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[Tribune] Comment passer à l’offensive face à l’influence extra-européenne exercée sur le monde académique français ? Par Nathalie Devillier, Docteur en Droit.
Parution : vendredi 22 avril 2022
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L’adoption d’un rapport d’information du Sénat et d’un rapport de l’Inspection générale des finances commandé par l’Elysée (février 2022) ont sonné l’alerte quant aux ingérences étrangères dans le monde de l’enseignement et de la recherche. Quelle est cette influence ? Pourquoi cibler les établissements d’enseignement supérieur et de la recherche en particulier dans le champ des sciences sociales ? Quelles stratégies mettre en place pour en limiter l’impact ?

On voit ici se dessiner un nouvel axe de la conformité au sein des ESRI fondé sur un devoir de diligence en accord avec les travaux de l’OCDE et de l’Unesco. La présidence française du Conseil de l’Union européenne a l’occasion de proposer une stratégie ambitieuse de diplomatie scientifique qui devrait aussi avoir une dimension offensive. Une boîte à outils vient d’ailleurs d’être adopté en ce sens par la Commission européenne. Le forum pour la science de l’OCDE pourrait être l’instance appropriée pour l’élaboration d’une convention de portée mondiale. Il prépare actuellement un rapport sur l’intégrité scientifique.

Quelle est cette influence ?

Les outils de guerre économique ont évolué et s’appuient aussi sur une nouvelle forme d’ingérence qui touche les activités de recherche des établissements l’enseignement supérieur et de la recherche (les ESRI). Elle a été mise en exergue par la mission d’information du sénat « Influences étrangères dans le monde universitaire et académique » [1].

Le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur français est devenu la cible de stratégies systémiques qui frôlent l’ingérence car des établissements sont ciblés par des méthodes incitatives ou coercitives visant à capter des données scientifiques sensibles pour les intérêts de la nation ou protégées par la propriété intellectuelle afin d’obtenir un avantage stratégique économique ou militaire.

Déjà la Chine, et demain la Russie, la Turquie ou certains pays du Golfe persique mènent leur stratégie d’influence sur le long terme.

La vulnérabilité du secteur universitaire est une préoccupation de l’Australie, du Royaume-Uni, du Canada, de l’Allemagne et des États-Unis : elle doit aussi être celle de la France.

Cette influence se manifeste par des stratégies de moyen et long terme reposant notamment sur la dépendance des droits d’inscription des étudiants étrangers et donc des éventuelles pressions de leur pays d’origine, les échanges d’étudiants et chercheurs entre différents pays, le financement de chaires et l’instrumentalisation de la recherche à des fins idéologiques. Cette méthode d’ingérence qui permet par exemple à Huawei de coopérer avec des laboratoires de recherche place ces derniers dans le viseur des autorités américaines puisque la société chinoise est sur la liste noire.

D’autres événements plus ‘visibles’ relèvent de cette stratégie : le piratage en direct d’une conférence en ligne, des messages ciblant des chercheurs ou des étudiants sur les réseaux sociaux ou une cyber-attaque provoquée par un étudiant chinois issu de la Xi’an Jiaotong University (XJU) ayant touché le laboratoire français ou d’autres exemples cités par Médiapart [2].

Or, les établissements, bien qu’ils aient connaissance du sujet, n’ont pas pris la mesure de la gravité de ses conséquences pour leurs activités si bien que l’absence de déclaration systématique des cas d’influence fait obstacle à leur identification sur le territoire national.

Pourquoi cibler les ESRI ?

Le monde académique est historiquement fondé sur le partage des connaissances et la circulation des idées : cette tradition d’échange et d’ouverture est une faille qui est exploitée par les puissances étrangères. Les particularités des ESRI les rendent vulnérables et fragiles : faiblesses et administratives, ressources budgétaires insuffisantes et réticence à penser son activité dans un contexte de conflit fournissent des leviers bon marché.

Plusieurs déclarations établissent l’autocensure que pratiquent certains universitaires dans le traitement de certaines questions lié à des situations géopolitiques complexes.

De plus, les chercheurs sont trop souvent laissés à eux-mêmes et n’ont pas conscience que leur production recherche est un actif stratégique ; bien au contraire, très souvent le chercheur est libre de déterminer les moyens technologiques de collecte des éléments de sa recherche. Il va par exemple utiliser les technologies numériques comme Amazon Mechanical Turk (Qu’est-ce qu’Amazon Mechanical Turk [3]) pour réaliser des Tâches de collecte d’informations (enquêtes).

Ces pratiques numériques se développent spontanément, parfois hors du contrôle de la direction des systèmes d’information. Une charte de protection des données de la recherche rarement adoptée dans les établissements d’enseignement supérieur et de la recherche et l’éventualité du détournement des données de la recherche par des puissances étrangères n’est certainement pas identifiée comme un risque dans le domaine des sciences sociales.

L’exploitation des vulnérabilités des sciences humaines et sociales.

