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La protection des droits des déplacés ukrainiens. Par Thomas Martinez, Elève-Avocat.
Parution : lundi 21 mars 2022
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La guerre entre la Russie et l’Ukraine a conduit des millions de civils ukrainiens hors de leurs frontières. Face à un afflux sans précédent venant d’Europe de l’est en ce 21ème siècle, l’Union européenne a, en accord avec l’ensemble des Etats membres, activé et mis en œuvre un cadre normatif européen protecteur et provisoire parallèle à l’asile « classique ».
Cet article, qui n’a pas pour ambition d’être exhaustif, rappelle néanmoins les droits accordés aux déplacés ukrainiens une fois la protection temporaire étatique attribuée.

Face à un afflux sans précédent venant d’Europe de l’est en ce 21ème siècle (3 millions d’individus au 15 mars 2022) [1], l’Union européenne a, en accord avec l’ensemble des Etats membres, activé et mis en œuvre un cadre normatif européen protecteur et provisoire parallèle à l’asile « classique » [2].

La protection temporaire des déplacés ukrainiens est fondée sur la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 relative à « des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil » [3].

Si l’asile peut constituer une suite à la protection temporaire accordée aux déplacés ukrainiens (article 17 de la directive), il convient de se concentrer sur la seconde afin d’atténuer et soigner urgemment et au mieux le choc humain.

L’objectif principal de « l’activation » de cette directive par décision du Conseil de l’Union européenne du 4 mars 2022 vise à éviter un encombrement systémique des demandes d’asile par un afflux inédit de personnes vulnérables en proposant un traitement administratif exceptionnel circonscrit et concordant aux seuls déplacés ukrainiens.

L’objectif central demeure et demeurera une réponse efficace, coordonnée et cohérente des institutions européennes et étatiques par rapport aux valeurs européennes défendues [4].

Il est d’application constante que les étrangers sont en situation irrégulière tant qu’ils n’ont pas procédé aux démarches administratives légales, ces démarches étant des prérogatives de l’Etat sur les étrangers traversant ses frontières étatiques [5].

Toutefois, au tempérament, il convient de préciser que s’agissant des déplacés ukrainiens qui disposent d’un passeport biométrique, ils peuvent séjourner légalement sur le territoire national jusqu’à 90 jours après leur date d’entrée [6].

Ce délai d’un trimestre doit, en principe, permettre aux déplacés ukrainiens de s’installer dans la commune de leur choix et simplifier les premières démarches administratives sans être inquiétés. L’on précisera à cet égard que le lieu de résidence ou d’hébergement permet de connaître la compétence territoriale de la préfecture (par exemple : un déplacé ukrainien s’installant à Limoges devra se présenter à la préfecture de la Haute-Vienne).

Dans le délai de 90 jours ou au-delà (il conviendra d’être prudent et éviter l’irrégularité du séjour), les déplacés ukrainiens peuvent ET doivent solliciter la protection temporaire.

I - Quels sont les cas d’ouverture prévus pour être éligible à la protection temporaire ?

- Être ressortissant ukrainien et avoir résidé en Ukraine avant le 24 février 2022, date du déclenchement de l’invasion ;
- Dans la négative, bénéficier d’une protection internationale ou nationale équivalente octroyée par les autorités ukrainiennes.

Cette deuxième condition se comprend dans la mesure ou l’Ukraine n’est plus en capacité, compte tenu de la guerre, de protéger les réfugiés qu’elle a reconnu sur son territoire.

- Être membre de la famille d’une personne d’un des deux cas précédents. Les membres sont le conjoint, les enfants mineurs célibataires et les parents à charge.

- L’on note que la protection temporaire concerne également les ressortissants non-ukrainiens qui étaient titulaires d’un titre de séjour permanent en cours de validité délivré par les autorités ukrainiennes et pour lesquels il est impossible en l’état de retourner en Ukraine [7].

II - Quelles sont les pièces à fournir en préfecture ?

