérant et enfin la gravité de la peine qui lui a été infligée. La Cour vérifie également si la personne ne disposait pas d’autres moyens effectifs avant de divulguer au public ses informations [6].

En droit interne, les juges judiciaires et les juges administratifs ont dès à présent eu à juger cette notion, précisant que l’octroi du statut de lanceur d’alerte pour la victime de harcèlement implique préalablement d’apporter des preuves concordantes sur la réalité des faits invoqués [7].

En dernier lieu, au niveau de l’Union européenne, les répercussions contentieuses de ce phénomène s’observent dans certaines institutions :
- au Parlement européen [8] ;
- à la Banque européenne d’investissement [9].

Nous précisons toutefois que le cadre juridique européen tend à s’approprier et construire une réglementation en opposition à ces comportements.
Le Parlement européen s’appuie alternativement sur :
- son « soft law power » : rapports, études notamment.
- son « hard law power » : les directives, comme la directive européenne n° 2000-78 du Conseil du 27 novembre 2000 portant égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, ou encore la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail.

L’Union européenne s’appuie également sur la Charte des droits fondamentaux en ses articles 1, 20, 21, 23 et 31, l’article premier titré « Dignité » étant le tronc commun d’où se déploient tous les droits et libertés. Si d’autres dispositions de la Charte pourraient trouver naturellement justification contre le harcèlement, l’on retiendra en priorité l’égalité en droit, la non-discrimination, l’égalité entre hommes et femmes et des conditions de travail justes et équitables.

Les juridictions européennes accompagnent cette incarnation normative de l’Union en précisant les notions textuelles.

Le Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne a considéré que :

« 132 Il importe de souligner que le harcèlement moral doit être compris comme un processus s’inscrivant nécessairement dans le temps et suppose l’existence d’agissements répétés ou continus. En effet, l’article 12 bis, paragraphe 3, du statut exige qu’un comportement, pour être qualifié de harcèlement moral, se manifeste "de façon durable, répétitive ou systématique", tandis que la communication de 2003 sur le harcèlement moral insiste sur la nécessaire « répétition » de ce comportement (...) » [10].

La Cour de Justice de l’Union Européenne a décrit le harcèlement moral comme « une conduite abusive qui se matérialise par des comportements, paroles, actes, gestes ou écrits manifestés de façon durable, répétitive ou systématique » [11].

Par une décision en cohérence du 12 novembre 2020, la Cour de justice de l’Union européenne précise que :

« (...) 95 En effet, aux termes de l’article 12 bis, paragraphe 3, du statut, la constatation de l’existence d’un fait de harcèlement moral implique la preuve d’une « conduite abusive se manifestant de façon durable, répétitive ou systématique par des comportements, des paroles, des actes, des gestes et des écrits qui sont intentionnels et qui portent atteinte à la personnalité, la dignité, l’intégrité physique ou psychique d’une personne ».

96 Dans ces conditions, le harcèlement moral, au sens de l’article 12 bis, paragraphe 3, du statut, se définit comme une « conduite abusive » qui, d’une part, se matérialise par des comportements, des paroles, des actes, des gestes ou des écrits manifestés « de façon durable, répétitive ou systématique », ce qui implique que le harcèlement moral doit être compris comme un processus s’inscrivant nécessairement dans le temps et suppose l’existence d’agissements répétés ou continus et qui sont « intentionnels », par opposition à « accidentels ». D’autre part, pour relever de la notion de « harcèlement moral », ces comportements, paroles, actes, gestes ou écrits doivent avoir pour effet de porter atteinte à la personnalité, à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychique d’une personne (...) » [12].

II – Le harcèlement moral : un phénomène diffus en France.

Le harcèlement moral se retrouve :
- dans les relations de travail régies par le code du travail [13] ;
- au quotidien dans les relations de voisinage ou les familles en tant que manifestation de rapports humains néfastes [14].

La Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) a adopté un Avis en Assemblée Plénière le 29 juin 2000 face à l’ampleur du phénomène. Deux ans plus tard, le harcèlement moral prenait place au Titre II « Des atteintes à la personne humaine », Chapitre II « Des atteintes à l’intégrité physique ou psychique de la personne », Section 3 bis « Du harcèlement moral », aux articles 222-33-2 et suivants du code pénal.
Ce délit a fait l’objet de plusieurs modifications et s’est étendu aux relations de couples puis du quotidien par deux articles distincts.
L’article 222-33-2-3, quatrième et dernière disposition législative en vigueur depuis le 4 mars 2022, vient sanctionner le harcèlement scolaire.

On précisera que le défenseur des droits intervient régulièrement sur cette notion, par ricochet de saisines en matière de discrimination(s) ou d’atteinte(s) aux droits des administrés ou des agents [15].

III – Les fonctions publiques contre le harcèlement moral.

Si l’on évoque la Fonction publique française au singulier avec une majuscule dans sa dimension d’ensemble, il convient de rappeler que le harcèlement moral se déploie insidieusement dans la fonction publique d’Etat, la fonction publique des collectivités territoriales et la fonction publique hospitalière. Il est aussi utile de signaler que ces trois fonctions publiques se composent de fonctionnaires titulaires et d’agents non statutaires, ces derniers étant recrutés pour renforcer les effectifs dans certaines circonstances.

Au sommet de l’Etat, le Ministère de la Fonction Publique contribue régulièrement à l’étude du harcèlement et publie de la « soft law » en parallèle de la « hard law » pour l’enrayer [16]

Il convient d’une part de rappeler la base textuelle aux trois fonctions publiques (1), d’autre part analyser la jurisprudence (2).

1 – La loi, premier bouclier des agents et épée hostile au harcèlement moral.

Le harcèlement moral est prohibé dans le secteur public. Originellement, l’article 6 quinquiès alinéa 1er de la loi 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires constituait le texte référence en la matière :

« Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

Les agissements visés par l’article 6 quinquiès susvisés caractérisent le harcèlement moral par la répétition, peu importe l’intentionalité, et la dégradation des conditions de travail. S’il n’y a aucune incidence à continuer de citer cet article, il conviendra dorénavant de privilégier le Code général de la fonction publique (acronyme pratique à adopter dès maintenant, le « CGFP ») applicable au 1er mars 2022.

Plusieurs dispositions du Code intéressent de très près le harcèlement moral, nous en retiendrons, en concordance avec le thème, au moins trois :

D’abord, les articles L132-1 et L132-2 visent un plan d’action pluriannuel en faveur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, dont une mesure consiste à « Prévenir et traiter les discriminations, les actes de violence, de harcèlement moral ou sexuel ainsi que les agissements sexistes ».

Ensuite, le chapitre III du Titre III de la partie législative, intitulé « Protection contre le harcèlement » met l’accent prioritaire au harcèlement sexuel qu’il place à l’article L133-1, suivi de l’article L133-2 sur le harcèlement moral. Ainsi, l’article L133-2 du Code indique :

« Aucun agent public ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

Enfin, l’article L134-5 du même Code précise :

« La collectivité publique est tenue de protéger l’agent public contre les atteintes volontaires à l’intégrité de sa personne, les violences, les agissements constitutifs de harcèlement, les menaces, les injures, les diffamations ou les outrages dont il pourrait être victime sans qu’une faute personnelle puisse lui être imputée.

Elle est tenue de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté ».

L’agent public, peu importe la fonction publique à laquelle il est rattaché, doit pouvoir bénéficier d’une protection fonctionnelle contre toutes les formes de violences et l’administration se charge de mettre en oeuvre celle-ci.

Au surplus, on pourra mentionner l’article L133-3 lequel réprime les représailles internes du fait d’une dénonciation de harcèlement, ou l’article L135-6 couplé à l’article L. 452-43 mettant en place des centres de gestion chargés du dispositif visant à recueillir les signalements.

2 – Les juges administratifs face à la preuve du harcèlement moral.

L’évocation au pluriel des juges administratifs signifie qu’il y a autant d’appréciations que d’interprétations des faits, fondement de l’appel et de la cassation. Une requête rejetée en première instance ne signe jamais de manière définitive la légalité d’une situation à l’intérieur ou à l’extérieur de l’administration. A fortiori en interne ou le harcèlement s’alimente de preuves concordantes que la victime tente de rassembler pour justifier les actes répétés tendant à la dégradation de ses conditions de travail. Un jugement rendu par le tribunal administratif, peu importe la géographie, peut soit convaincre l’agent d’en arrêter là, soit au contraire l’inciter à interjeter appel, voire le diriger au sommet de la juridiction administrative.

