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Pourquoi les jeunes avocats abandonnent-ils le barreau ?
Parution : mardi 3 mai 2022
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"Le blues des jeunes avocats" titrait Le Monde dans un article de 2016. Six ans plus tard, Gaëlle Picut, la journaliste qui avait écrit cet article, pourrait proposer un autre article rédigé avec le même angle… Mais pourquoi ce sujet demeure-t-il toujours d’actualité ? Peut-être qu’une partie de la réponse pourrait résider dans un manquement par une partie de la profession (sic) à l’article 14.1 du règlement intérieur national de la profession d’avocat (RIN) lequel dispose "(…) le collaborateur libéral peut compléter sa formation et peut constituer et développer une clientèle personnelle". Analyse.

Pourquoi cette question récurrente ?

Le sujet du blues des jeunes avocats n’est pas un "marronnier" ! Au contraire, bon nombre de jeunes avocat.e.s, qui prennent contact avec moi, m’expliquent qu’ils cherchent à mettre fin à leur collaboration libérale pour intégrer le "monde de l’entreprise" ! Naturellement, je suis agacé à chaque fois que j’entends cette expression du "monde de l’entreprise", laquelle semble laisser penser que les cabinets d’avocats ne seraient pas des "entreprises". Mais pour autant, une fois l’agacement dépassé, j’essaie de comprendre pourquoi des confrères de moins de 10 ans de barreau décident de raccrocher leur robe.

Tout d’abord, il y a ceux qui se sont trompés de carrière et qui préfèrent basculer dans le "côté obscur" [1], s’imaginant plus épanouis à travailler en qualité de juriste au sein d’une entreprise commerciale ou industrielle. Ensuite, il y a les autres, ceux qui s’estiment être au bon endroit mais qui ne peuvent plus y rester. Et leurs raisons sont multiples. Nous pourrions tenter de les classer en les répartissant selon que ces raisons sont personnelles (comme le déséquilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle) ou selon que ces raisons sont professionnelles (comme le choix du cabinet de préférer avoir plus de collaborateurs juniors que de collaborateurs seniors).

Une problématique d’ordre personnel ?

S’agissant des raisons personnelles, comme le déséquilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle, le CNB s’est saisi de cette problématique en l’érigeant au rang des priorités de sa charte de "responsabilité sociétale des cabinets d’avocats" (RSCA). Proposée par la commission "Égalité" du CNB, cette charte met en avant des valeurs chères à la profession et que les cabinets sont invités à respecter : la diversité et la lutte contre les discriminations, l’égalité de traitement et des chances, la parité, le respect de l’environnement et le bien-être au travail. Même si le spécialiste de la RSE que je suis considère que la RSCA est loin d’être une charte de "responsabilité sociétale des entreprises d’avocats", car trop incomplète au regard du champ couvert par la seule norme internationale en la matière [2], j’avoue que cette charte a le mérite de mettre le doigt là où ça fait mal et notamment sur le déséquilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle de très nombreux avocats.

Cette question est importante pour 40% des avocats collaborateurs [3], mais de là à penser que ces 40% sont prêts à quitter la profession pour cette seule raison, il n’y a qu’un pas qu’il serait absurde de tenter de franchir ! La profession d’avocat est une "profession-passion" avant tout et le seul reproche qui lui serait fait d’être d’une profession qui n’assurerait pas cet équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle ne saurait, à lui seul, être suffisant pour tenter de justifier cet exode de certains avocats ayant de 5 à 10 années de barreau.

Une motivation professionnelle au départ ?

Alors, si les raisons personnelles ne peuvent suffire à expliquer, à elles seules, cet abandon de la robe, il faut aller chercher dans les raisons professionnelles la source de cette désertion de la profession.

Certains me diront que la faute est dans le camp des cabinets, lesquels, pour quelques-uns, ne peuvent pas rivaliser avec la rémunération et ses accessoires que proposent les entreprises qui ont les moyens d’accueillir un juriste riche d’une expérience de 5 à 10 années de pratique professionnelle.

Cet argument pourrait emporter la conviction s’agissant des cabinets rencontrant des difficultés financières. Ils sont nombreux [4] et certains cabinets m’interrogent régulièrement sur les axes de réflexion pour essayer de développer leur chiffre d’affaires et pour améliorer la rentabilité de leur exercice professionnel. La crise sanitaire de la Covid-19 a, de toute évidence, aggravé cette grande fragilité financière de certains cabinets. Mais très honnêtement, l’argument des difficultés financières des cabinets d’avocats n’est pas la motivation qui pousserait les avocats collaborateurs à quitter la profession, alors que cet argument pourrait être la motivation de certains cabinets à se séparer de leurs collaborateurs ayant 5 à 10 ans d’expérience. Le paradigme n’est pas le même.

