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Salariés, sachez contester une insuffisance professionnelle en 2022. Par Judith Bouhana, Avocat.
Parution : lundi 20 juin 2022
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Salariés, vous êtes nombreux à affronter et à contester votre licenciement pour insuffisance professionnelle : plus de 850 arrêts ont ainsi été rendus par les cours d’appel sur ce motif depuis janvier 2022.

L’insuffisance professionnelle est ce qu’on l’appelle un motif « objectif », par opposition aux fautes du salarié.

C’est l’incapacité du salarié à effectuer son travail de manière satisfaisante pour son employeur que celui-ci doit établir en prouvant que les autres salariés parviennent à effectuer leur travail correctement, qu’il a donné au salarié les moyens de réaliser ses tâches, qu’il a laissé au salarié le temps nécessaire pour s’adapter à son poste de travail, faire ses preuves.

L’insuffisance de résultat est une des facettes de l’insuffisance professionnelle, elle est reprochée au salarié qui n’atteint pas les objectifs, le chiffre d’affaires qui lui est demandé.

A/ Les Juges donnent des définitions précises de l’insuffisance professionnelle, en voici quelques aperçus issus des arrêts les plus récents de mai 2022.

Les négligences du salarié.

« L’insuffisance professionnelle consiste en l’incapacité du salarié à exécuter son travail de façon satisfaisante. Elle résulte des échecs, des erreurs ou autres négligences imputables au salarié, sans pour autant revêtir un caractère fautif… » [1].

Sur une période suffisamment longue pour être prise en compte.

« (Elle) doit être établie par des éléments objectifs, constatée sur une période suffisamment longue pour ne pas apparaître comme passagère ou purement conjoncturelle, être directement imputable au salarié et non la conséquence d’une conjoncture économique difficile ou du propre comportement de l’employeur… » [2].

Lorsque les moyens nécessaires ont été donnés au salarié.

« Il doit être tenu compte de l’ensemble de son activité… l’employeur ne peut invoquer l’insuffisance professionnelle que si tous les moyens ont été donnés au salarié pour qu’ils puissent faire ses preuves » [3].

L’employeur doit être objectif, son appréciation doit être complète et concrète.

« L’appréciation de cette insuffisance professionnelle relève du pouvoir de direction de l’employeur… mais qui doit s’appuyer sur des faits objectifs précis et vérifiables imputables au salarié… si la preuve est partagée… il incombe à l’employeur d’apporter au juge des éléments objectifs à l’appui des faits qu’il invoque » [4].

« Entrent en ligne de compte la qualification professionnelle, l’ancienneté de services, les circonstances de l’engagement, les relations antérieures » [5].

« L’incompétence alléguée doit cependant reposer sur des éléments concrets (non subjectifs)… » [6].

En cas d’insuffisance de résultat, les objectifs non réalisés reprochés doivent être réaliste et réalisables.

« L’insuffisance de résultats pouvant constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement lorsque… les objectifs (du salarié) présentent un caractère réaliste et correspondent à des normes sérieuses et raisonnables » [7].

(Pour en savoir plus : Salariés, sachez obtenir le paiement de votre prime d’objectifs. Par Judith Bouhana, Avocat. et Salariés, obtenez le paiement de votre prime d’objectifs en 2022. Par Judith Bouhana, Avocat.)

B/ Quelle est la méthode d’analyse des juges pour juger l’insuffisance professionnelle ?

L’analyse des arrêts récents apporte des réponses pratiques et concrètes pour vous aider à contester votre licenciement pour insuffisance professionnelle :

Premier arrêt [8].

Déjà évoquée précédemment (Salariés, obtenez le paiement de votre prime d’objectifs en 2022 - 2ème partie. Par Judith Bouhana, Avocat.), cette décision apporte aussi un éclairage intéressant sur l’insuffisance professionnelle reprochée.

Ce Directeur Commercial qui a progressé depuis 10 ans dans le même Groupe avait fait l’objet de manière soudaine d’un licenciement pour insuffisance professionnelle qu’il contestait.

Appréciant les pièces produites par le salarié et l’employeur, la Cour relève :

- Des évaluations antérieures : « pour le moins solides et élogieuses… en des termes contredisant directement les manquements allégués… » ;
- Le versement de bonus conséquents : de 30 000 € en 2013, 55 000 € en 2014, 99 500 € en 2015 dont « le montant et la progression (étaient) peu compatibles avec les multiples dysfonctionnements allégués par l’employeur » ;
- L’absence d’entretien annuel d’évaluation l’année du licenciement ;
- Des contradictions : entre les entretiens préalables positifs et une « appréciation portée sur le travail fourni … subitement devenue extrêmement et totalement négative avec des qualificatifs très sévères … ne correspondant pas aux évaluations précédentes ainsi qu’à son parcours professionnel antérieur au sein du Groupe … » ;
- Des résultats positifs l’année du licenciement : « une excellente année 2016 en termes de résultats commerciaux et financiers » des « objectifs fixés… atteints… les différents membres de son équipe ont tous perçu une prime… » ;
- L’absence de graduation des reproches : l’absence de reproche durant les 10 années de son embauche « aucun courrier de mise en garde ou de rappel à l’ordre… » ;
- L’absence de preuve des manquements du salarié : la société Y ne justifiant pas « de manquements personnellement imputables au salarié ayant effectivement perturbé le bon fonctionnement de l’entreprise … » ;
- Une attestation dépourvue de force suffisante et tardive 5 ans après le licenciement du N + 1 : « la seule attestation établie plus de 4 ans après les faits par son ancien supérieur hiérarchique… qui avait lui-même procédé aux évaluations (des années précédentes) contredisant directement les termes de la lettre de licenciement… ».

