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Le droit peut-il sauver l’Humanité ? Interview de Diane Roman, Professeure à l’Ecole de droit de la Sorbonne.
Parution : mardi 7 juin 2022
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Diane Roman est professeure de droit à l’École de droit de la Sorbonne (Paris I). Son travail de recherche porte notamment sur les droits et libertés et sur la notion de justice sociale, la question de l’effectivité et de la "justiciabilité" des droits.
Dans son dernier ouvrage intitulé "La cause des droits. Écologie, progrès social et droits humains." [1], elle pose l’interrogation suivante, "brûlante" selon son propre qualificatif : "les droits humains, et leurs juges, peuvent-ils sauver l’humanité, en protégeant la planète et en éradiquant la pauvreté ?".
En un ouvrage technique mais illustré d’exemples concrets en introduction de chaque chapitre, l’auteure cherche à battre en brèche l’idée qu’elle exprime en introduction selon laquelle "les mots du droit pèsent peu de chose face aux maux du système qui le produit".
Le Village de la Justice a rencontré Diane Roman pour alimenter la réflexion autour de son ouvrage, dans le cadre de notre rubrique "Du droit au Care".

Village de la Justice : Quelles étaient vos motivations à l’origine de cet ouvrage ?

Diane Roman : "Ce livre est le résultat logique des deux facettes de mon métier d’enseignante-chercheuse. D’une part, mon activité scientifique. Depuis plus de 20 ans, mon travail de recherche porte sur les droits et libertés ; j’ai beaucoup écrit sur la notion de justice sociale, la question de l’effectivité et de la justiciabilité des droits, sur les enjeux que pose, pour le droit, la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

D’autre part, depuis 2019, l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, où j’enseigne, a ouvert en Master de droit public un cours intitulé "Droits sociaux et environnementaux", qui traite du recours au droit et au juge pour garantir la
protection de droits tels que le droit à un travail décent, le droit à la santé et la sécurité sociale, le droit à un environnement sain ou le droit à la stabilité climatique.
La pandémie de Covid-19, qui nous a conduit à basculer nos cours en enseignement à distance, a été l’occasion pour moi de mettre par écrit les questions abordées dans ce cours afin d’offrir un support de réflexion pour les étudiants, dont nous pouvions discuter lors de nos séances en distanciel. L’idée était ainsi de permettre un enseignement dit en « classe inversée », qui permet plus d’interactivité. C’est peut-être le seul point positif que je retiens de cette période de confinement et d’éloignement des salles de classe : les étudiants de master et moi avons eu des discussions passionnantes et une vraie dynamique collective a pu se mettre en place, en dépit du contexte !"

« On voit combien le droit est utilisé comme une arme. »

V.J : Quel est son message principal, si vous ne deviez en retenir qu’un ?

D.R : "C’est une question : « Le droit peut-il sauver l’humanité, en protégeant le climat et en éradiquant la pauvreté ? ». Elle est bien symbolisée par la couverture, qui montre une Thémis avec les attributs traditionnels de la justice, mais dotée d’une cape rouge, à l’instar des super-héros. On voit combien le droit est utilisé comme une arme, pour demander au juge d’assurer la garantie de droits humains tels que le droit à un air pur, à des conditions matérielles de vie décente, à l’eau, l’alimentation.

De nombreux contentieux, très médiatisés sont intentés en leur nom : protection de la forêt amazonienne et des peuples autochtones, responsabilité sociale de Nike, Shell, EDF ou TotalEnergie, procès climatiques, droits des migrants et des détenus... La « cause des droits » entraîne un renouvellement des interrogations sur la justice sociale et environnementale et nous invite à repenser le cadre de l’État de droit, les catégories des droits humains et l’effectivité du recours au juge dans leur protection. L’objet du livre est d’ouvrir une réflexion sur ces enjeux."

V.J : A qui le destinez-vous en priorité ?

D.R : "Le livre s’adresse à toute personne intéressée par une réflexion sur les droits et libertés et sur les enjeux politiques et juridiques de la justice sociale et environnementale. C’est avant tout un livre de droit et certains développements pourront sembler un peu techniques pour des non-juristes. Mais j’ai choisi de systématiquement illustrer les sujets abordés par des illustrations contentieuses. Ces « histoires » de procès et d’affaires – comme celle du collectif McDroits ou de l’Affaire du siècle en France, de la plainte du chef Raoni contre Bolsonaro devant la Cour pénale internationale ou de l’éléphant Happy à New York, constituent autant d’exemples qui permettent la lecture par le plus grand nombre. Du moins c’est ce que j’espère !"

