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[Témoignage] Greffier du « bout du monde » en Guyane française.
Parution : vendredi 3 juin 2022
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Le Palais de justice de Saint-Laurent du Maroni se situe aux confins de la France et de l’Union Européenne, en Amérique du Sud. Au cœur judiciaire de la forêt amazonienne, à quelques pas de l’ancien bagne de Saint-Laurent, et à dix minutes en pirogue du Surinam sur le fleuve Maroni, la fonction de greffier du bout du monde requiert un engagement certain du service public de la Justice. L’exercice de la fonction révèle également une pratique quotidienne autant singulière qu’enrichissante et formatrice.
Être greffier à Saint Laurent du Maroni, c’est contribuer pleinement et concrètement à l’œuvre de Justice au service d’une France des outre-mer, multiculturelle et du lointain.

Greffier ultra-marin.

La découverte du Palais de justice, au centre de Saint-Laurent du Maroni, illustre tout le poids de l’administration pénitentiaire qui, pendant des décennies, organisait socialement la vie locale pendant la période du bagne. Certaines briques de construction du tribunal sont encore frappées du sceau de l’« AP » pour Administration Pénitentiaire. Le camp de la transportation, situé en face du Palais, est là pour nous rappeler ce lourd passé. L’histoire judiciaire de la ville est donc très prégnante. Le tribunal, la Maison de la Justice et du Droit (MJD) et les fonctions judiciaires ont par conséquent toute leur place dans la cité, et le besoin, pour les justiciables de la Guyane et de l’ouest-guyanais est grand.

L’affectation à Saint-Laurent s’opère généralement pour un premier poste en sortie de l’École Nationale des Greffes de Dijon. C’est incontestablement un choix pour chaque collègue greffier et le directeur de greffe affectés ici.
Le greffe est principalement constitué de greffiers, au nombre de six, avec l’appui nécessaire d’agents de greffe.
Dans la perspective d’une montée en puissance, en compétence et du contentieux par la création d’une future cité judiciaire, il sera indispensable, pour l’avenir, d’augmenter le nombre de greffiers du tribunal.
Si les greffiers sur place sont sujets à une mobilité plus importante que dans les autres tribunaux, le greffe est relativement jeune et polyvalent ; mais surtout enclin d’offrir une justice qualitative, efficiente, célère et avant tout accessible aux justiciables.

L’organisation du tribunal est une particularité en soi. Le tribunal de Saint-Laurent est ainsi doté de compétences propres aux tribunaux de proximité liées au contentieux civil, complétées par un fort service d’accueil unique du justiciable (SAUJ) [1] et un large service de la nationalité. De surcroît, le tribunal, dépendant du Tribunal judiciaire de Cayenne, possède également des compétences en matières pénales et pourvu des services pénaux classiques : bureau d’ordre, service du délégué du procureur, tribunal correctionnel, tribunal pour enfant, intérêts civils, exécution des peines.
Un cabinet de juge pour enfants vient renforcer la compétence générale du tribunal. Le ressort s’étend sur tout le territoire de l’ouest guyanais, depuis le littoral atlantique aux communes de l’intérieur du fleuve Maroni, dont les plus éloignées en territoire amérindien.

Si l’on parle du greffe et des compétences du tribunal, il faut également souligner l’organisation singulière des magistrats. En effet, les magistrats du siège, au nombre de trois, sont des juges placés près la Cour d’Appel de Cayenne qui se déplacent très régulièrement au tribunal pour juger les affaires. Les magistrats du parquet sont détachés uniquement pour les audiences correctionnelles et le pénal mineur. Ils y effectuent à cette occasion l’ensemble des prérogatives dévolues au Parquet. Il n’y a donc pas, en l’état, de magistrats à demeure, à proprement dit. Pour le greffe, il faut dès lors jongler et s’adapter entre les arrivées et les départs constant des magistrats, effectuer les diligences en concomitance avec ces mouvements, notamment concernant les urgences.
Prendre ses fonctions dans l’environnement judiciaire en ce lieu est autant une expérience professionnelle qu’un défi.

Mais la grande capacité d’adaptation des greffiers et des magistrats transforme le défi en enjeu de la justice, pour l’atteindre parfaitement le jour de l’audience.

Greffier d’audience au tribunal.

A Saint-Laurent du Maroni, nous sommes tous des greffiers d’audience. Tout à chacun, dans le cadre de son contentieux -pénal, civil ou justice des mineurs- porte la robe. Jusqu’au directeur de greffe, qui dans le cadre de ses audiences solennelles de nationalité, étant un gros contentieux sur place, revêt son costume et sa toque. Demeurant ainsi peut-être l’un des derniers directeurs à porter la robe en audience. Les audiences publiques se déroulent dans la seule salle d’audience du tribunal, charmée d’une architecture modeste de hauts plafonds, de persiennes surannées, et de boiseries judiciaires sommairement sculptées ; avec pour seule modernité celle de la visioconférence et de l’ordinateur du greffier.

Les audiences correctionnelles sont pour un greffier multi-services l’aboutissement d’un travail au long court. Depuis la réception de la procédure, au jour de l’audience publique jusqu’à la signature conjointe du jugement, et de son exécution, le greffier correctionnel est, à Saint-Laurent du Maroni, un artisan de toute la chaîne pénale.

