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Salariés, attention à vos publications en ligne ! Retour sur la liberté d’expression des salariés. Par Fiona Logier et Nadia Kadhom, Etudiantes.
Parution : vendredi 29 avril 2022
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A l’ère des nouvelles technologies et du numérique, l’obligation de confidentialité et de loyauté à l’entreprise se confronte à la liberté d’expression des salariés sur les réseaux sociaux.
Il convient donc de faire le point sur la liberté d’expression, son régime, ses limites, et son articulation avec les obligations du salarié.

Les auteures de l’article sont membres de la clinique juridique de la Sorbonne.

La défense de la liberté d’expression des salariés, notamment sur Internet, revêt une importance particulière tant cette liberté fait partie de nos droits fondamentaux.
Toutefois, de nouvelles problématiques apparaissent lorsqu’on envisage la liberté d’expression des salariés sur les réseaux sociaux numériques, dont l’utilisation croissante ne fait qu’augmenter les risques pour les entreprises.

De fait, la liberté d’expression des salariés peut se manifester par des propos potentiellement dommageables pour l’entreprise tant en termes d’image que de concurrence. Il convient alors de trouver un équilibre entre cette liberté d’expression fondamentale et les devoirs du salarié.

Cependant, du fait de frontières de plus en plus floues entre d’une part la vie professionnelle et la vie privée, et d’autre part entre la vie publique et la vie personnelle, le maintien de cet équilibre n’est pas toujours efficace, et pourtant il est crucial, car, à défaut de son respect, et notamment en cas d’abus de la liberté d’expression du salarié, et d’atteinte à son obligation de confidentialité, le salarié encourt le licenciement.

§1. La consécration de la liberté d’expression du salarié.

Malgré l’état de subordination dans lequel il accepte de se placer en concluant un contrat de travail, le salarié demeure un citoyen et n’abdique donc pas sa liberté d’expression, laquelle fait partie des libertés fondamentales protégées par les sources du droit les plus élevées dans la hiérarchie des normes [1].

Il reste à savoir si cette liberté a été consacrée spécifiquement en droit du travail au salarié, et si oui en quoi consiste-t-elle et quelles sont ses limites.
Dans le Code du travail, un droit d’expression est prévu à l’article L2281-1. Celui-ci dispose que les salariés bénéficient d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail. Mais ce n’est là qu’un droit, qui diffère sensiblement de la liberté reconnue à chacun des citoyens de s’exprimer. 

En droit français, l’importance de la liberté d’expression propre au salarié commence à être reconnue dans l’arrêt Clavaud rendu par la Cour de cassation le 28 avril 1988 [2]. Il s’agissait en l’espèce d’un salarié licencié à la suite de la publication dans un quotidien d’un article rapportant des déclarations qu’il avait faites à un journaliste sur ses conditions de travail.
La Cour de cassation avait jugé que son licenciement était nul, précisant que :

« l’exercice du droit d’expression dans l’entreprise étant, en principe, dépourvu de sanction, il ne pouvait en être autrement hors de l’entreprise où il s’exerce, sauf abus, dans toute sa plénitude ».

La liberté est donc le principe, et seul l’abus, qui constitue l’exception, peut faire l’objet de sanctions.
Depuis, cette position n’a jamais été démentie, au contraire, la jurisprudence s’attache à la rappeler, précisant que :

« l’abus de droit est la seule limite apportée à la liberté d’expression des salariés en dehors de l’entreprise » [3].

Ou que :

« l’exercice de la liberté d’expression des salariés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise, ne peut justifier un licenciement que s’il dégénère en abus » [4].

Cependant, la loi offre désormais un fondement juridique aux plaideurs, en leur fixant un cadre : c’est l’article L1121-1 du Code du travail, qui prévoit que :

« nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

§2. Les limites à cette liberté : l’exercice abusif par le salarié.

La liberté d’expression du salarié a donc un fondement textuel indéniable, cependant elle n’est pas pour autant absolue.
En effet, son titulaire ne peut s’y rattacher pour s’opposer à la rupture du contrat de travail lorsque le salarié a fait un usage abusif de la liberté d’expression.
Cette limite est prévue par les textes qui l’organisent : l’article 10 de la CEDH par exemple, qui admet la réserve de l’abus à son alinéa 2, autorise ainsi les restrictions nécessaires à la protection de la réputation ou des droits d’autrui. Ce texte pose une obligation adressée aux Etats, et à ce titre, la Cour Européenne des Droits de l’Homme n’hésite pas à utiliser cet alinéa dans les relations de travail [5]. Il est donc possible de justifier des atteintes à la liberté d’expression dès lors que les exigences de justification et de proportionnalité sont respectées.

