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De la durée des contrôles réintroduits aux frontières intérieures. Par Camille Dire, Avocat.
Parution : vendredi 6 mai 2022
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Dans l’espace Schengen, les États signataires ont aboli les contrôles des mouvements transfrontaliers à leurs frontières internes pour les reporter vers une frontière extérieure commune, à laquelle sont effectués les contrôles d’entrée selon des procédures identiques, fixées par le règlement 2016/399 (Code frontières Schengen), qui prévoit notamment que « les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient effectuées sur les personnes, quelle que soit leur nationalité ».

Ce règlement offre toutefois aux États membres la possibilité, dans des circonstances exceptionnelles, de réintroduire temporairement le contrôle à leurs frontières intérieures, pour une durée limitée. Les conditions d’une éventuelle reconduction venant d’être précisées par la CJUE par un arrêt rendu le 26 avril 2022.

Afin de garantir le caractère exceptionnel et le respect du principe de proportionnalité, ainsi qu’une application uniforme de ces dispositions par les États Schengen, le code y consacre un chapitre entier, entièrement réécrit par le biais du règlement (UE) n° 1051/2013. Le postulat de base est que le contrôle aux frontières intérieures n’est réintroduit qu’en dernier recours, de manière exceptionnelle et en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure.

Dès mai 2017, la Commission a entamé une réflexion sur le point de savoir si le cadre juridique en vigueur était suffisamment adapté aux phénomènes évolutifs qui menacent la sécurité, notamment au vu du recours particulièrement croissant à cette faculté qui, rappelons-le, ne devait être utilisée qu’en dernier recours : de septembre 2015 à septembre 2017, le contrôle aux frontières a été réintroduit et prolongé près de 50 fois (contre 36 cas de contrôle frontalier sur la période 2006-2015), parfois jusqu’à épuisement des délais juridiques prévus. À la lumière de ces considérations, le 27 septembre 2017, la Commission a proposé de modifier le code en ce qui concerne les règles applicables à la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures [1]. La proposition a fait l’objet d’une résolution législative du Parlement européen le 4 avril 2019 [2], mais n’a finalement pas abouti [3].

Des réflexions sur le sujet se sont ensuite tenues lors de deux « forums Schengen » organisés le 30 novembre 2020 (sous présidence allemande) puis le 17 mai 2021 (sous présidence portugaise), et, sous l’impulsion de la présidence slovène, la Commission a formulé une nouvelle proposition le 14 décembre 2021 visant à rappeler le caractère exceptionnel d’une telle mesure et limité dans le temps :

« Les contrôles durables aux frontières intérieures ont révélé les limites des outils actuels, de sorte que l’Union doit évaluer la nécessité et la proportionnalité des contrôles prolongés. Par conséquent, il convient de renforcer les règles définissant les contrôles aux frontières intérieures comme une mesure de dernier recours ».

Car, force avait été de constater que ce qui ne devait être qu’une mesure exceptionnelle et de dernier recours était devenu une mesure habituelle infiniment reconductible : pour s’en convaincre, il suffit de s’en référer au tableau tenu par la commission listant les réintroduction « temporaires » intervenues depuis 2006, pour s’apercevoir que le temporaire s’est inscrit dans la durée.

Ainsi, entre 2006 et 2011, la France avait procédé à 8 réintroductions temporaires et ciblées, ne dépassant pas quelques journées sur des portions de frontières.

Mais, depuis le 13 novembre 2015, la réintroduction temporaire effectuée à l’occasion de la COP 21 s’est muée en réintroduction permanente… qui dure jusqu’à présent : elle vient d’ailleurs d’être reconduite jusqu’au 31 octobre 2022.

En 2017, un recours devant le conseil d’État avait été initié aux fins de demander l’annulation de la décision du gouvernement français de prolonger le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures terrestres avec la Belgique, le Luxembourg, l’Allemagne, la Confédération Suisse, l’Italie et l’Espagne ainsi qu’aux frontières aériennes et maritimes, du 1er novembre 2017 au 30 avril 2018.

Les requérants sollicitaient également du conseil d’État qu’il sursoit à statuer pour poser une question à la Cour de justice de l’Union européenne portant sur la conformité de la décision attaquée au Code frontières Schengen et aux articles 18 et 45 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Dans sa décision rendue le 28 décembre 2017 (9ème et 10ème ch. réunies, n° 415291), le conseil d’État, se fondant sur la recommandation (UE) 2017/1804 de la commission du 3 octobre 2017, et sans saisir la CJUE d’une question préjudicielle, allait considérer qu’à l’issue de la période maximale de 6 mois prévue par le code, une menace renouvelée permettait la mise en place à nouveau d’un contrôle aux frontières pour une autre période d’une durée maximale de 6 mois.

Par un arrêt rendu le 26 avril 2022 [4], la Cour de justice de l’Union européenne vient peut-être de siffler la fin de la partie : la Cour rappelle que le Code frontières Schengen pose le principe que les frontières entre les États membres peuvent être franchies en tout lieu sans que des contrôles y soient effectués sur les personnes, quelle que soit leur nationalité, et que la réintroduction du contrôle aux frontières intérieures doit rester exceptionnelle et ne devrait intervenir qu’en dernier recours.

Et la Cour constate qu’une telle mesure, y compris toutes prolongations éventuelles, ne peut pas dépasser une durée totale maximale de six mois, le législateur de l’Union ayant estimé qu’une période de six mois était suffisante pour que l’État membre concerné adopte, le cas échéant, en coopération avec d’autres États membres, des mesures permettant de faire face à une telle menace tout en préservant, après cette période de six mois, le principe de libre circulation.