Chaque préfecture dispose d’un site internet sur lequel un onglet spécifique a été créé en faveur des ukrainiens et qui rassemble toutes les informations au sujet de la protection temporaire.

Ainsi, l’on retrouve les documents à fournir pour la complétion du dossier.

A titre d’exemple, la préfecture de la Loire, basée sur Saint-Etienne, prévoit que le déplacé ukrainien devra se munir « de tous les documents qui justifient sa situation ». Il convient de rassembler les pièces dans deux pochettes distinctes, celles qui sont liées à la preuve de la nationalité ukrainienne ou du séjour en Ukraine (données d’identité et de patrimonialité notamment) et toutes les autres pièces administratives utiles et indispensables au traitement de la demande, « à savoir quatre photos de face, tête nue, de format 3,5cm x 4,5cm, du formulaire de demande d’autorisation provisoire au titre de la protection temporaire complété et la déclaration de domicile de l’hébergeant » [8].

Les pièces rassemblées constituent la justification d’une situation de « déplacé ukrainien » par rapport aux différents cas précédemment énumérés.

III - Quels sont les droits accordés ?

- La délivrance d’une autorisation provisoire de séjour sur le territoire français d’une durée de 6 mois, portant la mention « bénéficiaire de la protection temporaire », prorogé automatiquement de 6 mois soit un an (article 4 de la directive) ;
- Le versement de l’allocation pour demandeur d’asile (article 13 - 2°) ;
- L’autorisation d’exercer une activité professionnelle (article 12) ;
- L’accès aux soins par une prise en charge médicale (article 13 - 2°) ;
- La scolarisation des enfants mineurs, en « conformité » avec la Convention internationale des droits de l’enfant (article 14 de la directive ; articles 23, 28, 29 et 32 de la Convention). Il convient d’ajouter que la scolarisation des adultes est également envisageable (article 14 - 2°) ;
- Un soutien dans l’accès au logement (article 13 - 1°).

En premier lieu, les déplacés ukrainiens qui obtiennent la protection temporaire bénéficient d’un titre de séjour temporaire d’un durée de six mois qui les place en situation régulière et fait l’objet d’un renouvellement de plein droit pour la même durée [9].

Fort de cette protection, les déplacés ukrainiens sont par principe en droit de faire venir leur famille en application de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme [10].

La remise en cause de ce droit de séjour peut néanmoins être prononcé dans des cas très précis de sauvegarde de la sécurité intérieure et de l’ordre public [11].

En deuxième lieu, ce statut provisoire leur ouvre un droit automatique au bénéfice de l’allocation pour demandeur d’asile (ADA), soit dès le passage en préfecture, soit exceptionnellement devant l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii).

Une carte bancaire leur est en principe fournie et celle-ci est alimentée selon un rythme mensuel par l’Agence de services et de paiement (ASP). La somme mensuelle versée s’établit sur un calcul forfaitaire journalier en fonction de la composition familiale. Celle-ci est augmentée en l’absence de logement. Pour une personne seule, le montant journalier est de 6,80 euros ou 14,20 euros si supplément (soit 7,40 euros en plus) [12].

L’on peut s’interroger sur son montant, lequel n’est pas adapté au coût de la vie, et vient même contredire la jurisprudence [13].

De la même manière, la Cour de justice de l’Union européenne intervient régulièrement pour rappeler aux Etats leurs obligations [14].

En troisième lieu, la protection provisoire permet aux ukrainiens déplacés de subvenir à leurs besoins, y compris par la voie professionnelle [15].

L’accès au marché de l’emploi pose surtout la question d’une inscription puis d’un accompagnement par Pôle emploi. Le ministère de l’intérieur ne semble pas apporter de réponse, tant et si bien que l’inconnue demeure. On peut néanmoins s’appuyer sur les indices locaux. Par exemple, dans l’Hérault, un rapprochement entre la Préfecture et le service Pôle emploi est en cours [16].

Il est conseillé lors du passage en préfecture de demander au personnel du guichet si le déplacé ukrainien pourra réaliser son inscription à Pôle emploi.

