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Lenteur de la justice familiale : peut-on faire condamner l’Etat ? Par Barbara Régent, Avocate.
Parution : lundi 4 avril 2022
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L’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Cette responsabilité peut être engagée en cas de dépassement du délai raisonnable de jugement, notamment en matière familiale.

Aux termes de l’article L141-1 du Code de l’organisation judiciaire (COJ), l’État engage sa responsabilité en cas de faute lourde ou de déni de justice :
- La jurisprudence définit la faute lourde comme toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi ;
- Un déni de justice correspond, quant à lui, à un refus d’une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires ; il constitue une atteinte à un droit fondamental et, s’appréciant sous l’angle d’un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe, par extension, tout manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu, qui comprend celui de répondre sans délai anormalement long aux requêtes des justiciables, conformément aux dispositions de l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme.

La lenteur de la justice familiale crée un préjudice qui peut ouvrir droit à des dommages et intérêts, même si la décision s’avère, sur le fond, défavorable.

Nos juridictions reconnaissent, sans difficulté, qu’une justice lente est condamnable. Ainsi, le TGI de Paris estime qu’ « un procès est nécessairement source d’une inquiétude pour le justiciable et une attente prolongée non justifiée induit un préjudice dû au temps d’inquiétude supplémentaire » [1].

De même, la Cour d’appel de Paris considère :
- qu’une durée excessive de jugement est à l’origine, pour le justiciable, d’un «  préjudice moral résultant du sentiment d’incertitude et d’anxiété anormalement prolongé qu’il a subi dans l’attente de voir sa situation appréciée » [2] ;
- qu’il « n’est pas discuté ni discutable qu’un retard important dans le traitement d’une demande en justice crée pour le justiciable un préjudice moral né de l’incertitude qu’il fait naître sur l’effectivité de la protection attendue de l’autorité judiciaire  » [3].

Si ces trois décisions concernent des litiges en droit du travail, les mêmes principes s’appliquent à la matière familiale. Ainsi, dans une affaire concernant la résidence d’un enfant, un arrêt rendu en 2021 par la Cour d’appel de Paris retient « l’inquiétude et le stress générés par l’attente prolongée de la décision », et ce indépendamment de la solution retenue par la justice, en l’espèce défavorable au père [4].

Quand peut-on considérer que le délai de jugement n’est pas raisonnable ?

Aucune règle n’est fixée par les textes et tout est affaire de circonstances : en effet, l’appréciation d’un allongement excessif du délai de réponse judiciaire s’effectue de manière concrète en prenant en considération les conditions de déroulement de la procédure, la nature de l’affaire, son degré de complexité, le comportement des parties en cause, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir pour l’une ou l’autre des parties à ce que le litige soit tranché rapidement.

A titre d’exemple, le Tribunal de grande instance de Paris, dans 25 décisions rendues le 9 octobre 2017, a jugé que l’État avait manqué à son devoir de protection juridictionnelle en raison des délais anormalement longs de traitement de dossiers devant la juridiction de la famille de Bobigny. Les juges parisiens avaient considéré que le délai de onze mois écoulé entre la requête adressée au juge aux affaires familiales et l’audience doit être considéré comme excessif à hauteur de six mois [5].

Quelles sont les personnes fondées à demander réparation du préjudice moral ?

L’arrêt précité de la Cour d’appel de Paris (29 juin 2021, n° 19/01507) est intéressant en ce qu’il confirme le dédommagement accordé par le premier juge non seulement au père en son nom personnel, mais aussi en sa qualité de représentant légal de son fils. Elle admet que l’un et l’autre ont subi un préjudice du fait de la lenteur de la justice.

La cour confirme également l’appréciation du tribunal qui a jugé que la demande d’indemnisation formée par la grand-mère et les deux premiers enfants du père ne pouvait prospérer faute de démonstration d’un préjudice en lien direct avec le retard de la décision sur la résidence de l’enfant.

