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Si la Justice m’était comptée. Par Sofia Soula-Michal, Avocat.
Parution : lundi 27 juin 2022
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La Justice manque de moyens et les récentes augmentations du budget allouées à la justice n’ont nullement raccourci les délais imposés aux justiciables, ni amélioré les conditions d’exercice des professionnels du droit.
Portrait d’une justice qui, loin d’être réparée, apparait plus meurtrie que jamais.

Plus personne n’ignore que la justice manque de moyens. Si les augmentations du budget allouées à la justice ces deux dernières années sont incontestables, leur répartition et le déficit colossal creusé par des années de budget famélique sont venus s’ajouter à une situation structurelle profondément incrustée ; au point « qu’à ce rythme, il faudra pas moins de cent ans à la France pour rattraper ses partenaires européens », dixit le Syndicat de la Magistrature.

« Tribune des 3 000 » devenue « Tribune des 7 000 et plus », plaintes de syndicats et d’associations professionnelles de magistrats auprès de la Commission Européenne, pour violation des dispositions sur la législation du travail, fronde des magistrats de Nanterre et d’ailleurs, action judiciaire des professionnels du droit contre l’État pour faute lourde, les initiatives se succèdent, les robes rouges et noires multipliant les alertes.

Malgré le caractère inédit de cette révolte générale, il en faudra davantage pour assombrir l’inaltérable optimisme du ministère de la justice qui se félicite d’une justice qu’il estime modestement avoir « réparé ».

Mais les faits sont têtus et l’impudique réalité s’exhibe aux yeux de tous. La situation toujours plus préoccupante de la justice confirme la nécessité de renoncer à l’autocongratulation sur fond de méthode Coué, si l’on veut véritablement restaurer la confiance et réconcilier la justice avec ceux pour qui et par qui elle est rendue.

État des lieux.

Le rapport de la cour des comptes.

En 2018, la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale sollicitait de la Cour des Comptes un rapport visant à élaborer une méthodologie de mesure du coût et de l’efficacité des moyens humains accordés au Ministère de la Justice pour le fonctionnement du Service Public de la justice judiciaire.

La Cour des Comptes soulignait d’emblée que le budget des juridictions françaises demeure, en pourcentage du PIB, très inférieur aux pays européens comparables, la France ne consacrant que 0,18% de son PIB à sa justice contre 0,29% de la médiane européenne, hors Irlande et Royaume-Uni.

De même, alors que les citoyens français bénéficient de 13 magistrats pour 100 000 habitants, l’Allemagne et la médiane de l’Union Européenne, (hors Royaume-Uni et Irlande), en comptent 31 pour 100 000 habitants.

La Cour des Comptes expliquait également que malgré un effort très récent de rattrapage, avec une hausse de près de 9% du budget global de la Justice Judiciaire depuis 2013 et de 13% des crédits de fonctionnement courant, cet effort modéré n’avait aucune incidence sur le terrain, puisqu’entre 2013 et 2017, les effectifs de magistrats avaient été quasiment stables (+0,5%) et ceux des fonctionnaires en service au Ministère en légère hausse (+1,8%).

Cette stagnation s’explique notamment par la vacance récurrente et importante des postes qui aboutit à l’absorption du nouveau personnel judiciaire lequel, bien que venant s’ajouter aux effectifs, ne constitue pas de véritables postes supplémentaires, mais un « colmatage » des emplois vacants.

L’évaluation de l’activité judiciaire et des besoins ne repose en outre pas sur des critères objectifs et les outils de gestion actuellement utilisés sont lacunaires et inadaptés.

La Cour des Comptes est ainsi particulièrement critique sur les conditions du dialogue budgétaire au sein du Ministère, sur le manque de transparence des modalités de calcul des besoins, le manque de lisibilité des critères de répartition et le manque d’articulation entre la discussion budgétaire et la performance.

On apprend en effet que l’élaboration des besoins du ministère intervient au printemps, la notification des lettres de cadrage par le premier ministre est effectuée début juillet, alors que le dialogue budgétaire avec les services n’a pas encore commencé.

Il n’y a donc pas de réelle identification des besoins des juridictions et les budgets alloués le sont à l’aveugle.

Bien que les besoins ne soient pas rationnellement et objectivement définis, c’est ensuite aux Chefs de juridiction d’assumer l’impossible tâche consistant, non pas à répartir les crédits insuffisants alloués - ils n’ont en effet aucune marge de manœuvre sur ce point - mais à organiser l’activité des juridictions dans ces conditions.

La conclusion de la Cour des Comptes, unanimement partagée par les acteurs de la justice, est le constat d’une dégradation de la performance des juridictions, dont l’allongement toujours plus important des délais de traitement, malgré l’augmentation constante du nombre d’affaires traitées par magistrat, mais également de la qualité de la justice rendue.

Il n’importe plus de juger juste, pourvu que l’on juge vite.

Le classement de la justice française au sein du conseil de l’Europe.

Le Conseil de l’Europe est l’organisation intergouvernementale qui regroupe aujourd’hui 47 États membres, dont les 28 États membres de l’Union Européenne.