Nous invitons d’ailleurs des juristes ou des connaisseurs plus affirmés en droit des étrangers et droit du travail d’apporter des éléments de détails sur ce point dans la partie « commentaires ».

En quatrième lieu, les déplacés ukrainiens vont pouvoir accéder aux soins de manière immédiate sous la seule condition de présenter leur autorisation provisoire de séjour protection temporaire lors du rendez-vous guichet à la Caisse primaire d’assurance maladie du lieu d’hébergement.

Concrètement, ils bénéficieront d’une prise en charge de leurs soins de santé au quotidien (médecin généraliste ou spécialiste, dentiste notamment). Cette prise en charge s’appuie sur la Complémentaire Santé Solidaire (CSS).

Nous indiquons qu’un enregistrement préalable devra se faire sur la base de données « Ameli ».

On précisera que le Conseil d’Etat a admis il y a maintenant 25 ans un principe général du droit qui s’impose à l’Administration, à savoir le refus de l’extradition si la mesure est susceptible d’avoir des conséquences d’une gravité exceptionnelle sur la personne concernée en raison de son âge ou de son état de santé [17].

En cinquième lieu, l’accès à la scolarisation est un droit intangible pour les enfants ukrainiens fuyant la guerre, et plus globalement, pour tous les enfants accueillis en France et fuyant des situations dangereuses ou complexes.

La scolarisation des enfants suppose un rapprochement de la famille, ou du « tuteur » du mineur isolé, vers les services de la Mairie de la Commune de résidence, pour la maternelle et l’école primaire. A partir du collège, il convient de se tourner vers le Centre académique pour la scolarisation (Casnav), lequel se chargera d’affecter l’élève dans un établissement secondaire selon les places disponibles. [18].

L’inscription est de droit et ne peut être refusé sur des critères subjectifs, sauf à commettre une illégalité susceptible de recours [19].

Nous précisons que l’inscription dans un établissement scolaire (peu importe le niveau) d’un élève de nationalité étrangère quel que soit son âge ne peut être subordonnée à la présentation d’un titre de séjour [20].

L’on ajoutera que la directive entend accorder un droit à la scolarisation aux adultes, par la voie de la reprise d’études ou le suivi d’une formation professionnelle [21].

En dernier lieu, l’accès au logement « n’est pas de droit », il s’agit simplement « d’un soutien dans l’accès au logement ». La nuance est importante et décevante. [22].

Les déplacés ukrainiens protégés seront soumis au risque de ne pas bénéficier d’un hébergement du fait de la limitation des places. On indiquera qu’un service téléphonique, le 115, connu des bénévoles effectuant les maraudes, peut toujours être contacté bien que la plateforme soit difficile d’accès en réalité.

Aussi, l’absence de droit au logement tend à fragiliser la notion de dignité pourtant racine à l’ensemble des droits et libertés des personnes, femmes, hommes et enfants.

La Cour européenne des droits de l’homme n’hésite pas à constater l’illégitimité des autorités dans leur inaction ou leur insuffisance sur la question de l’hébergement :

« Au vu de ce qui précède, la Cour constate que les autorités françaises ont manqué à l’encontre des requérants à leurs obligations prévues par le droit interne. En conséquence, la Cour considère qu’elles doivent être tenues pour responsables des conditions dans lesquelles ils se sont trouvés pendant des mois, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels et dans l’angoisse permanente d’être attaqués et volés. La Cour estime que les requérants ont été victimes d’un traitement dégradant témoignant d’un manque de respect pour leur dignité et que cette situation a, sans aucun doute, suscité chez eux des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à conduire au désespoir. Elle considère que de telles conditions d’existence, combinées avec l’absence de réponse adéquate des autorités françaises qu’ils ont alertées à maintes reprises sur leur impossibilité de jouir en pratique de leurs droits et donc de pourvoir à leurs besoins essentiels, et le fait que les juridictions internes leur ont systématiquement opposé le manque de moyens dont disposaient les instances compétentes au regard de leurs conditions de jeunes majeurs isolés, en bonne santé et sans charge de famille, ont atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention » [23].