Le harcèlement moral est donc avant tout une confrontation probatoire entre l’agent victime et l’agent harceleur (ou l’administration ou encore une personne morale de droit privé chargée d’un service public selon les circonstances de l’espèce). Nous rappellerons la jurisprudence de principe en la matière :

« Considérant, d’une part, qu’il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d’agissements constitutifs de harcèlement moral, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l’existence d’un tel harcèlement ; qu’il incombe à l’administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement ; que la conviction du juge, à qui il revient d’apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu’il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d’instruction utile ;

Considérant, d’autre part, que, pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu’ils sont constitutifs d’un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l’agent auquel il est reproché d’avoir exercé de tels agissements et de l’agent qui estime avoir été victime d’un harcèlement moral ; qu’en revanche, la nature même des agissements en cause exclut, lorsque l’existence d’un harcèlement moral est établie, qu’il puisse être tenu compte du comportement de l’agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui ; que le préjudice résultant de ces agissements pour l’agent victime doit alors être intégralement réparé (...) » [17].

Le harcèlement moral se caractérise par divers faits répétés qui anéantissent les conditions de travail de l’agent. Concrètement, tel est le cas d’une ambiance de travail devenue exécrable par différentes mesures vexatoires [18], ou encore une attitude particulièrement autoritaire du supérieur hiérarchique, qualifiée en jurisprudence d’anormale [19], de même un contrôle trop étroit du supérieur sur des agents étranglés [20].
De la même façon, le maintien dans un poste artificiel peut constituer une situation de harcèlement moral [21]. L’on ajoutera les pressions exercées par l’administration afin d’invisibiliser une situation de harcèlement [22]. Les mesures en cascade de l’administration contre un agent sont autant de déflagrations symptomatiques du harcèlement [23]. Il est indiqué que les actes répétés n’impliquent pas nécessairement un temps long [24], la jurisprudence admet le harcèlement moral sur « une période de temps relativement brève » [25].

L’on terminera sur deux jurisprudences qui cristallisent des cas d’école.

Des faits particulièrement grotesques feront l’objet d’une « appréciation-constat » du harcèlement moral par le juge administratif :

« (...) 3. Il résulte de l’instruction que Mme D a fait l’objet d’une mesure de suspension début novembre 2015 puis d’une procédure disciplinaire qui s’est achevée par la réunion du conseil de discipline, le 25 janvier 2016, et qui n’a débouché sur aucune sanction. Placée en congé maladie du 21 janvier au 10 mai 2016, Mme D s’est présentée le 11 mai 2016, à la fin de son congé à la mairie pour reprendre ses fonctions et a été accueillie sur le parking de celle-ci par le maire de la commune qui lui a donné pour instruction de retourner à son domicile au motif d’une réorganisation du service. (...) Mme D a alors été installée dans un bureau situé dans des locaux extérieurs à la mairie avec pour seul outil de travail un ordinateur démuni de connexion internet et sans téléphone. Par ailleurs, dans plusieurs publications, à diffusion communale ou plus large, le maire de la commune de Messery a indiqué qu’il procédait à " un nettoyage " au sein de l’équipe municipale, (...), ces différents éléments sont de nature à faire présumer l’existence d’un harcèlement moral à l’égard de Mme D. (...) » [26].

Autre cas d’école plus ancien et pédagogique nous vient de la cour administrative d’appel de Marseille, attention, les faits sont surréalistes :

« (...) 5 Considérant qu’il résulte de l’instruction qu’avant d’être muté au sein des services techniques de cette commune par note en date du 20 décembre 2005, M. A avait travaillé pendant plus de vingt ans au sein des services administratifs ; qu’initialement recruté sur des emplois administratifs, il a été promu dans la filière technique comme agent de maîtrise, à compter du 1er janvier 1989, à la suite de sa réussite à un examen professionnel portant sur des compétences techniques en informatique ; qu’avant le changement d’affectation de décembre 2005, il travaillait depuis de nombreuses années au service du personnel où il était chargé de la paie et du compteur de temps ; que ses fiches de notation montrent que ses supérieurs hiérarchiques directs appréciaient le travail qu’il effectuait, indiquant notamment pour 2003 : "agent exécutant parfaitement les tâches confiées" et pour 2004 : "très bon agent, autonome et efficace" ;

