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Accueil des réfugiés ukrainiens dans les pays du Conseil de l’Europe : une réponse rapide à une guerre déstabilisante. Par Hynde Rimane et Hadia Al-Amaary, Etudiantes.
Parution : jeudi 14 avril 2022
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Face à une crise déstabilisante en Ukraine, menant à déplacement massif des civils ukrainiens, la réaction des États membres du Conseil de l’Europe a été sans précédent. Dans les semaines qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie, près de trois millions des 44 millions d’habitants du pays ont quitté le pays [1]. Leur accueil par les pays européens répond-t-il aux exigences de la Convention européenne des droits de l’Homme ?

Les auteures de cet article sont membres de la Clinique juridique de la Sorbonne.

Que ce soit en France ou dans d’autres pays du Conseil de l’Europe, de nombreux dispositifs ont été mis en place pour accueillir les milliers d’ukrainiens cherchant refuge. En trois semaines de conflit, plus de 3,2 millions de personnes ont fui leur pays. Parmi eux, plus d’1 million ont été accueillis en Pologne, plus de 100 000 en Hongrie et enfin, plus de 13 500 par la France.
En réaction à l’invasion russe, le Conseil de l’Europe a, le 16 mars, exclu la Russie de ses membres, mais considère que la Cour européenne des droits de l’Homme (« CEDH ») demeure compétente pour examiner les requêtes concernant les actions et omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention européenne des droits de l’Homme de 1950 (« la Convention ») qui surviendraient jusqu’au 16 septembre 2022 [2].

Selon le premier article de la Convention, les États membres ont l’obligation de protéger tous les êtres humains, nationaux comme non nationaux, relevant de leur juridiction contre les violations de leurs droits par des tiers ou des agents de l’État [3].

Les États doivent donc protéger les droits des migrants relevant de leur juridiction territoriale, et ce dès leur procédure d’entrée et d’accueil.

Pourtant, la Convention ne garantit ni le droit d’un étranger à entrer ou demeurer sur le territoire d’un État membre, ni un droit d’asile en tant que tel (CEDH, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, requête no 13447/87 ; CEDH, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, requête no 22414/93), seulement le droit à la liberté de circulation à l’article 2 du Protocole no 4 de la Convention, garanti uniquement pour les personnes séjournant régulièrement sur le territoire. Les protocoles additionnels ne les garantissent pas non plus. Le droit à la liberté de circulation, protégé par l’article 2 du Protocole no 4 de la Convention, permet uniquement à « quiconque [s’y trouvant] régulièrement » de circuler librement au sein de son pays ou de le quitter, en précisant toutefois que cela reste sujet à des restrictions [4].

Du côté de l’Union européenne (« UE »), la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 relative à « des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil » permet aux ukrainiens de bénéficier d’un statut protecteur selon lequel une autorisation provisoire de séjour de 6 mois, renouvelable de plein droit pendant toute la durée de validité de la décision du Conseil de l’Union Européenne, actionnant la protection temporaire, leur sera octroyée.

C’est la toute première fois qu’une telle protection temporaire est mise en œuvre en Europe.
C’est pourquoi, il est d’autant plus intéressant de revenir sur l’application par ces trois pays, membres du Conseil de l’Europe comme de l’UE, du respect dans leur accueil des ukrainiens des obligations en matière des droits de l’Homme (impliquant nécessairement les migrants) prévus par la Convention.

Une France accueillante.

Tel que l’a affirmé le président Emmanuel Macron “La France, comme tous les autres pays européens, fera sa part pour aider le peuple ukrainien, mais aussi pour accueillir les réfugiés de ce pays [5]. Effectivement, plusieurs mesures ont été prises par l’État français, dans le respect des droits garantis par la Convention, pour les réfugiés ukrainiens.

