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Législations française et européenne : où en est-on dans la lutte contre les « poursuites-baîllons » ? Par Nathan Djian, Avocat.
Parution : jeudi 23 juin 2022
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Dans l’édition du 17 mai 2022 du Journal officiel de l’Union européenne, paraissait la recommandation (UE) 2022/758 de la Commission Européenne du 27 avril 2022 sur la protection des journalistes et des défenseurs des droits de l’Homme qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives (« poursuites stratégiques altérant le débat public »). Cette actualité est donc l’occasion de revenir plus en détails sur ces procédures et sur les nouvelles formes que ces dernières peuvent prendre en pratique.

Le terme de « poursuites-bâillons » (ou SLAPP en anglais pour « strategic lawsuit against public participation » ou procès stratégique contre le débat public en français) désigne une action en justice, émanant généralement de grandes entreprises, intentée contre un lanceur d’alerte, un détracteur ou un opposant dans le but non pas de le faire condamner, mais de le faire taire, en l’épuisant tant sur le plan financier que moral.

Les poursuites-bâillons constituent donc un important moyen de porter atteinte à la liberté d’expression des lanceurs d’alerte en les intimidant par le biais de procédures judiciaires abusives qu’ils ou elles ne sont pas en capacité d’affronter.

Comment définir les procédures-bâillons ?

Le terme de « poursuite-bâillon » ou plutôt de « SLAPP » est d’abord introduit par des universitaires américains, et notamment le Professeur George W. Pring [1].

Ce juriste et professeur américain observe dans les années 80 une tendance croissante dans le monde judiciaire américain. Quelle est cette tendance ? Celle de vouloir mettre fin au débat public, à l’information d’intérêt général en transformant un litige public en jugement privé, lequel place le défendeur (un lanceur d’alerte par exemple) dans une position désavantageuse.

Les juristes américains, dont Pring fait partie, considèrent que l’utilisation des poursuites baillons ne vise pas réellement à obtenir une victoire sur le terrain judiciaire, mais plutôt à réduire au silence le défendeur (un lanceur d’alerte ou une ONG qui révèle une information par exemple) en faisant peser sur lui des menaces de dommages-intérêts disproportionnés et des frais de procédure pour se défendre devant la justice. Le but est d’avoir un effet dissuasif et de permettre à une riche minorité de prendre en otage le débat public [2].

Le professeur Pring, qui a recensé de multiples procédures-bâillons dans les années 80, a défini quatre critères auxquels ces poursuites adhèrent. Elles doivent :
- Constituer une plainte civile ou une demande reconventionnelle sollicitant une compensation monétaire et/ou une injonction ;
- Etre formulée contre un groupe ou un individu non gouvernemental ;
- En raison de leur communication avec l’électorat ou avec un organe gouvernemental ;
- Sur une question d’intérêt public.

Pour simplifier la pensée de Pring :
- La partie poursuivante est bien souvent une entreprise du secteur privé alors que la personne accusée est un individu (ex : un lanceur d’alerte, enseignant-chercheur...) ou un collectif (ONG, association…) ;
- Il existe une disproportion financière qui conduit bien souvent à une inégalité des armes entre les parties résultant de la puissance financière des multinationales ;
- Les propos attaqués relèvent d’un sujet d’intérêt général (ex : droits de l’Homme, droit de l’environnement, corruption…).
 

Comment se matérialisent les procédures-bâillons ?

Dans les faits, les procédures-bâillons se matérialisent de deux manières :
- 1ère. Les poursuites pour diffamation ou injures, avec pour exemple des poursuites pour diffamation engagées par trois entreprises contre un enseignant-chercheur qui a rédigé un commentaire d’arrêt qui avait déplu auxdites entreprises [3] ;
- 2ème. Les poursuites basées sur des infractions détournées de leur finalité initiale, comme le dénigrement et la contrefaçon (par exemple Esso qui attaque Greenpeace pour avoir détourné le logo de la compagnie sur des t-shirts) [4].

Dans les exemples cités, la justice française finit donc par protéger la liberté d’expression des défendeurs qui participaient à informer le public sur des sujets d’intérêt général.

Mais cela fait peser sur ces défendeurs le poids de longues années de procédures, de frais importants et de menaces d’avoir à payer des sommes vertigineuses.

Comment se protéger contre les procédures-bâillons ?

Nous avons vu les formes que les procédures-bâillons peuvent prendre en France : on accuse les lanceurs d’alerte, les ONG, les enseignants-chercheurs de diffamer les entreprises, de se livrer à de la contrefaçon.