Toutefois, elle va plus loin que le tribunal sur un point important : l’indemnisation de la belle-mère de l’enfant, nouvelle épouse du père. La cour retient en effet que « partageant la vie » du père, elle a « nécessairement été impactée par le stress et l’angoisse éprouvés par celui-ci dans l’attente de la décision, d’autant qu’étant en charge de l’organisation du quotidien familial, elle était elle aussi fondée à connaître plus rapidement la nécessité ou non d’aménager ce quotidien pour l’arrivée d’X dans le foyer ».

La cour fixe donc un critère d’éligibilité » pour le moins intéressant : celui de partager le quotidien familial : « Pour les deux autres enfants de M. D et pour la grand-mère d’X, qui ne partagent pas le quotidien du couple parental, la décision dont appel est confirmée ». On peut donc faire le pari que ce raisonnement est applicable aux familles recomposées.

Concrètement, si la belle-mère avait eu, d’un premier lit, un enfant résidant au domicile familial, elle aurait probablement été fondée à agir en son nom aux fins de solliciter une réparation du préjudice subi par l’enfant dans l’attente de connaitre le sort de son « frère par alliance » ou « quasi-frère ».

En résumé.

Dédommagement du père en son nom personnel : 6.200 euros
Dédommagement du père en sa qualité de représentant légal du fils : 5.000 euros
Dédommagement du père en sa qualité de représentant légal des deux enfants d’une précédente union : 0 euros
Dédommagement de la belle-mère : 1.500 euros
Dédommagement de la grand-mère : 0 euros.

Conclusion.

Par leur nature et leurs enjeux, les litiges familiaux appellent une décision rapide..

Ainsi, l’article 7 de la Convention européenne sur l’exercice des droits des droits des enfants, adoptée à Strasbourg le 25 janvier 1996 énonce une « obligation d’agir promptement » : « Dans les procédures intéressant un enfant, l’autorité judiciaire doit agir promptement pour éviter tout retard inutile ». La Cour européenne des droits de l’homme a, quant à elle, affirmé, avec pertinence, que « le passage du temps pouvait avoir des conséquences irrémédiables » sur les relations parents/ enfants [6].

En France, la jurisprudence s’inscrit dans ce mouvement : ainsi, de nombreux arrêts illustrent la sévérité avec laquelle les juges jugent… la justice familiale et ses dysfonctionnements, imputables essentiellement au manque de moyens humains et matériels dont elle souffre depuis trop longtemps.

Ces délais, bien souvent trop déraisonnables de prononcé du jugement, devraient conduire les justiciables à privilégier un règlement non-contentieux. Les modes amiables permettent en effet, bien souvent, de trouver une issue rapide, personnalisée, durable et apaisée à un conflit familial.

Lorsqu’ils ne sont pas possibles et qu’un justiciable a subi des délais judiciaires trop longs, un recours lui est offert par la loi : mettre en jeu la responsabilité de l’État.

Mais là encore, dans ce « conflit » avec l’État, la voie amiable est possible.

D’ailleurs, le rapport que le ministère de la justice remet chaque année au Parlement en application de l’article 22 de la loi organique n°2007-287 du 5 mars 2007 souligne que l’État est favorable à un règlement non-contentieux des litiges qui concernent la réparation du dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice…

Il faut espérer que la multiplication de ces procédures contre l’État puisse amener à une prise de conscience que la justice familiale et ses protagonistes, justiciables, juges, personnels des greffes… souffrent, chacun à leur niveau, du manque de moyens humains et financiers.

Barbara Régent Avocate au Barreau de Paris, co-fondatrice de l'association "Avocats de la Paix" https://www.regentavocat.fr/

[1TGI Paris, 1re ch. 1re sect., 28 mai 2018, n° 17/09544.

[2CA Paris, pôle 2 - ch. 1, 6 nov. 2018, n° 17/07921.

[3CA Paris, pôle 2 - ch. 1, 30 sept. 2020, n° 18/17589.

[4Cour d’appel de Paris, 29 juin 2021, n° 19/01507.

[5TGI Paris, 1re ch. 1re sect., 9 oct. 2017, n° 16/09205.

[6CEDH, affaire A.T. c. Italie, 24 juin 2021, 40910/19.