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Les inégalités d’accès au Droit et aux droits en outre-mer : personne ne vous croira ? Par Patrick Lingibé, Avocat.
Parution : mardi 21 juin 2022
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Cet article traite des difficultés de l’accès au Droit et aux droits en outre-mer.

L’accès au Droit est le fil d’Ariane qui permet à tout un chacun de faire valoir ses droits où qu’il se trouve sur le territoire national. C’est un élément clé de l’Etat de droit dont l’une des garanties fondamentales est de garantir justement à tout un chacun un accès égal à toutes les prestations de justice offertes par une société démocratique à ces concitoyennes et concitoyens. Et pour celles et ceux qui n’ont en pas les moyens, il existe un dispositif d’aide juridictionnelle pour leur permettre de faire valoir de manière effective leurs droits auprès des juridictions. Cela c’est le principe, la réalité est différente et inégale sur le plan territorial.

L’outre-mer sur ce point est le grand parent pauvre et oublié qui concentre une somme d’injustices inversement proportionnelles à la beauté des paysages cartes postales souvent présentées. Derrière s’y cache une grande misère sociétale qui explose par période cyclique.

Tous les outre-mer présentent la singularité de partager des indicateurs hors normes qui les placeraient en dehors des standards nationaux au regard notamment du taux de pauvreté ou encore de l’indicateur de développement humain :
- le taux de pauvreté en 2017 était de 14% dans l’hexagone alors qu’il était dans le même temps de 34% en Guadeloupe, 33% en Martinique, 53% en Guyane, 42% à La Réunion et à 77% à Mayotte ;
- l’indicateur d’inégalité est tout aussi parlant : il est de 0,29 dans l’hexagone et de 0,42 en Guadeloupe et en Guyane, 0,41 en Martinique, 0,49 à Mayotte, 0,39 à La Réunion, 0,42 en Nouvelle-Calédonie, 0,40 en Polynésie française et 0,50 à Wallis et Futuna ;
- l’indicateur de développement humain en 2010 est saisissant : alors qu’il est de 0,901 dans l’hexagone, plaçant la France en 24ème rang mondial, il est de 0,822 en Guadeloupe (38ème rang mondial), de 0,74 en Guyane (73ème rang mondial), 0,814 en Martinique (39ème rang mondial), 0,637 à Mayotte (107ème rang mondial), 0,775 à La Réunion (54ème rang mondial), 0,789 en Nouvelle-Calédonie (50ème rang mondial), 0,737 en Polynésie (75ème rang mondial) et Wallis et Futuna (53ème rang mondial) [1].

A ces chiffres en deçà de la réalité, s’ajoute un autre tout aussi significatif de la cherté de vie : l’écart de prix entre l’Outre-mer et l’hexagone ajoute à l’addition finale des inégalités et par voie de conséquence des indignités, la crise sanitaire des deux dernières années n’ayant fait qu’amplifier et aggraver celles-ci.

L’égalité, qui est le deuxième principe de notre devise nationale Liberté - Egalite - Fraternité, est appliquée en outre-mer avec une géométrie très variable par rapport à l’hexagone, entre les outre-mer eux-mêmes et parfois à l’intérieur d’un même territoire outre-mer. Ainsi, en outre-mer l’accès au droit est une variable très aléatoire qui s’adapte aux contexte territorial, quitte à porter atteinte et à faire des contorsions aux principes fondamentaux de notre Etat de droit. De telles contorsions n’auraient jamais été appliquées ni même imaginées dans l’hexagone.

Ainsi, par exemple, les personnes placées en garde à vue en certains lieux en outre-mer n’ont aucune possibilité d’avoir un avocat à leurs côtés, cela pour des raisons d’éloignement pour lesquelles il n’a jamais été portée une attention particulière, nonobstant nos alertes répétées. Il s’ensuit que l’Etat a mis en place depuis très longtemps des dispositifs inédits relevant du système D qui inévitablement sont en marge des exigences d’un Etat de droit au niveau de l’efficience des droits de la défense : ainsi des personnes tierces non formées jouent à l’apprenti avocat pour assurer la défense des personnes mises en cause ou alors lesdites personnes se défendent toute seule compte tenu de cette impossibilité d’accéder à un avocat.

Pourtant, la révélation de ces situations d’inégalité et d’indignité ne date pas d’aujourd’hui.

En effet, nous les avons mises et les mettons en lumière depuis des années dans nos différents travaux réalisés [2] [3] [4], au niveau du Parlement [5] [6] ainsi que par d’autres organismes [7] [8] [9], sans pour autant que l’on ait pourtant trouvé un quelconque intérêt à y apporter les solutions proposées, manifestant ainsi une indifférence face aux inégalités et indignités dénoncées avec force.