Ils ne se défendent pas contre des procédures-bâillons, ils prouvent qu’ils ne sont pas coupables de contrefaçon ou de diffamation.

Ils peuvent tout au plus, espérer comme consolation, faire condamner le demandeur à l’origine de cette procédure-bâillon, à payer le remboursement des frais de justice et une somme pour procédure abusive.

Mais il faut pour cela prouver le préjudice que l’on vit du fait de la procédure abusive et le lien de causalité entre la procédure abusive et le préjudice dont on se plaint.
Il existe aussi des amendes.

Devant un juge civil, l’amende peut aller jusqu’à 10 000 euros (pour une procédure de contrefaçon abusive par exemple), et peut aller jusqu’à 15 000 euros devant le juge pénal (pour une procédure en diffamation abusive par exemple).

Autant dire que les sommes, si elles sont élevées pour une personne lambda, ne représentent rien pour des grandes entreprises qui espèrent faire taire un lanceur d’alerte, une ONG ou un enseignant-chercheur.

Une fois encore, ces sanctions contre les procédures-bâillons sont peu dissuasives car elles interviennent non seulement à la fin du procès et qu’en plus les conséquences financières sont minimes pour une grande entreprise puissante financièrement.

Aux États-Unis, ils existent déjà des statuts interdisant les poursuite-bâillons en tant que telles. Les statuts permettent aux défendeurs de demander au juge le rejet de la procédure dès le départ de l’action en justice, de demander une audience accélérée, d’imposer un transfert des coûts de justices mais aussi d’imposer au demandeur de prouver que l’affaire est bien fondée.

La France ne propose pas cela pour le moment.

Mais l’Union européenne va avoir un effet sur la législation française.
En effet, le Parlement européen a commandé à la commission des affaires juridiques une étude sur le sujet.

Cette étude avait une conclusion : une directive anti-SLAPP devait naître et permettre la retranscription dans tous les pays membres de l’Union Européenne de cette directive offrant un socle de protection minimum dans toute l’Union [5].

Une des idées principales de l’étude était de proposer le rejet anticipé des procédures-bâillons en copiant ce qui se fait aux États-Unis.

Le défendeur doit convaincre le tribunal que l’affaire concerne sa participation publique à une question d’intérêt général et qu’il est donc potentiellement victime d’une procédure-bâillon.

Dès lors, c’est au demandeur de prouver qu’il n’a pas enclenché une poursuite-bâillon.

S’il n’y arrive pas, et que son droit à un procès équitable n’est pas violé, alors le dossier est rejeté.

S’il y parvient, l’affaire est jugée normalement.

La seconde idée majeure de l’étude est d’instaurer une mesure dissuasive sur le plan financier.

On peut imaginer que cela aurait pour effet, en France, d’augmenter le montant maximal des amendes évoqués plus haut (10 000 euros maximum au civil, 15 000 au pénal).

Dans sa résolution du 25 novembre 2020, le Parlement européen a condamné le recours aux poursuites-bâillons.

S’il n’y a pour l’instant pas de directive européenne, les propositions soumises reprennent les mécanismes appliquées aux États-Unis évoqués plus haut.

C’est dans ce contexte, en attendant la parution d’une directive, que dans l’édition du 17 mai 2022 du Journal officiel de L’Union européenne, paraissait la recommandation (UE) 2022/758 de la Commission Européenne du 27 avril 2022 sur la protection des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives (« poursuites stratégiques altérant le débat public »).

Cette recommandation propose de former et sensibiliser les magistrats et autres professionnels du droit, dont les avocats, à reconnaître les procédures-bâillons et à faire en sorte qu’elles soient arrêtées le plus tôt possible, voire jamais déclenchées.

S’il reste encore beaucoup à faire, c’est un petit pas pour l’Union Européenne et un grand pas pour ceux qui prennent des risques pour dévoiler des informations qui sont d’intérêt général.

Nathan Djian, Avocat au Barreau de Marseille https://www.linkedin.com/in/nathan-djian-3a0b3baa/ https://consultation.avocat.fr/avocat-marseille/nathan-djian-50037.html

[1G. W. Pring, « SLAPPs : Strategic Lawsuits against Public Participation », 7 Pace Environmental Law Review 3, 1989.

[2M Stetson, « Reforming Slapp Reform : New York’s Anti-Slapp Statute », 70 NYU Law Review 1324, 1995.