Considérant cependant que M. A soutient sans être contredit qu’après un conflit qui serait intervenu entre sa propre épouse et le maire de Briançon en avril 2005, il s’est vu confier, à partir du mois de juillet 2005, la tâche "surprenante", par rapport à ses fonctions et au grade détenu, de devoir récupérer le courrier à la Poste et le distribuer dans les services communaux extérieurs au bâtiment de la mairie ; qu’à compter du 19 septembre 2005, il lui a été demandé de former un nouvel agent affecté au service de la paie, qu’il avait effectué seul jusqu’alors ; (...), déchargé de toute tâche relative à la paie, il apprenait qu’il devait changer de service sans autre précision ; (...), il s’est retrouvé sans travail à effectuer, cependant que le maire ne donnait aucune suite à ses demandes d’entretien ; qu’arrêté pour maladie 10 jours, il prenait connaissance, à son retour, de la note de service du 20 décembre 2005 (...) (...) qu’il a été placé sous la dépendance hiérarchique d’agents titulaires de grades inférieurs au sien, pour effectuer des fonctions d’aide à la manutention et à l’entretien, qui ne correspondent manifestement pas à celles d’un agent de maîtrise principal, telles qu’elles sont définies par ce cadre d’emplois ; qu’il n’a plus jamais été noté alors que l’entretien de notation annuel des fonctionnaires territoriaux est une obligation au titre des articles 2 et 3 du décret du 14 mars 1986 ; qu’à compter d’octobre 2007, cette affectation aux services techniques a justifié une baisse de rémunération de l’ordre de 5 000 euros par an, (...) ;

(...) que, dans ces conditions, M. A doit être regardé comme établissant l’existence d’un harcèlement moral commis à son encontre ; (...) » [27].

Focus sur les certificats médicaux, car le harcèlement moral suppose des preuves concordantes. On notera que les certificats médicaux doivent établir expressément et directement le lien entre les troubles invoqués et les conditions de travail [28]. Ils doivent être suffisamment circonstanciés pour être de nature à établir que la pathologie dépressive « présenterait un lien direct avec l’exercice de ses fonctions ou avec des conditions de travail de nature à susciter le développement de la maladie en cause » [29]. La jurisprudence vérifie notamment l’antériorité de l’état de santé de l’agent avant le commencement des faits ayant entraîné la dégradation de cet état et ce afin d’en tirer toutes les conséquences sur la qualification ou non du harcèlement moral [30]. Il convient d’être prudent car l’apport de certificats médicaux généraux ou spécialisés n’est pas toujours suffisant pour le juge [31].

Il en est de même pour les témoignages. On indiquera que le nombre de témoignages présentant des faits comme du harcèlement moral peut facilement tomber en présence de témoignages alléguant le contraire [32]. Le juge vérifie l’origine du témoignage et en relève de surcroît une crédibilité matérielle et/ou temporelle [33]. Le témoignage personnel, qui pourrait aussi incarner une sorte de déclaration faite sur l’honneur, est insuffisant pour le juge [34]. De manière contradictoire, en l’absence de témoignages, le juge rappelle toute son importance [35].

Outre le certificat médical et le témoignage, l’on peut ajouter la plainte qui doit nécessairement être accueillie par le procureur, sous peine de décrédibiliser l’action contentieuse de l’agent [36].

Transition faite, il existe tout autant de jurisprudences qui ne retiennent pas le harcèlement moral : la raison étant l’absence ou l’insuffisance de preuves.

Le juge utilisera des formules différentes pour remettre en cause les allégations d’un demandeur qui soulèverait « gratuitement » des faits de harcèlement moral [37].

Dans le cadre de son contrôle, le juge administratif contextualise voire recontextualise les faits dénoncés par rapport à l’environnement professionnel de l’agent, en particulier d’éventuelles mutations en interne qui auraient conduit à une altération des relations peuvent empêcher le harcèlement moral [38].
Le juge peut reconnaître l’imperfection de l’Administration dans sa gestion humaine tout en écartant le harcèlement [39].