La nature des affaires pénales au tribunal correctionnel reflète la vie sociale, culturelle, et environnementale mais aussi le mode de vie transfrontalier et amazonien des populations de l’ouest- guyanais. Si le trafic de stupéfiant, dit « passeur » ou « mule », représente un nombre trop important d’affaires, de nombreux autres délits sont également inscrits aux rôles d’audiences : violences intra-familiales, violences aux personnes, affaires de mœurs, les délits environnementaux dont l’orpaillage illégal le long du fleuve est un désastre majeur en Guyane et pour la forêt amazonienne, le trafic et la chasse d’espèces protégées comme les œufs de tortue, la détention d’armes à feu sans autorisation, les délits financiers, l’aide au séjour et à l’entrée irrégulière sur le territoire, les infractions à la navigation fluviale ou encore les délits routiers. Au tribunal de Saint-Laurent, il est ainsi possible de traiter des affaires que l’on ne verrait dans aucun autre tribunal.

Ici, dans la salle d’audience, la jeunesse et les justiciables côtoient souvent l’indigence et l’informel [2]. Et dans la salle des pas perdus, c’est une véritable tour de Babel qui chante, mélopée des diverses nationalités et cultures composant l’ouest-guyanais. On y écoute et parle donc français, créole guyanais, brésilien, espagnol, créole haïtien, néerlandais, anglais, des langues amérindiennes, parfois du mandarin, et surtout le sranan tongo, la langue du fleuve, qui se parle sur les deux rives du Maroni – côté français et côté surinamais -, parlée par une majorité de la population. Il arrive même de devoir recourir à un interprète en langue amérindienne wayana pour une affaire. L’ouest-guyanais est en effet principalement composé de population appelée bushinengé (Aluku, Djuka et Saramaca) et amérindienne (Kali’na et Wayana). En conséquence de ce plurilinguisme, les audiences correctionnelles se déroulent toujours avec le concours d’interprètes judiciaires, dont le rôle est essentiel. C’est une nouvelle fois une des particularités des audiences de Saint-Laurent.

La tâche est donc importante et formatrice pour les greffiers notamment en termes de pédagogie et d’exégèse, à destination des allophones, des décisions et actes judiciaires en langue française.

Greffier à Saint-Laurent du Maroni, c’est être confronté quotidiennement à une population multiculturelle, plurilingue, et bien souvent dans une situation sociale compliquée. Mais le travail du greffier est surtout là pour garantir un haut niveau de technicité judiciaire, un parfait déroulé des audiences, tout en apportant une véritable proximité entre la justice et le justiciable.

Greffier forain sur le fleuve Maroni.

Le mythe du greffier en pirogue avec ses dossiers peut parfois rejoindre la réalité. En effet, afin d’apporter une justice plus proche des justiciables, principalement en matière civile et de nationalité, des audiences dites « foraines », c’est-à-dire hors des murs du palais, sont régulièrement organisées sur le fleuve Maroni.

C’est ainsi l’opportunité, pour le tribunal, d’ouvrir un SAUJ physique et temporaire auprès des justiciables ; Saint-Laurent du Maroni étant parfois inaccessible et trop lointain à ces derniers. Les villes principales du fleuve sont ainsi privilégiées, Grand-Santi, Papaïchton et Maripasoula. Il n’est possible de s’y rendre qu’en petit avion ou en grande pirogue, et la jonction de l’une à l’autre ville parfois uniquement en pirogue. Il faut compter, par exemple, deux heures en avion ou deux jours en pirogue pour rejoindre Maripasoula depuis Saint-Laurent. La valise remplit de dossiers, de formulaires, et de quelques tampons judiciaires, le greffier embarque avec le juge dans l’avion ou la pirogue pour rejoindre ces communes du fleuve. Il peut naître, à ce moment là, un sentiment que le greffier est également un aventurier du service public de la justice et que celle-ci se rend partout, même aux confins de la forêt amazonienne.

L’accueil des audiences foraines s’effectue par les municipalités, qui mettent à disposition des locaux pour accueillir le public et tenir les audiences. La présence du tribunal siégeant dans les villes du fleuve est souvent un moment effervescent, à l’instar d’un « Jour de fête » de Jacques Tati. Une communication de la venue du tribunal est réalisée en amont et annoncée aux mairies, afin d’en faire la publicité auprès de leurs administrés. A cette occasion, il convient d’assister le juge en son audience, remettre des certificats de nationalités aux requérants, informer sur les procédures et les démarches judiciaires, transmettre les formulaires adéquats aux justiciables, actualiser les dossiers, participer aux rencontres avec les autorités locales institutionnelles et coutumières, et échanger sur la démarche du tribunal forain. Le succès est tel lors de ces audiences foraines qu’il faut parfois, de bon aloi, rallonger la durée du service d’accueil et même répondre aux justiciables une fois celui-ci clôt.

Être greffier lors d’une audience foraine dans les villes amazoniennes est une expérience unique dans la carrière judiciaire et propre aux juridictions guyanaises. Ces évènements forains créent un rapprochement certain entre les populations éloignées des points de justice et l’action judiciaire. D’autant plus que ces audiences sont, pour la justice et ses agents, l’occasion d’être visible et existant auprès des justiciables lointains et sont porteuses de bonnes nouvelles.

La fonction de greffier du bout du monde à Saint-Laurent du Maroni est avant tout un engagement aigu du service public de la Justice, valeur chère aux greffières et greffiers.

Choisir cette destination nous emmène vers un exercice atypique de la fonction, en interaction avec une population multiculturelle, plurilingue et parfois possédant une autre conception de l’esprit de la justice.

Les fondamentaux et la polyvalence de la fonction se retrouvent dès lors rapidement acquis puis renforcés par la pratique quotidienne et le revêtement de la robe d’audience. Ces apparats sont singulièrement mis à l’épreuve et en lumière lorsqu’il convient d’être un greffier qui exerce encore plus loin que le bout du monde.

Alain Cazanove, Greffier des services judiciaires près le Tribunal de proximité de Saint-Laurent du Maroni en Guyane française.