La Cour précise toutefois que l’État membre peut appliquer de nouveau une telle mesure, même directement après la fin de la période de six mois, lorsqu’il est confronté à une nouvelle menace grave affectant son ordre public ou sa sécurité intérieure, qui est distincte de celle initialement identifiée, ce qui doit être apprécié par rapport aux circonstances et événements concrets.

En l’espèce, la Cour retient que l’Autriche, pays objet du recours, n’avait pas démontré l’existence d’une nouvelle menace, de sorte que les mesures alors en vigueur étaient incompatibles avec le Code frontières Schengen.

France : réintroduction du contrôle aux frontières intérieures.

Épisodiques et ciblées :

1. Le 21/10/2006, de 08h à 20h : Journée des jeunesses radicales des jeunes Basques.
2. Du 12/02/2007 au 16/02/2007 : conférence des chefs d’États africains à Cannes (frontière franco-italienne).
3. Le 27/09/2008, de 08h à 18h45 : Manifestation de Batasuna à Bayonne (5 points frontaliers entre la France et l’Espagne).
4. Du 30/03/2009 au 05/04/2009 : Sommet de l’Otan à Strasbourg (frontières terrestres et aériennes avec BE, LU, DE, CH, IT et ES).
5. Le 19/09/2009, de 13h à 19h40 : Manifestation de Batasuna à Bayonne (5 points frontaliers entre la France et l’Espagne).
6. Le 27/09/2009 : 50ème anniversaire de l’ETA (frontière terrestre franco-espagnole)
7. Du 28/05/2010 au 02/06/2010 : sommet franco-africain à Nice (rétablissement du contrôle aux frontières intérieures terrestres dans le département des Alpes Maritimes).
8. Du 24/10/2011 au 05/11/2011 : sommet des chefs d’États et de gouvernement du G20 à Cannes (rétablissement des contrôles à la frontière terrestre avec l’Italie).

Puis, sans discontinuer :

1. Du 13/11/2015 au 13/12/2015 : réintroduction motif ordre public (COP 21), aux frontières terrestres et aériennes.
2. Du 14/12/2015 au 26/02/2016 : réintroduction motif sécurité intérieure (toutes frontières intérieures).
3. Du 27/02/2016 au 27/03/2016 : prolongation motif sécurité intérieure (toutes frontières intérieures).
4. Du 28/03/2016 au 26/04/2016 : prolongation motif sécurité intérieure (toutes frontières intérieures).
5. Du 27/04/2016 au 26/05/2016 : prolongation motif sécurité intérieure (toutes frontières intérieures).
6. Du 27/05/2016 au 26/07/2016 : réintroduction motif ordre public (Euro2016 et Tour de France) (toutes frontières intérieures).
7. Du 26/07/2016 au 26/01/2017 : réintroduction motif sécurité intérieure (état d’urgence suite à l’attentat de Nice) (toutes frontières intérieures).
8. Du 27/01/2017 au 15/07/2017 : prolongation motif sécurité intérieure (toutes frontières intérieures).
9. Du 16/07/2017 au 30/10/2017 : prolongation motif sécurité intérieure (toutes frontières intérieures).
10. Du 01/11/2017 au 30/04/2018 : prolongation motif sécurité intérieure (toutes frontières intérieures).
11. Du 01/05/2018 au 31/10/2018 : prolongation motif sécurité intérieure (toutes frontières intérieures).
12. Du 01/11/2018 au 30/04/2019 : réintroduction motif sécurité intérieure (toutes frontières intérieures).
13. Du 01/05/2019 au 31/10/2019 : réintroduction motif menace terroriste et situation aux frontières extérieures (toutes frontières intérieures).
14. Du 01/11/2019 au 30/04/2020 : réintroduction motif persistance de la menace terroriste, évènement politique majeur à venir à Paris, situation aux frontières extérieures (toutes frontières intérieures).
15. Du 01/05/2020 au 31/10/2020 : persistance de la menace terroriste et risque que les terroristes profitent de la vulnérabilité des États due à la pandémie de Covid-19, appui aux mesures permettant de contenir la propagation du virus (toutes les frontières intérieures).
16. Du 01/11/2020 au 31/04/2021 : menace terroriste, situation aux frontières extérieures (toutes les frontières intérieures).
17. Du 01/05/2021 au 31/10/2021 : persistance de la menace terroriste, mouvements secondaires, Coronavirus Covid-19 (toutes les frontières intérieures).
18. Du 01/11/2021 au 30/04/2022 : persistance de la menace terroriste, mouvements secondaires, Coronavirus Covid-19 (toutes les frontières intérieures).
19. Du 01/05/2022 au 31/10/2022 : persistance de la menace terroriste, mouvements secondaires, Coronavirus Covid-19 (toutes les frontières intérieures).

Camille Dire, Avocat Barreau de Nice DIRE-Avocat-NICE Droit européen - Droit international Circulation transfrontalière - Schengen Droit administratif - Fonction publique

[1Bruxelles, le 27.9.2017 COM(2017) 571 final 2017/0245 (COD).

[2Rapport PE n° A8-0356/2018 du 29 octobre 2018 et P8_TA-PROV(2019)0356 (amendements adoptés en première lecture).

[3Document du 11 avril 2019 du secrétariat général du Conseil (OR. en) 8051/19 CODEC 829 FRONT 124 COMIX 184 CSC 123 PE 143.

[4Aff. C-368/20 et C-369/20.