Le harcèlement moral peut être horizontal (agents au même niveau hiérarchique) ou vertical (un agent victime de son supérieur harceleur, l’inverse étant plus improbable, à savoir de l’agent harceleur à l’encontre de son supérieur hiérarchique).

Dans le cas d’un supérieur hiérarchique harceleur, seul l’exercice anormal des prérogatives de l’autorité hiérarchique couplé aux faits négatifs répétés et prouvés peuvent cristalliser un harcèlement moral.

Un exercice normal des prérogatives de la hiérarchie peut résulter de la prolongation d’un stage au-delà de la durée autorisée et des multiples changements d’affectation [40], la réorganisation même brouillonne d’un service [41] qui entraîne une diminution des tâches mais reste motivée par l’intérêt général [42]. L’on précisera que la « mise au placard » exige d’être prouvée [43].
Une mutation d’office, si elle est légalement justifiée par l’intérêt du service, n’est pas un harcèlement moral [44], c’est encore le cas d’une décision de non-renouvellement d’un contrat [45]. De même, l’annulation des congés n’est pas propre à caractériser une situation de harcèlement [46].

« (...) Une simple diminution des attributions justifiée par l’intérêt du service, en raison d’une manière de servir inadéquate ou de difficultés relationnelles, n’est pas constitutive de harcèlement moral (...) » [47]. Il en est de même de la « stagnation d’une rémunération sur deux ans », non constitutive d’une situation de harcèlement moral [48]. A l’inverse, une augmentation des tâches de travail n’est pas forcément un harcèlement moral [49].

Le juge administratif apprécie le comportement de l’agent dans son service par rapport à l’exercice normal de l’autorité hiérarchique ou du pouvoir disciplinaire [50]. L’agent doit être finalement « irréprochable » sur sa manière de servir, ce qui durcit l’apport de la preuve du harcèlement car le harcèlement active chez l’agent victime une attitude défensive ou offensive [51]. En d’autres termes, opposer un harcèlement moral à l’encontre d’un responsable hiérarchique exige de l’agent victime une certaine « droiture » comportementale au sein du service, ce qui renforcera sa crédibilité aux yeux du juge [52].

En conclusion.

La jurisprudence se montre quelque peu « imprévisible », s’installant alternativement en faveur de l’agent victime ou non au regard des éléments probatoires. Le harcèlement moral est délicat à démontrer face par exemple au motif retenu de l’intérêt du service, un motif extrêmement large et parfois « injuste » du point de vue de l’agent. L’attitude de l’agent victime s’avère cruciale, une fausse note comportementale peut se retourner contre lui devant les juridictions.

Nous préciserons utilement que l’agent victime doit bénéficier d’une protection fonctionnelle dans une situation de harcèlement [53]. Si nous ne l’évoquons que trop sommairement, la raison est double : notre regard portait sur le harcèlement moral et non sur les mécanismes de protection déployés.

Nous ajouterons à titre informatif qu’outre la protection fonctionnelle, l’agent peut s’appuyer sur son droit de retrait (attention, un retrait injustifié pourrait caractériser l’abandon de poste...). Il peut encore signaler les faits à sa hiérarchie de manière précise et circonstanciée, informer ses collègues ou des représentants du personnel, consulter son médecin ou le médecin du travail et un psychologue, consulter un avocat pour le conseiller et l’assister dans ses démarches. Il peut encore se ranger derrière le statut protecteur de « lanceur d’alerte » sous réserve d’avoir suivi les étapes. Notre dernier acteur sera le défenseur des droits.

Thomas Martinez Avocat au Barreau de Lyon

[1Locution latine reprise et développée par le philosophe Thomas Hobbes dans son oeuvre "Le Léviathan".

[5CEDH, 11 février 2020, n° 56867/15, Buturugà c/. Roumanie CEDH : Cour européenne des droits de l’homme

[6CEDH, 12 février 2008, n° 1427A7/04, Guja c/. République de Moldavie, § 73 ; CEDH, 19 février 2009, n° 4063/04, Martchenko c/. Ukraine, § 46.