C’est donc l’analyse des entretiens annuels, la soudaineté des critiques en contradiction avec les résultats du salarié et les bonus versés et l’atteinte des objectifs qui ont entre autres été retenus par les juges pour écarter l’insuffisance professionnelle.

Deuxième arrêt [9].

Un Responsable Développement Loisir Cadre embauché en 2011 fait l’objet 5 ans plus tard d’un rappel à l’ordre suivi 5 mois plus tard d’un licenciement pour insuffisance professionnelle.

Dans le fil de l’arrêt précédent, la Cour examine aussi chaque pièce produite par les deux parties pour en tirer les conclusions suivantes :

- L’absence de critique antérieure de l’employeur :
- le dernier entretien d’évaluation « ne rend pas compte d’insuffisances professionnelles, mais exprime au contraire la confiance du manager … », « l’évaluation chiffrée des compétences techniques est rigoureusement identique à l’année précédente … à un niveau conforme aux attentes » ;
- le salarié « n’a fait l’objet d’aucune observation lors de la présentation de ses résultats 2015… » ; « Le rappel à l’ordre… constitue une rupture par rapport aux évaluations annuelles ».

- Une insuffisance professionnelle « insuffisamment » établie par l’employeur. Sur la dégradation des résultats, la comparaison faite par la société « ne porte pas sur l’ensemble des indicateurs mais uniquement certain d’entre eux ».

- Un écart de résultat insuffisant. « Si l’objectif de 80% n’a pas été atteint (par le salarié) il en est très proche et ne permet pas de caractériser un écart significatif » ;

- Des témoignages contradictoires et manquants transmis par l’employeur :
- qui : « Expriment des points de vue personnels subjectifs non circonstanciés, voire contradictoires sur le caractère (du salarié) qui ferait preuve à la fois d’autoritarisme et d’un défaut de réactivité » ;
- « Le réseau d’intervention (du salarié) comportait 35 points de ventes et autant de Directeurs d’agences et Agents de voyage animés par le salarié, lesquels ne se sont manifestement exprimés » ;
- L’employeur « ne produit aucune évaluation ou observation antérieure à janvier 2015, n’explique pas comment la salariée a pu donner satisfaction à son employeur pendant les 4 années précédentes ».

Dernier arrêt [10].

Un salarié Chargé d’Affaire Aménagements Intérieurs engagés en 2011 fait l’objet d’un licenciement pour insuffisance de résultat en novembre 2015 : essentiellement une baisse de son chiffre d’affaires sur 2 secteurs.

Pour les Juges l’insuffisance professionnelle n’est pas établie car :

- Les pièces ne sont pas exploitables. « Des tableaux et schémas peu exploitables (communiqués par la société) qui ne démontrent pas la baisse du chiffre d’affaires (du salarié) » ;
- Le travail du salarié n’a pas été critiqué avant son licenciement : « l’employeur ne verse … aucun autre élément permettant de justifier avoir informé le salarié des reproches relatif à son chiffre d’affaires… » ;
- La baisse de résultat affecte tous les salariés : le salarié justifie d’une baisse du chiffre d’affaires affectant tous ses collègues salariés commerciaux ;
- Le salarié est en surcharge de travail ce dont l’employeur avait conscience : il est responsable de 13 départements outre 12 autres départements confiés plus une agence « cela pouvait le mettre en difficulté en terme de charge de travail » ; après son licenciement ses secteurs ont été alloués à 2 commerciaux preuve de sa surcharge ; L’employeur était conscient de cette difficulté comme en atteste son courriel… : « le secteur doit être piloté à temps complet » ;
- L’employeur ne prouve pas avoir donné les moyens nécessaires au salarié pour atteindre son objectif : « (l’employeur) ne rapporte pas non plus la preuve des moyens qu’il prétend avoir mis à la disposition du salarié concernant sa mission ».

En conclusion : « la société ne rapporte pas la preuve dont elle supporte la charge de l’imputabilité de la baisse du chiffre d’affaires (du salarié) et ainsi son insuffisance professionnelle ».

Judith Bouhana Avocat spécialiste en droit du travail www.bouhana-avocats.com

[1Cour d’Appel d’Amiens 19 mai 2022 RG n°20/05922.

[2Cour d’Appel d’Amiens 19 mai 2022 RG n°20/05922.

[3Cour d’Appel d’Amiens 19 mai 2022 RG n°20/05922.

[4Cour d’Appel d’Aix-en-Provence 6 mai 2022 RG n°18/18464.

[5Cour d’Appel de Rouen Chambre sociale, 5 mai 2022 RG n°19/03903.

[6Cour d’Appel de Paris, Pôle 6 - Chambre 9, 20 avril 2022 RG n°19/02264.

[7Cour d’Appel de Paris, Pôle 6 - Chambre 9, 20 avril 2022 RG n°19/02264.

[8Cour d’Appel de Paris Pôle 6 - Chambre 9, 20 avril 2022 RG n°19/02264.

[9Cour d’Appel de Lyon Chambre sociale A 18 mai 2022 RG n°19/04548.

[10Cour d’Appel de Nîmes 10 mai 2022 RG n°19/01272.