Et puis, tous les cabinets ne sont pas en situation financière délicate. Parmi ces avocat.e.s qui prennent contact avec moi pour intégrer le "monde de l’entreprise", il y a des avocats collaborateurs qui exercent dans de prestigieux cabinets d’avocats d’affaires parisiens, français ou internationaux ! La décision de ces jeunes confrères n’est pas motivée par une rémunération qui serait plus attractive en entreprise qu’en cabinet. En effet, les cabinets d’avocats d’affaires proposent à leurs collaborateurs des rétrocessions confortables et alignées, peu ou prou, les unes par rapport aux autres depuis la crise sanitaire de la Covid-19. Ces rétrocessions sont même supérieures, pour beaucoup, aux rémunérations proposées par l’"entreprise" ! Mais alors, la motivation de ces jeunes confrères serait-elle liée à l’équilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle que la pratique au sein de telles structures ne permet pas d’atteindre ? Je ne le pense pas non plus…

Les avocats collaborateurs exerçant leur profession dans ces cabinets étaient pleinement informés de la charge de travail qui allait être la leur en intégrant l’un de ces cabinets prestigieux. Et même si cette charge de travail est incomparable avec ce qu’ils avaient pu imaginer en postulant dans ces cabinets, une fois le CAPA en poche, elle ne saurait expliquer un abandon pur et simple de la robe… Au pire, à l’image de cette jeune collaboratrice récemment rencontrée, ils décident de quitter le prestige de ces cabinets pour rejoindre des cabinets moins en vue et dans lesquels la charge de travail reste raisonnable pour une activité d’avocat d’affaires.

D’autres penseront que la stratégie du "up or go !", bien connue des avocats collaborateurs seniors, serait la cause de cette désaffection. Le "up or go !" (ou "promu à l’association ou dehors !") est une pratique bien connue de tous. En d’autres termes et après de belles années de collaboration libérale, soit l’avocat collaborateur est éligible à l’association (notamment eu égard à des critères propres à chaque cabinet en termes de développement de clientèle personnelle et d’apport de chiffre d’affaires au cabinet) soit il doit quitter la structure car sa rétrocession d’honoraires pèse trop lourd dans le calcul de rentabilité de son équipe ou de son cabinet. Cet argument emporte ma conviction. Les jeunes avocats, embrassant la profession, sont lucides sur le déroulé des dix premières années de leur collaboration libérale : si les premières années seront consacrées à l’acquisition des compétences qu’ils n’ont pas trouvées sur les bancs de l’école du barreau, les années suivantes devraient être consacrées au développement de leur clientèle personnelle… pour atteindre le Graal de l’association.

Ainsi et parce que les premières années de la collaboration sont consacrées à l’acquisition de compétences nouvelles, ils s’investissent sans compter dans les dossiers que leur cabinet leur confie dans le cadre de leur collaboration libérale.

Tous me le disent lorsque certains m’interrogent sur le choix de leur futur cabinet : "je suis là pour apprendre" ! Mais les mauvaises habitudes se prennent vite et se gardent… Un collaborateur junior travaillant sans compter devient progressivement un collaborateur senior travaillant… sans compter ! Et travailler sans compter pour le cabinet devient un véritable frein au développement de la clientèle personnelle de l’avocat collaborateur libéral…

Pourtant, travailler sans compter est le propre de beaucoup de professionnels libéraux, tous secteurs d’activités confondus.

Mais travailler sans compter pour le cabinet dont le professionnel libéral est un collaborateur est plus spécifique à la profession d’avocat. Or, les avocats collaborateurs attendent tous de la collaboration libérale qu’elle leur permette de développer leur clientèle personnelle, ce qui est impossible pour 52% des avocats collaborateurs interrogés [5], certains mettant même en avant le "comportement des "patrons", qui ne respectent pas la nature libérale du contrat (pas de possibilité de développer de clientèle personnelle, esclavage déguisé, aucune protection sociale)".… Combien de jeunes confrères m’ont indiqué traiter leurs dossiers personnels le soir ou le week-end, faute de temps en semaine ? N’ayant pas pu développer suffisamment leur clientèle personnelle, les avocats seniors sont alors confrontés au "go !" plutôt qu’au "up !". Il est alors bien difficile de retrouver une nouvelle collaboration, sans parler de l’impossibilité de s’installer sans clientèle personnelle. Et les avocats juniors comprennent que cette situation, dont les avocats seniors parlent à demi-mots, sera leur lot après quelques années de barreau. Alors, fuyons tant qu’il est temps !