V.J : Diriez-vous que ce livre est un livre militant ?

D.R : "Je ne pense pas, dans la mesure où il ne se veut pas prescriptif. Son objet est avant tout d’inciter à réfléchir à la transformation du cadre juridique et à l’émergence de nouvelles questions : les droits sociaux et environnementaux sont-ils des droits à part entière ? Faut-il reconnaître des droits aux animaux ou à la Nature ? Si les entreprises sont titulaires de droits, faut-il leur reconnaître des obligations au titre du respect des droits humains ? Incriminer l’écocide permettrait-il de protéger effectivement l’environnement ? Sous quelles formes la responsabilité de l’Etat peut-elle être engagée en raison du changement climatique ou du mal-logement ? Et jusqu’où peut-on désobéir au nom des droits ? Voila quelques exemples de questions abordées.

Mon but n’était pas tant d’y répondre que d’offrir aux lecteurs les clés pour comprendre les implications de ces revendications et se faire leur propre opinion."

V.J : Sur le fond, quels progrès appelez-vous de vos vœux pour que les droits que vous évoquez dans cet ouvrage gagnent en effectivité et en "justiciabilité" ? Pensez-vous que le Droit soit un des éléments clefs de notre "salut" écologique et social ?

D.R : "Le recours au juge pour obtenir la protection des droits sociaux et environnementaux constitue désormais un mode d’action militant bien établi. La Fédération Internationale pour les Droits Humains (FIDH), par exemple, vient de lancer une campagne destinée à renforcer la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Elle a pour titre - de façon significative - « See you in court » !

Et encore n’est-ce qu’un exemple !
- L’an dernier, des habitants de communes de l’île de La Réunion ont intenté une action de groupe contre la société distributrice d’eau, qui est accusée de fournir une eau impropre à la consommation, mettant en danger la santé des consommateurs.
- Quelques mois plus tôt, en Ouganda, la Cour constitutionnelle a condamné l’État pour ne pas avoir fourni gratuitement des soins médicaux de base à des femmes enceintes, en méconnaissance du droit à la santé, pourtant constitutionnellement garanti.
- En Europe, la Cour européenne des droits de l’homme est saisie de plusieurs requêtes pour obtenir la condamnation de pays européens en raison de leur inaction à lutter contre le dérèglement climatique.
- En Asie, une ONG panasiatique de défense des droits des travailleurs a intenté une série d’action en justice contre les entreprises occidentales de mode qui ont recours à des ateliers de couture délocalisés pour fabriquer leurs pièces de textile à bas coût et au prix de nombreuses violations des droits des travailleurs. Et cela fonctionne souvent !

On voit que les juges, nationaux comme internationaux, affirment régulièrement la primauté des droits humains, et l’obligation pour les États de respecter, protéger et réaliser effectivement les droits sociaux et environnementaux.

« La garantie effective des droits sociaux et environnementaux suppose l’élaboration d’un projet politique, qui ne peut être la tâche des seuls juristes ! »

Mais la conclusion du livre est nuancée. Je montre les limites de ces actions en justice : saisir le juge est complexe et parfois de peu d’effet. Les récentes
condamnations de l’État français en raison de son inaction climatique le montrent par défaut : cela ne suffit pas à initier un changement radical de nos politiques publiques, seul à même de répondre à l’urgence climatique rappelée par le GIEC.

Et plus encore, la garantie effective des droits sociaux et environnementaux
suppose l’élaboration d’un projet politique, qui ne peut être la tâche des seuls juristes ! Entre liberté d’entreprendre et droits des travailleurs, entre liberté individuelle et protection du climat et de la biodiversité, il y a des arbitrages forts à effectuer, qui dépassent la compétence du juge. Comme le disent les toutes dernières lignes du livre, pour la refondation d’un projet politique, plus que vers les prétoires, c’est vers l’agora qu’il faut se tourner !"

Informations techniques :
Titre : La cause des droits. Écologie, progrès social et droits humains.
Auteure : Diane Roman
Éditeur : Dalloz
ISBN : 978-2-247-21494-5
Parution : 2021
Prix : 22 euros
Nombre de page : 298 pages.

Propos de Diane Roman, professeure de droit à l’Ecole de droit de la Sorbonne, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, recueillis par Nathalie Hantz, Rédaction du Village de la Justice.

[1Publié chez Dalloz