Il est urgent d’armer notre pays et de préparer les établissements au défi de ce siècle : préserver ses libertés académiques et l’intégrité de la recherche. Plusieurs pays ont mis en œuvre des lignes directrices pour protéger leur enseignement supérieur et leur recherche.

En France, il existe un réseau de fonctionnaires de sécurité et de défense (FSD) dans les établissements d’enseignement supérieur coordonnées par un haut fonctionnaire de défense et de sécurité. Toutefois, le seuil de vigilance est trop élevé : en effet il ne s’applique qu’à des risques très élevés de captation des savoirs et savoir-faire qui concernent les intérêts économiques et militaires, la prolifération et le terrorisme.

Or, les stratégies d’influence ciblent à présent les sciences humaines et sociales qui sont sous le radar des institutions académiques et judiciaires. Cela signifie qu’il faut élargir la politique globale de protection du potentiel scientifique et technique qui ne couvre actuellement qu’un nombre limité d’unités de recherche. Un décret de 2021 exige la nomination de référents à l’intégrité scientifique dans ces établissements. La présence d’un déontologue dans les comités d’éthique permet également de contribuer à l’identification de ces risques sans que cela ne suffise à ce stade.

Quelle stratégie adopter « quand la politique étrangère est trop importante pour être laissé aux seuls états » comme le disait Willie Brandt ?

Au plan national, il est nécessaire de faciliter l’accès à des outils de recherche et d’enseignement souverains offrant des garanties de sécurité des systèmes d’information intégrant la question de la confidentialité des cours en ligne et des données de la recherche. Pour établir l’état de la menace, faire auditer les systèmes d’information par l’ANSSI est une première étape ; et ensuite coordonner et sensibiliser la communauté académique à l’émergence de ces nouvelles menaces à travers le futur observatoire national des influences étrangères associant ESRI et ministères. Le ministère de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation a adopté un plan d’action qui prévoit d’envoyer plus fréquemment des membres de la DGSI (sous-direction K) spécialisés dans la contre-ingérence économique au contact des présidents d’universités et d’établissements de recherche, directeurs d’unités…

Au sein de l’établissement, comment trouver l’équilibre face à cette injonction contradictoire accueillir des étudiants étrangers et effectuer des contrôles plus rigoureux ? Au niveau de la gouvernance, la direction pourra transposer l’analyse des risques de l’entreprise dans le monde académique, commencer par une cartographie dynamique des cas d’influence pour faire un état des lieux, estimer la volumétrie des signalements et des mesures correctrices à envisager pour les risques élevés, utiliser une grille d’analyse pour mesurer les incidences et les politiques en fonction de l’intensité des risques d’influence et renforcer la vigilance des directions en lien avec le juridique la conformité et la protection des données.

Au niveau du décanat, la fermeté est de mise vis-à-vis des chercheurs et doctorants pour l’utilisation d’entrepôts de données sur des serveurs souverains et concernant le signalement toute aide reçue de la part d’états extra-européens pour le financement de leurs travaux.

Le comité scientifique ou d’éthique de l’établissement devra avoir une dimension géopolitique et de défense, on veillera à aller chercher dans l’établissement la personne la plus compétente sur ce sujet et à travailler en réseau dans chaque académie, avec le trinôme Éducation-Défense-IHEDN placé sous l’autorité du recteur.

Il faudra aussi effectuer des contrôles plus rigoureux sur l’accueil d’étudiants étrangers, les parcours transcontinentaux et les partenariats de recherche noués avec ces pays et former les personnels de la recherche, y compris les doctorants afin de renforcer la vigilance individuelle.

Tout un chantier ! Innovons et recrutons un délégué à l’intelligence académique.

La création d’une fonction de Délégué à l’Intelligence Académique.

D’ici 2023, le classement de Shanghai jugé trop prescripteur par la France sera supplanté par un classement des établissements fondé sur le respect des libertés académiques et de l’intégrité scientifique. Les succès académiques des ESRI reposent de plus en plus sur l’agrégation de données en amont, en aval et au cœur de leur fonctionnement. La convergence des technologies, la fertilisation croisée des données civiles et militaires, dont certaines sont qualifiées de sensibles, stimule le processus d’innovation au bénéfice d’un modèle unique en France.

Au moment où les ESRI réinventent la pédagogie à distance en développant leurs catalogues de cours et certificats 100% en ligne, la création d’une fonction de Délégué à l’Intelligence Académique (DIA) permettrait d’assurer que toutes leurs activités tendent vers un numérique responsable au service des valeurs communes aux ESRI : autonomie, liberté académique et intégrité scientifique. Une école qui innove construit son indépendance stratégique.

Ce DIA, garantira l’alignement des valeurs de l’ESRI avec la Stratégie nationale pour l’intelligence artificielle visant à former et attirer les meilleurs talents internationaux en IA. Il dialoguera avec les autorités de tutelle et contribuera à l’élaboration d’un référentiel expression de la souveraineté numérique européenne. Le DIA devrait promouvoir la défense du patrimoine scientifique et technologique de la France et veiller à ce que le savoir produit dans l’ESRI ne soit pas indûment capté.

