Village de la Justice www.village-justice.com

Aide sociale, mise en œuvre de l’obligation alimentaire et dualité de juridiction. Par David Taron, Avocat.
Parution : jeudi 9 juin 2022
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/aide-sociale-mise-oeuvre-obligation-alimentaire-dualite-juridiction,42889.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Le contentieux de l’aide sociale à l’hébergement fait intervenir plusieurs acteurs : son bénéficiaire (le résident), son financeur (le département) et les obligés alimentaires.
Chacun interagit avec l’autre.
Mais, tandis qu’une partie du contentieux relève du juge administratif, l’autre relève du juge judiciaire, en l’occurrence le juge aux affaires familiales.
Le Conseil d’Etat vient préciser les champs de compétence de chaque ordre de juridiction et les incidences des décisions rendues.

L’aide sociale à l’hébergement est un dispositif qui permet aux personnes handicapées ou âgées en situation de précarité - ou du moins de grande fragilité - de bénéficier d’une aide pour se loger dans un établissement social ou médico-social dûment habilité (on parle alors d’établissement habilité à l’aide sociale).

Parce qu’elle couvre un besoin vital, l’aide sociale à l’hébergement revêt un caractère alimentaire, ce qui ouvre la possibilité, pour les pouvoirs publics, de solliciter, en premier lieu, la participation financière de la personne hébergée et, en second lieu, le concours des débiteurs d’aliments.

L’intervention du résident et des débiteurs d’aliments confère à l’aide sociale à l’hébergement un caractère subsidiaire. C’est donc uniquement si et seulement si la personne hébergée et/ou ses obligés alimentaires ne disposent d’aucune capacité contributive que l’aide sociale à l’hébergement sera acquise.

De ces caractéristiques découlent plusieurs difficultés qui peuvent avoir une traduction contentieuse.

La première tient au fait que la personne hébergée et/ou ses obligés alimentaires peuvent contester le principe même de leur participation, estimant que leurs revenus sont insuffisants pour leur permettre de contribuer aux frais d’hébergement.

La seconde difficulté tient au quantum de la participation exigée. En effet, des différends peuvent se manifester à propos du montant de la participation et de sa répartition entre la personne hébergée et/ou ses coobligés, quand bien même existerait un accord de principe sur l’existence de l’obligation.

En cas de contentieux, il sera nécessaire, pour chacune des hypothèses ci-dessus exposées, de s’interroger sur le juge compétent pour trancher le différend. Puis, il conviendra de considérer les interactions possibles entre les décisions juridictionnelles rendues.

En réponse à ces interrogations, le Conseil d’Etat a précisé à nouveau, dans une décision du 12 mai 2022, le schéma contentieux applicable [1].

Dans l’affaire ainsi jugée, il était question d’une personnes admise au sein d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) dont le tuteur avait sollicité le bénéfice de l’aide sociale à l’hébergement.

Considérant les revenus de l’usager ainsi que ceux de ses obligés alimentaires, le conseil départemental du Pas-de-Calais avait rejeté cette demande.

Cette décision de rejet avait été ensuite contestée devant le tribunal administratif. Le tuteur avait également saisi le juge aux affaires familiales pour que soit fixée la contribution de chacun des obligés alimentaires.

Saisi du litige, la Conseil d’Etat a donc pu synthétiser sa jurisprudence aux termes d’une décision dont le caractère didactique doit être souligné.

1. Le point sur la compétence des deux ordres de juridiction.

L’article L132-6 du Code de l’action sociale et des familles livre la grille de lecture qui permet d’opérer le partage entre la compétence du juge administratif et celle du juge judiciaire.

Pour l’essentiel, ce texte dispose que :

« Les personnes tenues à l’obligation alimentaire instituée par les articles 205 et suivants du Code civil sont, à l’occasion de toute demande d’aide sociale, invitées à indiquer l’aide qu’elles peuvent allouer aux postulants et à apporter, le cas échéant, la preuve de leur impossibilité de couvrir la totalité des frais.
(…)
La proportion de l’aide consentie par les collectivités publiques est fixée en tenant compte du montant de la participation éventuelle des personnes restant tenues à l’obligation alimentaire. La décision peut être révisée sur production par le bénéficiaire de l’aide sociale d’une décision judiciaire rejetant sa demande d’aliments ou limitant l’obligation alimentaire à une somme inférieure à celle qui avait été envisagée par l’organisme d’admission. La décision fait également l’objet d’une révision lorsque les débiteurs d’aliments ont été condamnés à verser des arrérages supérieurs à ceux qu’elle avait prévus
 ».

Sa lecture permet de constater que, pour se prononcer sur une demande d’aide sociale à l’hébergement, la collectivité publique doit au préalable analyser les capacités contributives des obligés alimentaires, outre celles du demandeur.

C’est en fonction des ressources du demandeur et de ses obligés alimentaires que le montant de l’aide sociale sera fixé ou que l’attribution de cette aide sera refusée.

La loi l’indique implicitement : la décision de la collectivité ne porte pas sur les relations entre les obligés alimentaires et, donc, sur leurs participations respectives.

L’article 132-7 du Code l’action sociale et des familles confirme cette lecture en permettant à la collectivité publique de saisir l’autorité judiciaire en cas de carence du demandeur de l’aide sociale à l’hébergement et ce, afin de voir fixée la participation des obligés alimentaires [2].

Comme l’a estimé le Conseil d’Etat dans la décision ici commentée, cette action « emprunte tous ses caractères à l’action alimentaire ».