[7CAA Douai, 13 juin 2019, n° 17DA00295 ; CAA Bordeaux, 13 octobre 2020, n° 20BX02998 ; CA Versailles, 16 septembre 2021, n° 21/228 ; CA Paris, 4 janvier 2022, n° 19/10423 ; CA et CAA : Cour d’appel et cour administrative d’appel.

[8Tribunal de l’Union européenne (TUE), 13 juillet 2018, n° T-275/17 et T-377/17 ; TUE, 3 février 2021, n° T-17/19.

[9Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne (TFPUE), 18 décembre 2015, n° F-37/12.

[10TFPUE, 9 décembre 2008, n° F-52/05.

[11CJUE, 13 juillet 2018, n° T-275/17, Michela Curto c/. Parlement ; CJUE, 13 juillet 2018, n° T-377/17 SQ/BEI.

[12CJUE, 8ème Chambre, 12 novembre 2020, n° C-382/19 P.

[13Articles L. 1152-1 et suivants et L. 4121-1 et suivants de ce code ; Cass., Chambre sociale, 6 avril 2011, n° 09–71170 ; Cass., Chambre criminelle, 6 décembre 2011, n° 10-82266 ; Cass., Chambre sociale, 25 septembre 2012, n° 11–17987 ; CA de Paris, 5 décembre 2019, n° 10/10760 ; Cass., Chambre sociale, 10 mars 2021 n°19-24487 ; Cass., Chambre sociale, 29 septembre 2021, n° 20-13.376.

[14Cass., Chambre criminelle, 14 novembre 2013, n° 12-84.586 ; Cass., Chambre criminelle, 9 mai 2018, n° 17-83.623.

[15Rapport 2020 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie ; Décision n° 2021-217 du 27 juillet 2021 ; Décision n° 2021-268 du 14 octobre 2021.

[17CE, 11 juillet 2011, n° 321225 ; CAA Marseille, 16 avril 2013, n° 11MA02662 : Exemple de productions de l’administration qui renversent les charges d’harcèlement moral dont elle était mêlée ; CAA Bordeaux, 14 octobre 2014, n° 13BX01512.

[18CE, 24 novembre 2006, n° 256313, Mme Baillet.

[19CE, 21 novembre 2014, 375121 ; Voir aussi TA Nantes, 26 janvier 2005, n° 032112-C.

[20CAA Versailles, 21 janvier 2021, n° 19VE01849.

[21CE, 3 novembre 1989, n° 64678, Sieur Fassiaux ; CAA Marseille, 23 mars 2004, n° 01MA01888 ; CE, 2 octobre 2015, n° 393766, Commune de Mérignac.

[22CE, 29 juillet 2020, n° 428283.

[23TA Dijon, 3 mai 2018, n° 1600632.

[24CE, 29 septembre 2021, n° 432628.

[25CE, 12 octobre 2016, n° 384687.

[26CAA Lyon, 6 mai 2021, n° 19LY01534.

[27CAA Marseille, 25 septembre 2012, n° 10MA02136.

[28CAA Marseille, 22 mars 2005, n° 00MA01461, Figuiére c/. Hôpital local de Gordes.

[29CAA de Paris, 30 décembre 2021, n° 20PA01299.

[30CAA Nantes, 1er décembre 2020, n° 19NT02155.

[31CAA Nantes, 15 juin 2021, n° 19NT03558.

[32CAA Nancy, 6 juillet 2021, n° 19NC01253.

[33CAA Paris, 7 février 2017, n° 15PA01994.

[34CAA Lyon, 11 décembre 2018, n° 16LY03822.

[35CAA Paris, 22 septembre 2016, n° 14PA03896 : « que, toutefois, le requérant n’a produit aucune pièce, ni aucun témoignage susceptible d’établir la réalité des agissements qu’il décrit et que la BNF conteste ».