La Cour avait quelques années plus tôt déjà jugé que la gravité de la situation de dénuement dans laquelle s’était trouvé un requérant, demandeur d’asile, resté plusieurs mois dans l’incapacité à répondre à ses besoins les plus élémentaires, entendus comme se nourrir, se laver et se loger, dans l’angoisse permanente d’être attaqué et volé, dans l’absence totale de perspective de voir sa situation s’améliorer et combinée à l’inertie des autorités compétentes en matière d’asile avaient emporté violation de l’article 3 de la Convention [24].

En conclusion.

Si les déplacés ukrainiens une fois protégés bénéficient de droits « selon les pouvoirs publics », se pose nécessairement la question de leur adaptabilité par rapport au contexte du coût de la vie ou de leur effectivité.

Il découle du principe de fraternité dont la valeur constitutionnelle a pris de la consistance ces dernières années que les déplacés ukrainiens doivent être aidés dignement et humainement [25].

L’on terminera sur le fait que les déplacés ukrainiens protégés peuvent solliciter l’asile. Ils suivront une procédure administrative dite de « demande d’asile », spécifique dans sa complexité et sa longueur, que nous n’aborderons pas ici.

Thomas Martinez Avocat au Barreau de Lyon

[4CJUE, 27 septembre 2012, n° C-179/11, Cimade et GISTI c/. Ministre de l’Intérieur : Sur la responsabilité des Etats membres tenant à un accueil digne des demandeurs d’asile.

[5C. cons., 13 août 1993, n° 93-325 DC ; C. cons., 20 juillet 2006, n° 2006-539 DC ; CEDH, Grande Chambre, 15 novembre 1996, n° 22414/93, Chahal c/. Royaume-Uni.

[9Voir l’article L581-3 du code de l’entée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.

[10CE, Assemblée, 8 décembre 1978, n° 10097, 10677 et 10679, GISTI ; CE, Assemblée, 19 avril 1991, n° 107470, Sieur Belgacem et Mme Babas : l’article 8 est d’applicabilité directe à tous les étrangers, donc par extension s’applique aux déplacés ukrainiens.

[11CJUE, 2 avril 2020, n° C-715/17, C-718/17 et C-719/17, Commission c/. Pologne, Hongrie et République tchèque.

[13CE, 7 avril 2011, n° 335924, Cimade et GISTI c/. Ministère de l’intérieur ; CE, 20 décembre 2019, n° 436700 ; CE, 8 juillet 2020, n° 425310)

L’on rappellera que la Cour européenne des droits de l’homme veille au traitement digne des étrangers accueillis dans le cadre de l’asile, ce traitement s’étendant naturellement aux déplacés ukrainiens [[CEDH, 2 juillet 2020, n° 28820/13, 75547/13 et 13114/15, N.H. et autres c/. France ; CEDH, 28 février 2019, n° 12267/16, Khan c/. France : Ce traitement digne doit être primordial pour les mineurs isolés, dont la vulnérabilité est « cristallisée d’office ».

[14CJUE, 19 mars 2019, n° C-163/17, Ibrahim et autres et Jawo c/. Bundesrepublik Deutschland : Le transfert vers un autre Etat membre est interdit s’il y a un risque de soumission du demandeur à un dénuement matériel extrême.

[17CE, Assemblée, 3 juillet 1996, n° 169219, Moussa Koné.

[19Par exemple, une discrimination : Défenseur des droits, 10 novembre 2021, Avis n° 21-17.

[20CE, 24 janvier 1996, n° 153746.

[21Article 14 - 2°.

[23CEDH, 2 juillet 2020, n° 28820/13, n° 75547/13, n° 13114/15, NH et autres c/. France.

[24CEDH, 21 janvier 2011, n°30696/09, M.S.S. c/. Belgique et Grèce.

[25Voir C. cass., Chambre criminelle, 12 décembre 2018, n° 17-85736.

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