Quels seraient les objectifs et missions du DIA ?

Le DIA garantit principalement que notre tradition d’échange et d’ouverture ne soit pas une faille exploitable sur le plan extra-européen.

Sa première mission est la sensibilisation et la responsabilisation du personnel et des bénéficiaires des ESRI (étudiants, et autres parties prenantes) aux enjeux d’un numérique responsable. Par exemple avec une leçon inaugurale et des actions de dissémination : festival, conférences, ateliers, MOOC, SPOC…

En lien avec le décanat, le DIA intervient en support dans le cadrage des productions des étudiants (technologies utilisées, accord de confidentialité), la confidentialité des cours en ligne, l’évangélisation des EdTechs et veille à l’éthique des expérimentations pédagogiques en situation réelle.

Pour ce qui est de la recherche, le DIA créé avec le délégué à la protection des données, le Juridique et le comité d’éthique, le cadrage des productions des chercheurs (visio-conférences et tout support numérique, respect de la marque de l’ESRI et des droits d’auteur, droit à l’image) et surtout cartographie les pratiques à risque à travers le cycle de vie des données (collecte, traitement, dissémination, archivage, destruction). Transparence et exigence de réciprocité sont les principes cardinaux de toute coopération académique internationale.

Pour que cette mission soit efficiente, le DIA est indépendant, tout comme le délégué à la protection des données, afin d’avoir un impact sur la gouvernance de l’ESRI.
Ainsi, le DIA :
- Définit les orientations des affaires publiques en alignement avec la stratégie de l’ESRI,
- Identifie les conflits potentiels générés par le recours aux systèmes d’intelligence artificielle, l’utilisation de données biométriques, le réemploi des données de la recherche,
- Accompagne le Juridique sur le devoir de vigilance et la géopolitique de l’intégrité.

Enfin, le DIA a une mission de plaidoyer/lobbying pour positionner l’ESRI comme la voix du numérique responsable en lien avec des acteurs d’influence et acteurs clés : acteurs publics, institutions et instances. Il produit les contenus de la politique numérique de l’ESRI (éléments de langage, notes de position, rapports), prend la parole publiquement dans toutes les enceintes pertinentes et médias, définit les positions de l’ESRI sur les régulations et politiques publiques en amont de leur adoption et au stade de leur exécution et sensibilise les décideurs clés et le grand public (représentants locaux, régionaux, nationaux, européens).

Pour en savoir plus :
- Les 7 institutions proches de l’Armée populaire de libération chinoise : Northwestern Polytechnical University (NPU), Harbin engineering University (HEU), Beijing Institute of Technology (BIT), Beihang University (BU), nanjing University of Aeronautics and Astronautics (NUAA), Nanjing University of Science and Technology (NUST) et le Harbin Institute of Technology (HIT).
- Le HIT est particulièrement actif et a noué des partenariats avec : Ecole Centrale de Nantes, Ecole des Mines de Saint-Etienne, l’Institut National Polytechnique de Grenoble.
- Que signifie l’interdiction commerciale de Huawei pour votre téléphone Huawei actuel ou futur ? [4].
- La boîte à outils de la Commission européenne contre l’interférence étrangère dans la recherche et l’innovation, 18/01/2022, Tackling R&I foreign interference - Publications Office of the EU (europa.eu).
- Décret n° 2021-1572 du 3 décembre 2021 relatif au respect des exigences de l’intégrité scientifique par les établissements publics contribuant au service public de la recherche et les fondations reconnues d’utilité publique ayant pour activité principale la recherche publique - Légifrance (legifrance.gouv.fr).
- Mission d’information du Sénat, Influences étrangères dans le monde universitaire et académique, sept. 2021 Influences étatiques extra-européennes - Sénat (senat.fr).
- Le rapport de la commission culture du conseil de l’Europe, Menaces à l’encontre de la liberté académique et de l’autonomie des universités en Europe, 28/09/2020, AS-CULT-INF-2019-06-FR.pdf [5].
- La déclaration européenne de Bonn sur la liberté de la recherche, 23/10/2020, Signature de la déclaration de Bonn sur la liberté de la recherche - Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères [6].
- La Recommandation concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur, Unesco, 1997 Recommandation concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur [7].
- La Recommandation concernant la science et les chercheurs scientifiques, Unesco, 2017 Recommandation concernant la science et les chercheurs scientifiques [8].

Nathalie Devillier Docteur en droit Professeur Associée - Grenoble EM [->nathalie.devillier@grenoble-em.com]

[1Sept. 2021 Influences étatiques extra-européennes - Sénat (senat.fr).

[2Une étudiante chinoise espionnait des laboratoires français | Mediapart.

[4pocket-lint.com

[5coe.int

[6diplomatie.gouv.fr

[7unesco.org

[8unesco.org