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Projet DSA et censure des plateformes. Par Arnaud Dimeglio, Avocat.
Parution : mercredi 15 juin 2022
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Au travers de son projet de rachat de Twitter au nom de la liberté d’expression, Elon Musk dénonce la censure des grandes plateformes, leur non-respect de la pluralité des opinions et des médias.

Est-il normal que ces géants de l’Internet puissent s’immiscer dans la liberté d’expression de leurs utilisateurs, leur dicter une ligne « éditoriale », et au nom de cette ligne, censurer des millions de contenus ?

Contrairement à ce que prétendent certains, Elon Musk n’est pas en faveur d’une liberté d’expression « absolue ». Il se déclare régulièrement « modéré » [1], et pour le respect de la loi en matière de liberté d’expression [2].

Ce qu’il dénonce, c’est la censure de certains réseaux sociaux comme Twitter, ayant supprimé des contenus qu’ils estiment contraires à leurs propres règles.

Cette censure passe le plus souvent, non pas par l’application d’une loi, mais par l’invocation de leurs conditions générales.

Ces plateformes ne se contentent plus en effet de leur qualité d’hébergeur, laquelle leur permet de supprimer des contenus manifestement illicites (article 6 de la LCEN).

Toujours plus avides de pouvoir, désormais elles veulent faire la loi au travers de leurs conditions générales.

Le fait que leurs utilisateurs les acceptent ou non importe peu : elles sont en position de force, parfois dominante, et elles leur imposent par conséquent leurs règles.

Le pire est que certaines plateformes croient qu’elles peuvent imposer leurs règles même lorsqu’elles n’ont pas été acceptées par leurs utilisateurs.

Ces dernières s’arrogent ainsi le pouvoir de faire la loi avec leurs … conditions générales.

Face à ce nouveau fléau, quels sont les arguments juridiques dont disposent les utilisateurs de ces plateformes ?

Les moyens juridiques sont multiples : liberté d’expression, abus de position dominante, non-respect du règlement « Plateform to Business », obligation de transparence des plateformes, etc…

A ces fondements, vont prochainement s’ajouter les règles du DSA (Digital Service Act) lequel a pour finalité de mieux lutter contre les GAFAM, et autres grandes plateformes.

Hélas, en l’état de sa rédaction, les nouvelles règles qu’il impose à ces géants ne vont pas jusqu’à les contraindre à rester neutre, à jouer un simple rôle d’hébergeur.

Il reconnaît en effet la possibilité, même pour les très grandes plateformes, de « modérer » des contenus, qu’ils soient illicites ou seulement « incompatibles avec leurs conditions générales » [3].

Par « conditions générales », le DSA entend :

« toutes les conditions générales ou spécifications, quelle que soit leur dénomination ou leur forme, qui régissent la relation contractuelle entre le fournisseur de services intermédiaires et les bénéficiaires des services » [4].

En utilisant l’expression « relation contractuelle », le DSA prévoit ainsi que les conditions générales des plateformes doivent être acceptées par leurs utilisateurs.

Il en résulte que les plateformes ne pourront plus supprimer ou rétrograder un contenu au seul prétexte qu’il serait contraire à leurs règles, édictées de manière unilatérale, sans acceptation claire de leurs utilisateurs.

L’article 12.1 du DSA précise en effet que les conditions générales des plateformes doivent être : « énoncées clairement et sans ambiguïté et sont publiquement disponibles dans un format facilement accessible ».

Une rappel utile compte tenu de l’obscurité et l’ambiguïté, malgré les condamnations, qui entourent les conditions des grandes plateformes.

L’article 12.2 ajoute que :

« Lorsqu’ils appliquent et font respecter les restrictions visées au paragraphe 1, les fournisseurs de services intermédiaires agissent de manière diligente, objective et proportionnée en tenant dûment compte des droits et des intérêts légitimes de toutes les parties concernées, et notamment des droits fondamentaux applicables des bénéficiaires du service, tels que consacrés dans la Charte ».

