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Frontex, acteur controversé de la solidarité entre Etats-membres. Par Pierre Marsaut, Juriste.
Parution : lundi 13 juin 2022
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L’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, Frontex, a été créée en 2004 par la Commission Juncker par le règlement 2007/2004, et est opérationnelle depuis 2005. La création de l’agence avait pour but d’incarner le partage de responsabilité, la solidarité et la coopération entre les Etats-membres. Petit à petit, l’agence Frontex s’est imposée comme centrale dans la gestion des politiques migratoires européennes, tout en suscitant progressivement des polémiques autour de leurs moyens d’actions.

Objectifs et évolutions de Frontex.

La Commission Juncker avait 4 objectifs en matière migratoire : réduire les incitations à la migration clandestine, sauver des vies, sécuriser les frontières extérieures et établir une politique européenne solide en matière d’asile. Avec la crise migratoire de 2015, la volonté de la Commission a été de relocaliser les pressions migratoires que subissaient l’Italie et la Grèce. En 2018 cet objectif a été atteint et 96% des personnes ont été relocalisées.

Malheureusement, tous les pays de l’Union n’ont pas participé à cette aide, et certains se sont dissociés de cette solidarité si chère aux yeux de la Commission. Cette dernière a constaté que seul petit nombre de pays était à l’origine des demandes d’asile, et a donc voulu rendre le cadre juridique plus efficace, plus juste et harmonisé. Il était nécessaire de faire un compromis entre les Etats-membres sur le principe de solidarité, mais de faire également un partage équitable des demandes d’asile. Une réforme du Règlement de Dublin apparaissait alors inévitable.

En 2016, la Commission vient élargir les attributions de l’agence Frontex, avec le règlement 2016/1624, qui vient mettre en place « un nouveau corps européen de garde-frontières et de garde-côtes renforcé ». En plus du contrôle des migrations, l’agence se voit attribuer un rôle de gestion des frontières, et voit également sa responsabilité accrue dans la lutte contre la criminalité transfrontalière. Elle devient incontournable, et l’action aux frontières ne se fait plus sans Frontex, qui effectue régulièrement des opérations de sauvetage. La surveillance des flux migratoires passe, entre autres choses, par un lien étroit avec la préparation des Etats vis-à-vis de ces migrations. Frontex joue également un rôle de conseiller des Etats-membres, et est en mesure faire des recommandations.

En 2020 est mis en application le règlement 2019/1896. Ce dernier a pour but d’actualiser les missions de Frontex, en venant préciser ces dernières : assurer la gestion européenne liée aux frontières de l’UE, gérer le passage des frontières de manière efficace et rendre la politique de retour de l’UE plus efficace. Ce dernier point est souligné par la Commission comme étant le point central de la gestion durable des migrations. Ce règlement vient également rappeler que l’agence doit lutter contre toute forme de criminalité grave et à garantir la sécurité intérieure de l’UE en respectant les droits fondamentaux et en préservant le droit de libre circulation. L’alinéa 3 de l’article 6 du règlement 2016/1624 dispose d’ailleurs que « l’Agence contribue à l’application constante et uniforme du droit de l’Union, y compris de l’acquis de l’Union en matière de droits fondamentaux, à toutes les frontières extérieures (…) ».

L’actualisation de 2020 fixe une augmentation des effectifs à 100 000 agents opérationnels, mis progressivement en place jusqu’en 2027, ce qui permet à l’Agence d’aider les Etats-membres à organiser l’expulsion des étrangers non autorisés à rester sur le territoire européen. Ce contingent de 100 000 agents se composent de garde-frontières, et de garde-côtes, travaillant de concert avec les Etats-membres. Parmi ces troupes à disposition, une petite partie appartient à la force d’intervention rapide en cas d’urgence aux frontières.

Frontex était l’outil privilégié de la politique migratoire de la Commission Juncker, et reste encore aujourd’hui très présente, avec un budget estimé à 5.2 milliards entre 2021 et 2027.

Déployer de tels moyens peut paraître étonnant, et excessif, mais cela correspond bien à la mission de Frontex. L’évolution des mandats des agents de Frontex, et le fait de leur donner l’habilitation pour qu’ils puissent soutenir les Etats dans les procédures de retour des demandeurs non autorisés à rester sur le territoire, marque l’importance de cette mission.