Pour le juge français, la réserve de l’abus apparaissait déjà très clairement dans l’arrêt Clavaud, et est d’autant plus réaffirmée aujourd’hui, notamment en raison du développement des outils de télécommunications à l’instar d’Internet, et des réseaux sociaux tels que Facebook ou LinkedIn. En effet, face à des situations dans lesquelles les salariés se sont autorisés à porter un regard sur l’entreprise et à diffuser ce regard, se pose la question de savoir si ce comportement est un abus de la liberté d’expression ?
La Cour de cassation, afin de cerner cet éventuel abus, s’est livrée à un effort de définition : elle considère que les propos injurieux, diffamatoires ou excessif caractérisent l’abus de droit et évince donc la protection liée à la liberté fondamentale d’expression.

Une difficulté demeure : si l’injure et la diffamation ont bien été définis par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la chose est plus délicate quant à l’excès. L’excès ne connaît pas de définition précise, mais devient presque une notion fonctionnelle ; certes la Cour de cassation contrôle l’abus et donc la notion de propos excessifs, sans jamais pourtant n’en donner de définition claire et précise. A titre d’exemple, a pu être considéré comme allant au-delà de la liberté d’expression l’action d’un salarié qui a dénigré de manière répétée auprès de plusieurs personnes de l’entreprise un supérieur hiérarchique en le traitant d’incompétent [6]. En revanche, les hauts magistrats ont pu considérer que l’humour et le sarcasme n’est pas nécessairement un abus dans l’exercice de la liberté d’expression [7].

Afin de caractériser un abus par le salarié de sa liberté d’expression dans le cadre professionnel, trois conditions ont été dégagées par les juges du fond : « la teneur des propos, le contexte dans lequel ils ont été tenus et la publicité qu’en a fait le salarié » [8].
Ainsi, l’abus sera caractérisé si les propos ont été tenus au sein d’un cercle élargi de personnes, sur un groupe public, et a généré un trouble caractérisé.
A ce titre, pour rechercher si le comportement du salarié a effectivement causé un trouble objectif au sein de l’entreprise, les juges prennent en compte différents critères dont notamment :
- les caractéristiques de l’entreprise : taille, secteur d’activité, notoriété ou encore la publicité donnée aux événements dans les médias  ;
- la nature des fonctions du salarié : si le salarié a des fonctions impliquant certaines responsabilités ou en contact direct avec la clientèle, le trouble sera plus facilement reconnu  ;
- la finalité propre de l’entreprise.

Il convient ici d’appeler à la vigilance : cette problématique de l’abus potentiel de la liberté d’expression ne joue que lorsqu’on dépasse un cercle strictement privé. En effet, dans le cadre d’une correspondance privée, il n’est pas possible d’invoquer une faute du salarié car il existe une forme d’incompatibilité entre son droit à la vie privée d’une part et la sanction potentielle de l’employeur.

§3. L’articulation de la liberté d’expression avec les obligations des salariés.

Par ailleurs, l’étendue de cette liberté est également limitée par l’existence de nombreuses obligations salariales qui encadre le champ de la liberté d’expression. Ces obligations sont diverses et peuvent porter sur la non-divulgation des secrets de fabrication [9], le respect d’une obligation de confidentialité ou de discrétion [10] ou encore sur l’obligation de loyauté, qui permet aux juges de protéger la réputation de l’entreprise par l’interdiction de l’abus dans l’usage de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux numériques. 

Ces limites à la liberté d’expression doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir ainsi que proportionnées au but recherché et peuvent être contractuelles ou conventionnelles.

Aujourd’hui, une grande partie des contentieux relatifs à l’abus de la liberté d’expression [11] des salariés figure dans la publication par ces derniers, sur Facebook ou sur d’autres réseaux sociaux de propos insultants ou à caractère confidentiel sur des personnes ou encore sur des données considérées comme confidentielles par l’entreprise. A l’égard de cette obligation de confidentialité du salarié, la Cour d’appel de Paris a affiché une certaine sévérité dans un arrêt rendu le 31 mars dernier [12]

En l’espèce, un salarié, chef de projet dans le secteur recherche et développement, faisait l’objet d’un licenciement disciplinaire après avoir diffusé sur le réseau LinkedIn des images de coupes et géométries d’un moteur, ces éléments étant, selon l’entreprise, susceptibles d’être utilisés par les concurrents. L’employeur lui reprochait ainsi d’avoir enfreint l’obligation de confidentialité figurant dans son contrat de travail et inhérente à ses fonctions. Il s’appuyait également sur le règlement intérieur de l’établissement qui imposait en particulier au personnel de l’entreprise de garder une "discrétion absolue" sur les informations et procédés de fabrication de la société au nom notamment d’impératifs de la défense nationale (l’entreprise intervenant dans le secteur de la défense, ce qui justifie une obligation de confidentialité plus prégnante). De son côté, le salarié objectait que les informations en cause étaient librement accessibles et non susceptibles d’être exploitées. Il invoquait, en effet, leur caractère succinct, l’absence de paramètres ou d’échelle, et le fait que les images provenaient d’un poster affiché dans les locaux professionnels.