Conformément à la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001, une procédure d’entrée sur le territoire spécifique aux réfugiés ukrainiens souhaitant s’installer en France a été mise en place. Bien que l’Ukraine ne fasse pas partie de l’Espace Schengen, la France permet aux réfugiés titulaires d’un passeport biométrique de ne pas avoir à se procurer un visa de court séjour pour s’y rendre. Pour ceux qui ne seraient pas titulaires d’un passeport biométrique, les autorités françaises les invitent à faire examiner leurs situations dans l’un des bureaux consulaires des pays voisins de l’Ukraine tels que la Roumanie, la Pologne et la Hongrie. La France assure ainsi aux ukrainiens la possibilité de fuir le pays et d’entrer sur son territoire pour solliciter une protection.
De plus, en ouvrant un centre d’accueil pour les réfugiés ukrainiens et en mettant en place des logements provisoires, elle respecte le droit à la vie privée [6] (et au domicile), dont l’hébergement décent est constitutif, pendant la procédure d’entrée et d’accueil. Afin d’assurer le droit à la santé des réfugiés ukrainiens [7], la France met en place des aides psychologiques pour les personnes vulnérables ayant subi des traumatismes ou violences dans leur pays.

Par ailleurs, afin de veiller à ce que les réfugiés puissent s’intégrer et mener une vie stable, les mineurs ont été inscrits à l’école et en crèche dans le respect de leur droit à l’instruction et du principe de non-discrimination garantis aux articles 2 du protocole no 1 et 14 de la Convention [8].

Concernant les majeurs, une circulaire du 22 mars 2022 précise que tous les étudiants pourront reprendre leurs études en France, à condition de bénéficier de la protection temporaire. Cette dernière exclut les non-ukrainiens qui ne possèdent pas un titre de séjour permanent en Ukraine, et exclut donc les étudiants non-ukrainiens qui étaient titulaires d’un titre de séjour étudiant (non-permanent) en Ukraine. Les adultes, quant à eux, ont pu poursuivre leur insertion professionnelle en France grâce à des programmes d’insertion professionnelle et sociale dans le respect du droit au travail.

Cette prise en charge immédiate et efficace des réfugiés ukrainiens diffère du comportement de la France avec ses réfugiés et migrants actuels, pour lequel elle a déjà été mise en cause devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Il y a 2 ans, celle-ci avait condamné la France pour les "conditions d’existence inhumaines et dégradantes" de trois demandeurs d’asile, un Afghan, un Russe et un Iranien, ayant vécu dans la rue pendant plusieurs mois sans aucuns moyens de subsistance, compte tenu des lenteurs administratives les ayant empêchés d’accéder aux conditions matérielles d’accueil prévues par la directive européenne du 26 juin 2013, généralement désignée sous le terme de « Directive accueil » (CEDH, N.H et autres c. France, 2 juillet 2020, requête no 28820/13). Malgré ces condamnations passées, la France a mis en œuvre d’importants dispositifs d’accueil pour les Ukrainiens ce qui soulève des interrogations quant à la volonté politique de mieux accueillir les ukrainiens que les autres.

Qu’en est-il des pays frontaliers à l’Ukraine ?

Des pays frontaliers solidaires.

La mobilisation des gouvernements des pays frontaliers, qui s’accompagnent de nombreuses initiatives citoyennes (mise à disposition de leur foyer, collectes d’argent, de médicaments, offre de repas, de travail ou de moyens de transports), témoignent d’une grande solidarité envers les réfugiés ukrainiens. Reste à savoir, si celle-ci s’inscrit dans le respect des obligations découlant de la Convention.

a) La Pologne, premier pays d’accueil des ukrainiens.

Parmi les cinq pays frontaliers – Pologne, Hongrie, Slovaquie, Roumanie, Moldavie - qui ont ouvert leurs portes, c’est la Pologne qui en a, pour l’heure, accueilli le plus grand nombre [9].
La Pologne, qui comptait près d’un million de travailleurs et d’habitants ukrainiens avant le conflit, accueille près d’1,8 millions d’ukrainiens depuis le début de l’invasion russe. L’organisation de l’accueil des ukrainiens s’est faite sur plusieurs niveaux.
Au niveau gouvernemental, un groupe de travail, chargé de définir les mesures nécessaires pour recevoir les réfugiés ukrainiens, a été créé par le Premier ministre polonais, M. Mateusz Morawiecki [10].