Les chiffres de 2019 parlent d’eux-mêmes : en 2019, sur environ 33 000 décisions de retour pour des demandeurs en provenance d’Ukraine, seulement 27 000 ont effectivement été appliquées.

Globalement sur l’année 2019, 298 190 décisions de retour ont été prises, alors que seulement 138 860 ont été appliquées. Le manque d’efficacité est déploré par les administrations.

Des actions controversées au cœur d’une polémique européenne.

Malgré l’importance de l’action de l’agence Frontex, cette dernière reste très controversée. En 2020, une recrudescence des violations des droits de l’Homme a été rapportée à propos de Frontex, qui s’adonnerait régulièrement à l’expulsion illégale de migrants et de réfugiés.

De plus, depuis le 24 février 2021, l’agence est sous investigation du « groupe de travail ‘Frontière’ » présidé par Roberta Metsola. Le but de cette enquête est de « contrôler les aspects du fonctionnement de l’agence frontalière, y compris son respect des droits fondamentaus ». Déjà en janvier 2021, des perquisitions ont eu lieu en Pologne, au siège de l’Agence, effectuées par l’Office européen de Lutte Antifraude (OLAF). De plus Sylva Johansson, commissaire aux Affaires intérieures de l’UE, a également demandé des réponses aux accusations portées à l’encontre de Frontex. Les accusations qui pèsent sur l’agence sont de différentes sortes. On retrouve donc l’accusation de manquement grave au respect des droits de l’Homme, mais on reproche également à Frontex un manque de transparence sur leurs activités, leurs dépenses ainsi que leurs relations privilégiées avec de grandes entreprises de l’industrie de l’armement, de la sécurité et de la surveillance.

L’absence de transparence est d’autant plus dérangeante, que Frontex dispose d’un budget qui semble démesuré, et qui est tout du moins l’enveloppe la plus importante de toutes les agences européennes.

Frontex fait face à de lourdes accusations, et l’une de ces dernières revient régulièrement et choque l’opinion publique : le refoulement de migrants. Des journalistes ont suivi pendant plusieurs mois les trajets des avions de reconnaissance de l’agence Frontex, et les ont étudiés, les recoupant avec les trajets des garde-côtes libyens. L’enquête menée par ces journalistes conclut que Frontex a fourni des informations aux garde-côtes libyens sur la position d’embarcations contenant des migrants tentant leur chance de façon irrégulière. La réponse de Frontex était sans appel : « lorsque nos agents aperçoivent une embarcation en détresse, ils la signalent par un appel d’urgence adressé à tous les centres de secours nationaux, dont la Libye fait partie ».

Le 27 avril dernier, Fabrice Leggeri, qui était à la tête de l’agence européenne depuis 2015 a présenté sa démission à la Commission Européenne. Pendant plusieurs mois, le directeur de Frontex a été au cœur d’enquêtes, dont une de l’OLAF. Fabrice Leggeri est soupçonné d’avoir enfreint trois règles : non-respect des procédures, déloyauté envers l’Union Européenne et mauvaise gestion des équipes de l’agence. Sous la direction de Leggeri, l’autorité humanitaire censée avoir la charge du sauvetage en mer des migrants est devenue une organisation policière. Pour certains députés européens, Fabrice Leggeri aurait dû être licencié plusieurs années auparavant. De plus certains affirment également que l’ancien directeur ne représente qu’une façade pour l’agence et qu’il réside encore un problème de fond au sein de Frontex, mais également au sein de la Commission et des Etats membres.

Ce sont en effet ces derniers qui définissent les politiques migratoires et frontalières.

Les enquêtes en cours sur l’agence Frontex permettront de déterminer de l’avenir de l’agence, et de son éventuel remaniement. Avec un tel budget, les options sont multiples, et cela inquiète certains députés européens. Le verdict sera sans appel, car le refoulement de demandeurs d’asile peut être considéré comme une violation de la législation européenne en matière de droits de l’homme, et surtout comme une violation de la Convention de Genève de 1951, qui se place comme force de loi en matière de politique migratoire européenne.

De plus, bien que le règlement 2016/1624 consacre une responsabilité politique réelle à l’égard des institutions, ainsi qu’une responsabilité partagée avec les Etats membres, de nombreuses incertitudes persistent dans les modalités de mises en œuvre de cette responsabilité. Ce flou juridique et cette incertitude de statut doit être corrigée.

Pierre Marsaut, Juriste Expert en questions migratoires