Les conditions de diligence, d’objectivité, et de proportionnalité, sont des principes déjà connus de notre droit, notamment de l’article 10 de la CEDH [5].

De même, la nécessité pour ces plateformes de respecter les droits fondamentaux dont la Charte des droits fondamentaux laquelle prévoit, outre le respect de la liberté d’expression, le pluralisme des médias (article 11 de la Charte).

Le DSA prévoit aussi une meilleure information des utilisateurs victimes de la censure des plateformes [6].

Il prévoit également l’obligation pour les plateformes de mettre en place un système de traitement des réclamations (art. 17), et de règlement extrajudiciaire des litiges (art. 18).

Les très grandes plateformes sont enfin soumises à des règles encore plus contraignantes pour mieux lutter contre leurs risques systémiques, et leur opacité : évaluation et atténuation des risques, audit indépendant, systèmes de recommandation, transparence renforcée etc….

Cet arsenal réglementaire n’est pas sans rappeler le fameux RGPD (Règlement Européen sur la Protection des Données), à la différence près, que ce dernier garantit peut-être mieux la défense des droits des utilisateurs en les prévoyant expressément dans un chapitre distinct.

Le projet DSA ne prévoit pas également une liste de principes essentiels à respecter pour les plateformes, comme c’est le cas dans le RGPD, pour les responsables de traitement.

Parmi ces principes, le DSA aurait pu mettre en avant :
- La nécessité pour ces dernières de respecter la pluralité des opinions et des médias,
- Le consentement libre, éclairé et spécifique des utilisateurs aux conditions générales des plateformes,
- ou encore un principe de minimisation du traitement des contenus.

Compte tenu de l’impact de ces plateformes pour la liberté d’expression, ne faudrait-il pas en effet les astreindre à une certaine forme de neutralité ?

A une obligation de respecter le pluralisme des idées et des médias ?

Ne faut-il pas protéger leurs utilisateurs, même professionnels, comme des consommateurs ?

Ne faut-il pas protéger les informations transmises comme des données personnelles ?

A l’instar du RGPD à l’égard de la loi de 1978 « informatique et libertés », le projet DSA reprend bon nombre d’obligations à la charge des plateformes déjà inscrites dans notre droit, ou reconnues par les tribunaux.

Mais concernant les grandes plateformes, le projet européen devrait davantage s’inspirer du droit de la consommation, et du droit des données personnelles.

Les notions de désinformation, et de fausses informations devraient également être définies dans le Règlement pour ne pas les laisser à la seule appréciation des plateformes.

Malgré cet arsenal réglementaire, des craintes subsistent encore sur le pouvoir de ces grandes plateformes.

Le 9.03.2022, l’Assemblée nationale a ainsi adopté une Résolution Européenne relative au DSA.

La résolution n°3 indique plus précisément que l’Assemblée nationale : demande un encadrement des possibilités pour les fournisseurs de services en ligne de supprimer les contenus non conformes à leurs conditions d’utilisation.

Ce qui montre que la version du DSA, telle que publiée du 15.12.2020, peine encore à convaincre.

Comme nous l’avons souligné, sur certains points, le projet DSA nécessite d’être renforcé afin de mieux lutter contre la censure des plateformes, et ainsi protéger la liberté d’expression, et le pluralisme des médias.

Fin avril 2022, le Conseil et le Parlement européens ont conclu un accord provisoire [7] sur la législation des services numériques.

Le DSA en est donc encore au stade des discussions. Une fois adopté, encore faudra-t-il patienter avant son entrée en vigueur prévue, d’ici … 2024.

En attendant, le seul espoir qui nous reste est que les tribunaux appliquent déjà les textes de loi existants, en faisant prévaloir la liberté d’expression et d’entreprendre des internautes sur les intérêts politico-financiers de ces plateformes.

Arnaud Dimeglio, Avocat spécialiste en droit des nouvelles technologie, droit de l'informatique et de la communication

[3Article 2, p) du DSA.

[4Article 2, q) du DSA.

[6Article 15 e).