Le jeudi 24 février, le Ministre de l’Intérieur polonais, M. Mariusz Kamiński, a annoncé un projet d’ouverture de neuf premiers centres d’accueil à Dorohusk, Dolhobyczow, Zosin, Hrebenne (est), à Korczowa, Medyka, Budomierz, Kroscienko et Przemysl (sud-est) après avoir affirmé que la Pologne acceptera “ autant [d’ukrainiens] qu’il y en aura à nos frontières” [11].
Le Ministre de la Santé, M. Łukasz Szumowski, a ajouté que "des places sont préparées en cas de besoin d’accueillir des blessés" [12]. Enfin, le Ministre de l’Éducation, M. Przemyslaw Czarnek, a précisé que la Pologne est prête “à accueillir des enfants et des jeunes dans les écoles et des étudiants dans les universités polonaises" [13]. Le gouvernement polonais annonce ainsi prendre en charge les besoins en matière de logistique, d’accueil, de soins médicaux et d’éducation des ukrainiens dans le respect des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’Homme.

Au niveau local, en plus de la réquisition d’organismes publics et ecclésiastiques, de nombreux hébergements d’urgence ont été mis en place (centres commerciaux, salles de sport, etc) afin d’organiser la prise en charge des ukrainiens. A cet égard, le Centre culturel ukrainien a été transformé en base logistique pour les volontaires.

La commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, a, quant à elle, souligné que la Pologne était "assez bien préparée pour accueillir un grand nombre d’Ukrainiens" le 22 février [14]. Selon elle, la Commission européenne est prête à leur apporter un soutien économique si nécessaire, tout comme l’agence européenne pour l’asile, Europol ou encore l’agence européenne des frontières, Frontex.

En réalité, l’importance du flux migratoire inquiète les maires des grandes villes polonaises, qui réclament également l’aide des Nations Unies. Selon le maire de Varsovie, M. Rafal Trzaaskowski, bien que la première vague ait été gérée, notamment par la société civile, ainsi que par les administrations locales et régionales, tout cela ne reste qu’une “improvisation” [15]. Qui dit improvisation, dit vision à court terme. Or, aux termes de la CEDH, les États membres peuvent être tenus de permettre à un migrant de rester sur leur territoire dès lors qu’il remplit les critères lui permettant de bénéficier de la protection de sa vie ou de son intégrité physique (CEDH, D. c. Royaume-Uni, 2 mai 1997, requête n°30240/96 ; CEDH, Moustaquim c. Belgique, 18 février 1991, requête no 12313/86).
C’est pourquoi, toujours selon le maire de Varsovie, la Pologne a besoin d’un meilleur encadrement de la part des organisations intergouvernementales européennes afin que cette crise migratoire ne déstabilise pas le pays sur le long terme.

b. La Hongrie, vers le retour d’une politique anti-migratoire ?

Après la Pologne, la Hongrie est le second pays à accueillir le plus d’urkainiens. Selon le Premier ministre hongrois, M. Viktor Orban, "Tous ceux qui fuient l’Ukraine trouveront un ami en Hongrie" [16].
Cependant, comme le dénonce Mme. Gruša Matevžič, juriste au sein de l’ONG Hungarian Helsinki Committee, ce sont la société civile, des organismes ecclésiastiques et municipaux et des associations qui ont, quasi-exclusivement, pris en charge leur accueil. Pendant des années, les centres d’accueil des migrants ont été délibérément fermés les uns après les autres par le gouvernement hongrois et les deux seuls restants n’ont pas été réquisitionnés pour les ukrainiens. Quelques villes frontalières, comme Zahony, ont aménagé des bâtiments publics en centres de secours, mais là encore, leur gestion relève du volontarisme de civils hongrois.

L’attitude du gouvernement hongrois, qui déroge aux obligations de la Convention en la matière, s’inscrit en réalité dans un passé de nombreuses condamnations par la Cour européenne des droits de l’Homme pour sa politique anti-migratoire adoptée depuis 2015.