Il faut comme nous l’avons dit et écrit depuis de nombreuses années une véritable politique nationale de l’accès au Droit et aux droits en faveur de l’Outre-mer doit être adaptée aux défis que représente chaque territoire ultramarin dans leur dimension sociétale. Il ne peut exister pour l’outre-mer une politique de l’accès en droit uniforme car chaque composante de cette mosaïque de 13 territoires est différente à différents niveaux. Nous tenons à rappeler que le droit n’a de pertinence que s’il est compréhensible et surtout s’il inspire confiance aux sujets de droit que sont avant tout les citoyens. La Justice se trouve globalement en grave défiance en outre-mer : ainsi selon l’enquête réalisée par le cabinet Odoxa en 2021 pour le Conseil national des barreaux et étendu pour la première fois à l’outre-mer, il ressort que 58% des ultra-marins affirment qu’il est difficile de faire valoir leurs droits [10].

Cette absence de réponse explique selon nous en partie bien des colères à l’origine des explosions sociétales, lesquelles sont autant de cris de désarroi face aux atteintes des principes d’égalité et d’indignité qui fissurent très clairement les fondements mêmes de la République auxquels nous croyons.

Sur le plan général et indépendamment des mesures proposées propres à chaque collectivité ultramarine concernée, nous défendons des propositions novatrices et disruptives pour une véritable politique de l’accès au droit en outre-mer, dont certaines avaient déjà mises sur la table par nos soins bien des années auparavant :

En premier lieu, il faut créer une ligne propre dans le Budget de l’Aide Juridictionnelle qui serait dédiée à l’Outre-mer, avec des dotations affectées par territoire en fonction des spécificités institutionnelles et de bassin de vie régissant chaque des collectivités ultramarines. Le temps est venu d’avoir une approche intelligente de l’Outre-mer et d’adapter les politiques d’accès au droit au regard des données et des bassins de vie propres à chaque territoire ultramarin.

En deuxième lieu, il faut prévoir une dotation financière de prise en charge des frais de déplacement et d’hébergement pour les territoires qui ont des difficultés de continuité territoriale où l’absence de l’avocat est due à l’absence de toute prise en charge au niveau de l’Etat. Le respect des droits fondamentaux exige de prendre en compte les handicaps ultramarins en prenant des mesures correctives et d’accompagnement. Nous proposons sur ce point d’étendre et d’améliorer les dispositions de l’article 38 du décret n° 96-887 du 10 octobre 1996 [11] prévu pour la Polynésie française pour la prise en charge des frais de déplacement des avocats en l’améliorant et l’étendant aux collectivités ultramarines concernées en modifiant celle-ci comme ci-dessous :

« Conformément aux dispositions de l’article 17-14 du décret du 30 décembre 1991, les caisses de règlements pécuniaires des avocats des barreaux de Guadeloupe-Saint-Martin et Saint-Barthélemy, Martinique, Guyane, Saint-Denis de La Réunion, Saint-Pierre de La Réunion, Mayotte, Nouméa et de Papeete reçoivent une somme destinée à l’indemnisation des déplacements effectués par les avocats de ces barreaux prêtant leur concours au bénéficiaire de l’aide juridictionnelle.

Cette indemnisation prend en charge tous les déplacements effectués par les avocats sur toutes les îles et sites isolés des barreaux susvisés.

A cet effet pour la Guadeloupe, cette prise en charge concerne les frais de déplacement et d’hébergement pour les îles de Saint-Martin, Saint-Barthélemy ainsi que pour Saint-Pierre-et-Miquelon, pour Papeete, elle concerne toutes les îles dans lesquelles il existe des locaux de garde à vue ou des juridictions même itinérantes, pour Nouméa, cette prise en charge s’étend également aux déplacements et jours pour se rendre Wallis et Futuna ».

En troisième lieu, il est nécessaire d’appliquer un coefficient de majoration de l’UV en faveur des avocats exerçant en outre-mer dans le secteur assisté afin de tenir compte du coût de la cherté de vie qui est nettement supérieur à celui de l’hexagone.

Il est rappelé que tous les fonctionnaires de justice perçoivent une majorité pour la cherté de vie qui leur permettent de faire face à la réalité économique du territoire où ils exercent.

De même, les officiers ministériels ont des dispositions spécifiques de majoration pour leurs actes effectués en outre-mer. On ne peut donc pas demander à un avocat intervenant au titre de l’aide juridictionnelle de recevoir une indemnisation qui soit déconnectée totalement de la réalité de vie du territoire au regard de l’investissement et du temps consacrés à la défense des justiciables démunis.

En quatrième lieu, comme le prévoit pourtant le manuel de légistique, il est impératif d’associer le ministère des outre-mer à tous les textes menés par tous les ministères et a fortiori le ministère de la justice afin de tenir compte du cadre institutionnel et des spécificités et contraintes de chaque territoire ultramarin pour leur application.

Enfin en cinquième lieu, il faut intégrer les contraintes géographiques ultramarines et les distance qui en résultent pour l’exercice des droits de la défense. Nous rappelons que ce n’est pas la géographie qui doit s’adapter au texte mais le contraire : c’est le dispositif normatif qui doit intégrer la complexité et l’équation du territoire ultramarin. Sur ce point et sauf exceptions particulières tenant à la distance, nous préconisons à ce que les lieux de garde à vue soient regroupés en des endroits accessibles facilement afin de permettre l’accès effectif à un avocat. Il est impératif d’assurer dans un Etat de droit la primauté des droits fondamentaux sur toute autre considération matérielle, organisationnelle et financière en posant et affirmant très clairement que ce Principe reste intangible en outre-mer.