[36CAA Marseille, 13 juillet 2017, n° 15MA02351 : « la plainte qu’elle a déposée devant le tribunal de grande instance de Nice pour la commission de tels faits à son encontre a été classée sans suite »

[37CAA Douai, 5 juillet 2012, n° 11DA00450 : La simple production d’un courrier n’établit pas la réalité des agissements ; CAA Nancy, 20 septembre 2012, n° 12NC00191 : Ensemble d’allégations sans aucune preuve ; CAA Marseille, 23 octobre 2012, n° 11MA00055 : « Que ces considérations sont anodines ou trop vagues pour constituer des faits susceptibles de faire présumer l’existence du harcèlement moral allégué » ; CAA Versailles, 21 mars 2013, n° 11VE04053 : « Ni les éléments produits par Mme A..., ni les autres pièces du dossier ne révèlent l’existence d’un harcèlement moral de la part de sa hiérarchie ou de ses collègues stagiaires ; que, dans ces conditions, le moyen ne peut qu’être écarté » ; CAA Nantes, 25 avril 2013, n° 12NT00320 : Si des erreurs commises dans le calcul de sa rémunération « auraient contribué au harcèlement moral dont elle s’estime victime, elle n’assortit pas ses affirmations de précisions permettant d’en apprécier le bien-fondé » ; CAA Marseille, 28 mai 2013, n° 11MA02005 : La perte de salaire alléguée n’est pas « non plus établie, aucune feuille de paye n’ayant été produite par l’intéressée » ; CAA Nancy, 16 octobre 2014, n° 13NC01947 : Un seul témoignage « n’est pas suffisant pour que les faits de dénigrement allégués soient regardés comme établis » ; CAA Bordeaux, 10 novembre 2014, n° 13BX02230 : La réalité d’agissements répétés n’est pas établie ; CAA Paris, 27 novembre 2015, n° 14PA01026 : Insultes non corroborées par des pièces ; CAA Versailles, 9 juillet 2020, n° 18VE03891 : Propos blessants ou humiliants non corroborés ; CAA Bordeaux, 5 novembre 2020, n° 18BX01171 : Situation d’isolement non établie ; CAA de Marseille, 1er avril 2021, n° 19MA03949 : Absence d’allégations précises.

[38CE, 16 février 2018, n° 405306, Considérant 4 ; CAA Versailles, 18 juin 2020, n° 17VE02343 : Une réorganisation des services ; CAA Marseille, 16 février 2021, n° 18MA02775 : « les difficultés professionnelles alléguées s’inscrivent dans un contexte général de réorganisation de ses boutiques qui a pu favoriser un climat de tensions » ; Voir aussi CAA Lyon, 3 juin 2021, n° 19LY00305.

[39CAA Nantes, 15 mai 2020, n° 18NT02702.

[40CAA Bordeaux, 29 février 2016, n° 13BX03468, Mme R.

[41CE, 23 octobre 2017, n° 414975.

[42CAA Nancy, 31 décembre 2021, n° 19NC02549 ; CAA Paris, 5 janvier 2022, n° 19PA03447 : Cas d’une nouvelle affectation sur un poste qui n’existait pas demeure sans incidence sur la réalité d’un harcèlement.

[43CE, 4 juin 2021, n° 438607.

[44CAA Nancy, 22 juin 2021, n° 20NC00456.

[45CAA Marseille, 4 octobre 2016, n° 15MA02837.

[46CAA Versailles, 8 juillet 2021, n° 19VE00708.

[47CE, 7 juillet 2010, n° 316668 ; CAA Nantes, 2 mars 2012, n° 10NT00457 ; CE, 18 juin 2014, n° 368512 ; CAA Bordeaux, 8 octobre 2018, n° 16BX04272 ; CE, 9 juin 2020, n° 428259 ; CE, 29 juillet 2020, n° 428283.

[48CE, 20 octobre 2014, n° 363237 ; CAA Nantes, 12 novembre 2020, n° 19NT01051.

[49CAA Paris, 30 mars 2021, n° 18PA03891.

[50CAA Bordeaux, 31 janvier 2022, n° 19BX02204 ; CAA Versailles, 23 novembre 2021, n° 19VE04336 ; On citera également : CAA Douai, 9 décembre 2021, n° 20DA02019 : L’attitude déplacée de l’agent remet en cause une situation de harcèlement.

[51CAA Marseille, 13 avril 2021, n° 19MA03492.

[52CAA Versailles, 31 mai 2018, n° 17VE01428 ; CAA Lyon, 18 novembre 2021, n° 19LY02989.

[53CE, 17 mai 1995, n° 141635.