Dans ce contexte, c’est fort logiquement que l’arrêt du 12 mai 2022 confirme que :

« il n’appartient qu’à l’autorité judiciaire d’assigner à chacune des personnes tenues à l’obligation alimentaire le montant et la date d’exigibilité de leur participation à ces dépenses ou, le cas échéant, de décharger le débiteur de tout ou partie de la dette alimentaire lorsque le créancier a manqué gravement à ses obligations envers celui-ci ».

En revanche, seul le juge administratif est compétent pour se prononcer sur la participation de la collectivité publique et, par effet miroir, sur celle de la personne hébergée et de ses obligés alimentaires.

En se prononçant ainsi sur les champs de compétence des deux ordres de juridictions, le Conseil d’Etat s’inscrit dans la continuité des décisions qu’il avait auparavant rendues [3] ainsi qu’en harmonie avec la jurisprudence de la Cour de Cassation [4].

La ligne de démarcation est donc claire : au juge judiciaire les litiges touchant à la fixation du montant et de la date d’exigibilité de l’obligation alimentaire ; au juge administratif le contentieux de la participation aux frais d’hébergement.

2. Le point sur les interactions entre les décisions juridictionnelles.

Reste que ces deux versants du contentieux de l’obligation alimentaire ne sont pas hermétiques. Ainsi, si le juge judiciaire fixe la participation de chaque obligé alimentaire, cela entraînera nécessairement une conséquence sur l’intervention de la collectivité publique. L’éventuelle prise en charge au titre de l’aide sociale sera en effet conditionnée par les participations ainsi définies en amont.

La question qui se pose ici est celle de savoir dans quelle mesure la décision prise par le juge judiciaire va lier le juge administratif.

Relevons que la question posée en des termes inverses a moins d’intérêt dans la mesure où l’article L132-6, al. 3 précité permet au juge judiciaire de s’affranchir de ce qu’aura décidé l’administration et, in fine, le juge administratif. En effet, dans le cas où le juge administratif aurait confirmé le montant de la participation de l’usager et de ses obligés alimentaires, il demeure loisible à ces derniers de saisir le juge judiciaire afin de voir limitée ou supprimée l’obligation alimentaire et ce, afin de solliciter une révision de cette même participation.

Pour le formuler plus simplement : dans le cas où la décision du juge administratif interviendrait avant celle du juge judiciaire, il sera toujours possible de demander une révision de la participation auprès de la collectivité publique.

La seule situation susceptible de poser une difficulté est celle dans laquelle la décision du juge judiciaire se prononçant sur le montant des contributions de chaque obligé alimentaire et leur date d’exigibilité interviendrait avant que se prononce le juge administratif.

Dans un tel cas, le juge administratif peut-il s’abstraire de ce qui aura été décidé pour chaque obligé alimentaire ou est-il tenu par la décision du juge judiciaire ?

A cette question, le Conseil d’Etat a logiquement répondu que :

« Dans le cas où cette autorité a, par une décision devenue définitive, statué avant que le juge administratif ne se prononce sur le montant de la participation des obligés alimentaires, ce dernier est lié par la décision de l’autorité judiciaire ».

Une telle solution va en effet permettre au juge administratif de tenir compte des capacités contributives réelles de la personne qui demande l’aide sociale à l’hébergement puisque les obligations de chaque obligé alimentaire seront alors définies avec précision.

Cette solution de bon sens confirme la jurisprudence antérieure du Conseil d’Etat [5].

Elle explique que, dans l’espèce jugée le 12 mai 2022, la Haute juridiction administrative a rejeté la demande du tuteur de voir son protégé bénéficier de l’aide sociale à l’hébergement et ce, dans la mesure où le juge aux affaires familiales avait assigné aux obligés alimentaires une participation couvrant les besoins de l’intéressé.

Il est à noter que la décision du 12 mai 2022 réserve enfin le cas de la période antérieure au prononcé de la décision du juge judiciaire contraignant les obligés alimentaire à participer aux frais d’hébergement.

Dans cette hypothèse, le Conseil d’Etat a jugé que le juge administratif doit

« s’assurer qu’il ne résulte pas manifestement des circonstances de fait existant à la date à laquelle il statue que la contribution postulée par le département n’a pas été ou ne sera pas versée spontanément par les obligés alimentaires ».

Les obligés alimentaires ne peuvent en effet être sollicités que si une demande de participation leur est adressée, conformément à l’adage selon lequel « aliments ne s’arréragent pas ».

Avec l’arrêt du 12 mai 2022, le Conseil d’Etat conforte une jurisprudence bien établie et contribue à favoriser la lisibilité d’un dispositif dont la complexité peut sembler exagérée aux acteurs concernés. Il pérennise une architecture contentieuse qui, certes complexe, présente le mérite de la cohérence au regard de notre dualité de juridictions.

David Taron Avocat au Barreau de Versailles

[1CE, 12 mai 2022, Association tutélaire du Pas-de-Calais, n°454403

[2« En cas de carence de l’intéressé, le représentant de l’Etat ou le président du conseil départemental peut demander en son lieu et place à l’autorité judiciaire la fixation de la dette alimentaire et le versement de son montant, selon le cas, à l’Etat ou au département qui le reverse au bénéficiaire, augmenté le cas échéant de la quote-part de l’aide sociale ».

[3CE, 16 juin 2004, n°25172.

[4Cass. 1ère Civ., 1er décembre 1987, n°86-10.744.

[5CE, 20 octobre 2017, n°402111.