L’outre-mer exige des solutions audacieuses et adaptées pour répondre aux singularités et aux problématique posées par la collectivité d’outre-mer concernée et son bassin de vie.

Des solutions correctives sont possibles à condition d’y mettre de la volonté et des moyens notamment financiers, cela afin d’asseoir la République, ses valeurs, ses Principes et la confiance qu’elle doit inspirer. Comme l’écrivait André Gide : « Il est bien des choses qui ne paraissent impossibles que tant qu’on ne les a pas tentées ».

En avant donc pour placer un nouveau paradigme en vue d’assurer un véritable accès au droit et aux droits efficient et effectif en outre-mer.

Pour notre part, nous croyons à la nécessité impérieuse de reconnaitre sur le plan normatif un droit différencié en outre-mer [12] [13], cela afin justement d’avoir une approche pragmatique débouchant sur des mesures pratiques qui assurent le respect de nos principes fondamentaux tout en intégrant les difficultés contextuelles auxquelles ceux-ci sont confrontés et exigent de nous de dépasser les raisonnements et approches traditionnellement appliquées dans l’hexagone.

Pour une information exhaustive, il est précisé que chacune des collectivités ultramarines concernées par les problématiques d’accès au droit et aux droits fera l’objet d’un article de fond de notre part. Afin d’informer tout un chacun sur la mosaïque ultramarine, nous avons réalisé également le site qui présente de manière détaillée chacun des 13 territoires d’outre-mer, notamment au niveau de son organisation institutionnelle [14].

Patrick Lingibé Membre du Conseil National des barreaux Ancien vice-président de la Conférence des bâtonniers de France Avocat associé Cabinet Jurisguyane Spécialiste en droit public Diplômé en droit routier Médiateur Professionnel Membre de l’Association des Juristes en Droit des Outre-Mer (AJDOM) www.jurisguyane.com

[1Source : Tableau de bord des outre-mer, IEDOM, données arrêtées au 10 février 2021.

[2Rapport de mission sur la reconnaissance des problématiques des outre-mer au sein du Conseil national des barreaux : un défi pour l’organe représentatif, Patrick Lingibé, mai 2017, page 26, proposition n° 12, annexe 3 : lettre du 23 janvier 2017 au président du CNB sur les problématiques de la prise en charge des frais de transport des avocats ultramarins en mission d’aide juridictionnelle.

[3Présentation du rapport sur les dysfonctionnements de justice en outre-mer par Patrick Lingibé lors de l’Assemblée générale de la Conférence des Bâtonniers le vendredi 22 octobre 2019.

[4Convention nationale des avocats à Bordeaux du 18 au 20 octobre 2017, Atelier n° 18 Etats généraux de l’Outre-mer du 20 octobre 2017 réunissant un représentant du ministère de la justice et un représentant du ministère des outre-mer sur les problématiques d’accès au droit en outre-mer.

[5Audition publique le 29 janvier 2020 de Patrick Lingibé sur les problèmes de justice en outre-mer par la délégation aux outre-mer de l’Assemblée nationale.

[6Interpellation le lundi 2 novembre 2020 du ministre de la Justice par la députée Maina Sage sur les problèmes d’accès au droit en Outre-mer à l’occasion du débat sur le projet de loi de finances pour 2021 et réponse d’Éric Dupond-Moretti.

[7Avis sur l’accès au droit et à la justice dans les outre-mer, essentiellement en Guyane et à Mayotte, adopté le 22 juin 2017 par la Commission consultative des droits de l’homme.

[8Audition publique de Monsieur le Défenseur des droits le jeudi 21 novembre 2019 par la délégation sénatoriale aux outre-mer : « On a le sentiment que à beaucoup d’égard les habitants des départements et territoires d’Outre-mer n’ont pas le même accès aux droits, ils ont un accès aux droits inférieurs à ce qui existe en métropole ».

[9Observatoire sur les inégalités, rapports annuels sur les inégalités en France.

[10Baromètre des droits et de l’accès au droit en France, enquête réalisée auprès d’un échantillon de français hexagonaux et ultramarins du 12 au 28 mai 2021 réalisée par le cabinet Odoxa pour le Conseil national des barreaux.

[11Décret n° 96-887 du 10 octobre 1996 portant règlement type relatif aux règles de gestion financière et comptable des fonds versés par l’Etat aux caisses des règlements pécuniaires des avocats pour les missions d’aide juridictionnelle et pour l’aide à l’intervention de l’avocat prévue par les dispositions de la troisième partie de la loi du 10 juillet 1991, Journal Officiel du 12 octobre 1996.

[12Patrick Lingibé, « Le droit à l’épreuve des réalités de l’Outre-mer : pour une reconnaissance d’un droit différencié », JCP Général, 26 novembre 2018.

[13Patrick Lingibé, « Par-delà de l’article 73 et 74 : pour la reconnaissance d’un droit différencié constitutionnel pour l’Outre-mer », Outremers360, 22 décembre 2019.