Pourtant, "le collaborateur libéral est un membre non salarié d’une profession libérale, soumis à un statut législatif ou règlementaire ou dont le titre est protégé qui, dans le cadre d’un contrat de collaboration libérale, exerce auprès d’un autre professionnel la même activité. (…) Le critère d’indépendance de l’activité est primordial, sous peine de requalification de la prestation en relation de travail subordonné." [6]. Sans ouvrir la boîte de pandore du débat de la requalification éventuelle du contrat de collaboration libérale, dont certains cabinets d’avocats revendiquent en faire une spécialité au service des confrères s’estimant être victimes de cette situation, la question du développement de la clientèle personnelle (l’un des critères de la collaboration libérale !) demeure un sujet essentiel et pas que pour la démographie de la profession ! Pourquoi pour la démographie de la profession, d’ailleurs ?

Gardons à l’esprit qu’une population qui n’assure pas son renouvellement est une population qui se meurt à petits feux… Les avocats ont-ils conscience qu’"il y avait quatre actifs pour financer un retraité en 1950" et qu’"il n’y en [avait] plus que 1,7" en 2019 ainsi que l’assurait le Premier ministre Édouard Philippe lors de sa présentation de la réforme des retraites [7] et ce, alors qu’à la même période, en 2019, la France comptait encore cinq avocats actifs pour un avocat retraité [8] ? Il est essentiel, pour le régime de retraite des avocats [9], de maintenir ce ratio qui rendait économiquement viable le régime général des retraites en 1950.

Mais je m’égare et au-delà de cette question bassement financière de l’équilibre du régime des retraites des avocats, la solution à la fuite des avocats vers des cieux plus favorables en "entreprise" est, en partie, à rechercher dans le respect de l’esprit libéral de la collaboration : permettre aux avocats collaborateurs de développer une véritable clientèle personnelle, venant ainsi étoffer leur chiffre d’affaires principalement composé de leur rétrocession d’honoraires, laquelle n’est alors plus un sujet d’attractivité (comme pour les avocats juniors) et dont le reproche est de peser sur la rentabilité de l’équipe voire du cabinet.

Et accessoirement, c’est tellement vertueux pour le cabinet de contempler ses collaborateurs seniors "souffrir" (sans méchanceté !) sur leurs dossiers personnels au point de comprendre les "coups de stress" de leur "associé" lors des réunions qu’il organise sur l’avancement de ses dossiers… Cette vertu éducative participe au management de la collaboration libérale [10] ! Je me souviens d’un jeune collaborateur de mon équipe qui traitait seul sa première cession de fonds de commerce. Après cette première expérience douloureuse, j’ai relevé qu’il était bien plus sensible à mes propres inquiétudes lors du traitement des dossiers que je lui confiais…

De lecture en lecture, je suis tombé sur un article un peu daté, certes, et publié sur le site de l’Union des Jeunes Avocats, syndicat de jeunes avocats dont j’avais tendance à me méfier, à tort, lorsque je dirigeais des cabinets d’avocats. Une phrase m’a particulièrement marqué : "(…) pour de nombreux collaborateurs, l’enthousiasme d’embrasser cette profession exigeante peut être de courte durée. Aux managing partners d’apprendre à les retenir" [11].

Certains cabinets d’avocats l’ont bien compris et ils n’hésitent pas à mettre en avant sur les annonces de collaboration qu’ils proposent aux candidats "une vraie collaboration libérale" [12] ! CQFD

Sébastien Robineau Coach professionnel en évolution de carrière Coach certifié EQ-i®, MBTi® et DISC Flow® Spécialiste de l'intelligence émotionnelle RBO Consulting | Juridique & fiscal https://www.rbo-consulting.fr

[1Que mes amis juristes d’entreprise me pardonnent cette private joke !

[2Norme ISO 26000, ratifiée par plus d’une centaine d’Etats et d’organisations internationale.

[4Cf. mon article paru sur le site du Village de la Justice, "Management et collaboration libérale, l’impossible équation ?"

[9L’avenir politique dira ce que deviendra ce régime de retraite… Partons de l’idée qu’il survivra à une (éventuelle) réforme. Sur ce sujet, mon article paru sur le site Les Echos, "Retraite des avocats : partie perdue ?"

[12Cf. mon article paru sur le site du Village de la Justice, "Pourquoi les cabinets d’avocats peinent-ils à recruter ?"

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