La cour d’appel a rejeté les arguments du salarié, et estimé que le comportement du salarié constituait un manquement avéré à ses obligations contractuelles et une cause disciplinaire réelle et sérieuse de licenciement, car :
- les images publiées provenaient d’informations issues de documents internes qui n’étaient pas destinés à une publication sur un réseau social et dont le salarié avait eu connaissance dans le cadre de l’exercice de ses fonctions ;
- il les avait utilisées sans vérifier, au regard des règles de confidentialité qui lui étaient applicables, s’il lui était possible de les publier.

Nous ignorons si l’affaire fera l’objet d’un pourvoi en cassation, mais il semblerait que la position de la Cour d’appel soit soutenue par les hauts magistrats, ces derniers ayant déjà eu l’occasion d’approuver un licenciement disciplinaire d’un salarié qui avait publié la photographie du défilé de la nouvelle collection sur son compte privé Facebook comptant plus de 200 "amis" professionnels alors qu’il était soumis contractuellement à une clause de confidentialité [13].

Ainsi, un salarié est tenu de respecter son obligation de loyauté pendant la durée d’exécution du contrat de travail. À ce titre, il ne doit pas divulguer à des tiers (concurrents ou clients) les informations dont il a connaissance dans l’exercice de ses fonctions et qui risquent de nuire à la bonne marche de l’entreprise. Dès lors, la publication par un salarié d’images sur LinkedIn provenant de documents internes à l’entreprise peut justifier son licenciement disciplinaire pour non-respect du secret professionnel et de l’obligation de confidentialité figurant dans son contrat. Cette obligation est certes sans doute plus prégnante dans une entreprise intervenant dans le secteur de la défense, mais la solution en l’espèce n’est que la réaffirmation de la jurisprudence Petit Bateau.

§4. Le licenciement, conséquence possible à l’abus de la liberté d’expression.

Le salarié doit donc veiller à l’exercice non abusif de son droit à la liberté d’expression, au risque de se voir sanctionné [14]. Il pourra en effet être licencié pour faute grave [15] ou pour faute lourde si l’intention de nuire à l’employeur est caractérisée [16]

En effet, la Cour de cassation a prononcé un licenciement pour faute grave d’un salarié qui avait dénigré son entreprise dans des termes « déloyaux et malveillants » sur un site de notation publique confirmé par les juges [17]. Le licenciement est ainsi justifié quand il existe des propos injurieux et diffamatoires

§5. La nullité du licenciement en cas de sanction injustifiée.

L’employeur devra toutefois être prudent, car, en cas de sanction injustifiée, le licenciement sera considéré comme nul et aura de lourdes conséquences pour l’employeur. En l’absence d’abus réel, le licenciement d’un salarié fondé sur l’exercice du droit d’expression est nul [18], et cette nullité produit un effet particulier : elle donne au salarié un droit à réintégration dans son emploi et, à défaut de réintégration, lui ouvre droit à une indemnité qui n’est pas soumise, pour sa détermination, au barème.

Pour conclure, il est évident qu’il convient d’appeler les salariés à la vigilance, mais on pourrait également conseiller aux employeurs, afin d’éviter des contentieux, de créer des chartes ou des guides d’entreprise spécifiques à l’utilisation des réseaux sociaux numériques.
Ces normes de soft-law seraient non obligatoires, et bien distinctes du règlement intérieur de l’entreprise car elles recouvraient une dimension davantage éthique que juridique. Une telle démarche permettrait aux entreprises de déterminer les actions qu’elles attendent de leurs salariés, tout en créant un outil de prévention efficace, car là où la pratique judiciaire vise à rétablir un équilibre a posteriori après que le dommage a été causé, ces guides visent à prévenir la réalisation du dommage. 

Fiona Logier et Nadia Kadhom, Etudiantes, Membres du pôle Droit social de la Clinique juridique de la Sorbonne. https://cliniquejuridiquesorbonne.com

[1Article 10 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme, article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, article 10 et 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, du 26 août 1789.

[2Cass. soc. 28 avril 1988, n° 87-41.804.

[3Cass, soc, 12 nov. 1986, n°94-43.859.

[4Cass, soc 21 mars 2018, n°16-20.516.

[5CEDH, Fuertes Bobo 29 fév 2000, 39293/98 & CEDH, 12 sept 2011, n°28855/06 sur la liberté d’expression syndicale.

[6Cass, Soc 23 juin 2010, n°09-40.825.

[7Cass, Soc 2 fév. 2011, n°09-69.361.

[8Grenoble, 14 janvier 2021 RG n°18/03146.

[9Article L1227-1 Code du travail.

[10Cass, soc. 16 septembre 2015 n°13-26.949.

[11Cass, soc. 15 janvier 2020 n° 18- 14.177.

[12CA, Paris, 31 mars 2022.

[13Cass, Soc, 30 septembre 2020, n°19-12.058, arrêt “Petit Bateau”.

[14Cass. Soc, 11 avril 2018, n°16-18.590.

[15Cass. Civ, 13 juin 2006, n°03-47.580.

[16Cass. Soc, 29 avril 2009, n°07-44.798.

[17Cass. Soc, 11 avril 2018, n°16-18-590.

[18Cass. soc. 28 avr. 1988, n° 87-41.804.