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Peut-on exprimer son désaccord à son patron sans risquer un licenciement ? Par Françoise de Saint Sernin, Avocate.
Parution : samedi 14 mai 2022
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Comment exprimer son désaccord ? Sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression, à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées.

Par un arrêt du 16 février 2022 (n° 19-17.871), à l’occasion d’un litige relatif à la dénonciation en interne d’une potentielle fraude, la Cour de cassation rappelle que le licenciement pour un motif lié à l’exercice non abusif par le salarié de sa liberté d’expression est nul.

Un désaccord sur les modalités d’une réorganisation.

Le salarié avait obtenu partiellement satisfaction. En l’espèce, la Cour d’appel de Paris avait bien jugé sans cause réelle et sérieuse le licenciement que l’employeur avait décidé contre un salarié qui avait exprimé un désaccord sur les modalités d’une réorganisation ayant eu lieu dans l’entreprise dans des termes qui n’étaient ni outranciers, ni injurieux. Or, le salarié demandait à voir reconnaitre la nullité de son licenciement qui permet d’obtenir une meilleure réparation [1]. Si le salarié demande sa réintégration, cette dernière s’impose à l’employeur, sauf impossibilité matérielle (par exemple en cas de dépôt de bilan de la société). L’employeur devra alors payer rétroactivement le salaire qui aura couru entre la date de la fin du contrat de travail et la date de la réintégration.

Absence d’abus dans la liberté d’expression d’un désaccord à son entreprise.

Le salarié estimait que le véritable motif de son licenciement violait sa liberté d’expression.

En effet, il avait alerté à plusieurs reprises verbalement sa hiérarchie sur la fraude fiscale qui résulterait selon lui d’une décision qui avait prise et qu’ayant exercé son droit d’alerte, dans le respect des procédures internes, il a d’abord été évincé d’une réunion concernant directement ce sujet puis licencié. La conclusion de la Cour d’appel était erronée.

En effet, dès lors que les propos litigieux sur lesquels était fondé le licenciement, ils ne caractérisaient pas un abus par le salarié de sa liberté d’expression, le juge du fond aurait dû prononcer la nullité du licenciement. En l’absence d’abus, le licenciement d’un salarié fondé sur l’exercice du droit d’expression est nul [2]. Pour rappel, en cas de violation de la liberté d’expression qui est une liberté fondamentale, l’annulation du licenciement produit un effet exceptionnel : elle donne au salarié un droit à réintégration dans son emploi.

La Cour de cassation censure la décision de la Cour d’appel.

La Cour de Cassation donne raison au salarié qui reprochait à la Cour d’appel d’avoir certes reconnu qu’il n’avait pas commis d’abus de sa liberté d’expression mais qui s’était contenté de condamner l’employeur à des dommages et intérêts pour licenciement abusif alors qu’il réclamait la nullité de son licenciement et sa réintégration dans l’entreprise.

Or, la Cour de Cassation

« le licenciement prononcé à l’encontre d’un salarié à qui il était seulement reproché d’avoir usé, sans abus de sa part, de sa liberté d’expression, est entaché de nullité ; qu’en rejetant la demande de nullité du licenciement et en concluant à une simple absence de cause réelle et sérieuse, après avoir constaté qu’il n’était pas établi que le salarié ait exprimé son désaccord dans des termes outranciers ou injurieux et ait ainsi abusé de sa liberté d’expression, la Cour d’appel qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé l’article L1121-1 du Code du travail et l’article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».

Les véritables motifs de l’employeur.

Ce que cache cet arrêt c’est le motif véritable de l’entreprise, en l’occurrence une banque. II apparaît en effet que le salarié avait manifesté son désaccord quant aux modalités de transfert des "clients en compensation", activité qui concernait 2775 clients titulaires de compte avec des incidences fiscales de plusieurs millions de droit et taxes en enregistrement. Comme le dénonçait déjà Cadre Averti [3] :

« la protection intervient après de longues années de procédures, les lanceurs d’alerte sont souvent licenciés, entravés dans leur souhait de trouver un nouvel emploi et finalement démunis face aux frais de justice qu’ils doivent avancer pour se défendre contre des procédures injustes. C’est seulement au bout du bout des procédures que le lanceur d’alerte, finalement reconnu comme tel, verra son seul préjudice professionnel indemnisé alors même qu’il a couru tous les risques ! ».

Des désaccords ou des révélations exprimés de manière désintéressée et de bonne foi.

Bien que ces dispositions ne s’appliquent pas à cette affaire qui est antérieure puisque le licenciement est intervenu en 2014, il convient enfin de noter que depuis 2016, grâce à l’article 6 de la loi dite Sapin II, le lanceur d’alerte est défini comme une

« personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement ».

L’article 10 protège le lanceur d’alerte contre toute discrimination et stipule en même temps que la mauvaise foi ou l’intention de nuire contre lui est sanctionnée des peines prévues par le Code pénal. À l’étranger, de rares pays ont apporté une solution au défi de la protection des lanceurs d’alerte.

On notera notamment qu’aux États-Unis, la procédure américaine permet aux lanceurs d’alerte de percevoir à titre de compensation une partie de l’argent obtenu par l’État fédéral après sanction (amende ou redressement fiscal) des organisations, publiques ou privées, reconnues coupables.

Il en résulte que les lanceurs d’alerte sont à la fois mieux protégés et d’avantage incité à dénoncer des irrégularités ou des abus.

Françoise de Saint sernin Avocate en droit du travail SCP Saint Sernin [->www.saintsernin-avocats.com]

[2Cass. soc. 28 avr. 1988, n° 87-41.804.