En 2019, le pays a été condamné à l’unanimité par la Cour pour violation de l’article 3 de la convention, prohibant la torture et les traitements inhumains ou dégradants, à l’égard de deux demandeurs d’asile originaires du Bangladesh expulsés vers la Serbie (CEDH, affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie, 21 novembre 2019, requête no 47287/15) [17]].
Plus récemment, en 2021, la Hongrie a été de nouveau condamnée pour violation de l’article 3 mais également, de l’article 5 de la Convention (droit à la liberté et à la sûreté) compte tenu des conditions de détention d’une famille de demandeurs d’asile irano-afghane dans la zone de transit de Röszke (lieu d’hébergement insalubre, privation de nourriture, absence de soins médicaux et de prise en charge psychiatrique adéquats) (CEDH, affaire R.R. et autres c. Hongrie, 2 mars 2021, requête no 36037/17) [18].
Récemment, le gouvernement hongrois a annoncé se soumettre à la directive 2001/55/CE consacrant la protection temporaire européenne spécifique aux ukrainiens, dérogeant ainsi au sort habituellement réservé aux migrants d’autres nationalités qui sont placés dans des "zones de transit”, particulièrement critiquées par la Cour notamment dans le cadre de ses deux décisions précédemment mentionnées.

Ainsi, force est de constater que le gouvernement hongrois adopte une politique migratoire totalement différente de celle réservée aux demandeurs d’asile/migrants d’autres nationalités. Or, selon la Convention, les migrants désirant entrer sur le territoire d’un État membre du Conseil de l’Europe doivent être protégés contre toute discrimination [19]. Par conséquent, il ne devrait y avoir aucune discrimination de la sorte dans les procédures de contrôle de l’immigration et la décision d’accorder l’entrée sur le territoire d’un État membre. C’est pourquoi, la Cour a considéré qu’une discrimination fondée sur la race ou le sexe dans le cadre du contrôle de l’immigration est incompatible avec la Convention (CEDH, Asiatiques d’Afriques orientale c.Royaume Uni, requêtes no 4403/70 et suiv., rapport de la Commission du 14 décembre 1973 ; CEDH, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 24 mai 1985, requête no 9214/80). En effet, une différence de traitement fondée sur la « race » n’est ni conforme au principe de non discrimination prévu par l’article 14 et par l’article 1er du protocole n°12 à la Convention, ni à celui de la dignité humaine découlant de l’article 3 de la Convention (CEDH, Chypre c. Turquie , 10 mai 2001, requête no 25781/94).

Conclusion.

Bien que l’on puisse se réjouir du déclenchement du dispositif de la protection temporaire, jamais utilisé avant aujourd’hui, et des mesures prises à ce titre par la France, la Pologne et la Hongrie afin d’accueillir les ukrainiens, c’est le fonctionnement de ce dispositif et la discrimination qu’il implique déjà à l’encontre des migrants et réfugiés d’autres nationalités qui mèneront la Cour à se prononcer sur la conformité des agissements de ces pays face aux exigences de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Hynde Rimane, Etudiante Master 1 Droit international des affaires; Hadia Al-Amaary, Etudiante, Master 1 Droit du numérique parcours privé. Membres de la Clinique juridique de la Sorbonne Pôle Droit des étrangers et droit d'asile https://cliniquejuridiquesorbonne.com

[1Sara Chodosh, Zach Levitt and Gus Wezerek, “Ukraine’s Refugee Crisis Is Unprecedented. The Response Must Be,TooNewYorkTimes,2022.

[3Article 1, Obligation de respecter les droits de l’homme - CEDH.

[4Article 2 du Protocole no 4, Liberté de circulation - CEDH.

[6Article 8, Droit à la vie privée - CEDH.

[7CEDH, Le Mailloux c. France, 5 novembre 2020, 18108/20 : la Cour rappelle que bien que le droit à la santé ne fasse pas partie en tant que tel des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, les États doivent protéger la vie des personnes relevant de leur juridiction ainsi que leur intégrité physique.

[8Article 2 du protocole no 1, Droit à l’instruction et Article 14, Interdiction de la discrimination - CEDH.

[12Supra.

[13Supra.

[17Communiqué de presse du greffier de la Cour, “La Hongrie a violé les droits de deux demandeurs d’asile en les expulsant vers la Serbie mais leur séjour dans une zone de transit frontalière n’était pas une privation de liberté”, Cour européenne des droits de l’Homme, 2019.

[18Communiqué de presse du greffier de la Cour, “Plusieurs violations des droits d’une famille de demandeurs d’asile pendant leur séjour dans la zone de transit de Röszke”, Cour européenne des droits de l’Homme, 2021.

[19Yannis Ktistakis, “La protection des migrants, au titre de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Charte sociale européenne”, Editions du Conseil de l’Europe, 2014, p 20.