La Commission pour l’Efficacité de la Justice du Conseil de l’Europe, dite la CEPEJ, a pour objet l’amélioration de l’efficacité et du fonctionnement de la justice dans les États membres, et le développement de la mise en œuvre des instruments élaborés par ce dernier.

Pour réaliser ces tâches, la CEPEJ met au point des indicateurs, collecte et analyse des données, définit des mesures et des moyens d’évaluation. Elle analyse les résultats des systèmes judiciaires pour identifier les problèmes qu’ils rencontrent.

C’est à cette fin que la Commission compare les moyens financiers consacrés par chaque pays à son système judiciaire, dont des tribunaux, le ministère public et l‘aide juridictionnelle.

Comme chacun sait, son rapport d’activité, déposé fin 2018, confirmait l’affligeant classement de la France, la moyenne du budget annuel de la justice française par habitant s’élevant alors à la somme de 65,9 euros.

Or, dans les pays équivalents, le budget public alloué au système judiciaire par habitant était alors le suivant : Italie : 75 euros, Espagne : 79 euros, Belgique : 82,3 euros, Danemark : 83,7 euros et la Suisse : 118,6 euros.

Dans un groupe comparable à la France en termes de PIB, les budgets se démarquaient de manière significative : Allemagne : 121,9 euros, Pays-Bas : 119,2 euros, Suède : 118,6 euros, soit une moyenne de 119, 9 euros par habitant.

Selon le rapport de la CEPEJ déposé le 22 octobre 2020, la France avait consacré à sa justice (budget des tribunaux, siège et parquet, et aide juridictionnelle) 69,50 euros par habitant en 2018, ce qui demeurait inférieur à la moyenne de 71,56 euros des 47 états, comprenant des pays tels que comme l’Arménie ou la Moldavie.

La comparaison avec le groupe de onze pays comparables à la France laisse pour sa part apparaître que la moyenne des budgets de la justice était de 84,13 euros par habitant.

En 2018, l’Allemagne consacrait 131,20 euros par habitant à sa justice, soit près du double de la France.

La conséquence est purement mathématique : notre justice, taxée de laxisme et de paresse, compte donc deux fois moins de juges, quatre fois moins de procureurs, deux fois moins de personnel judiciaire que la moyenne de ces pays.

Et la fragilité de son budget entraîne toutes les autres : la France dispose de 13 magistrats et 47 personnels judiciaires pour 100 000 habitants, lorsque la médiane européenne est très supérieure, comme correspondant à 31 magistrats et 105 personnels judiciaires pour 100 000 habitants.

C’est en France qu’il y a le moins de procureurs (3 pour 100 000 habitants), alors qu’ils ont le plus grand nombre de fonctions à remplir et de dossiers à traiter (7,5 affaires reçues pour 100 habitants).

Et la justice française se distingue également tristement par le niveau de son aide juridictionnelle et le nombre de ses tribunaux (1 pour 100 000 habitants).

Les évolutions du budget de la justice sans incidence sur les effectifs judiciaires.

Malgré les récentes augmentations du budget de la justice, la Cour des Comptes fait le constat d’une évolution des effectifs plus que limitée, ainsi qu’une constante dégradation de la performance des juridictions.

Ce décalage entre les décisions parlementaires et la pratique a plusieurs causes, dont la sous-exécution récurrente de l’autorisation budgétaire, (en d’autres termes, voter n’est pas forcément payer) et l’écart existant entre la décision de création de postes et l’affection effective des magistrats et personnels de greffe.

L’augmentation de la durée de leur formation (18 mois pour les greffiers et 31 mois pour les magistrats) explique également la quasi-stagnation des effectifs, le nombre de poste créés en 2019, s’étant élevé à peine à 100 pour les magistrats, et 92 pour les fonctionnaires de greffe, ce qui n’aura pas même permis de résorber la vacance des postes.

La répartition des crédits justifie également que les augmentations consenties en termes de budget ne modifient qu’à la marge la situation des juridictions, le budget étant essentiellement dédié à l’enfermement et les créations de postes très limitées dans les tribunaux.

Ainsi, en 2021, sur 1 520 créations d’emploi annoncés, plus de 1 092 postes ont bénéficié à l’administration pénitentiaire, contre 50 postes de magistrats, (100 en 2020), 130 postes de greffiers et directeurs de greffe, 914 contractuels, ou « sucres rapides », constitués d’assistants de justice temporaires et 138 postes contractuels pour appuyer les personnels de greffe.

Outre l’absence de dialogue budgétaire évoquée, l’évaluation de l’activité continue de reposer sur des critères non objectifs, le ministère s’appuyant sur trois types de données :
- Des outils informatiques de gestion des ressources humaines type Harmonie (pour les actes de gestion) et Lolfi (pour la localisation des effectifs et le suivi de carrière),
- Des outils de gestion métiers (tels Cassiopee, Portalis),
- Des outils de l’activité et la charge de travail, soit Outilgref pour les personnels administratifs, et Pharos, pour les magistrats et juridictions.

Or, ces outils présentent de nombreuses lacunes.

Ainsi, Outilgref, qui est l’outil de gestion et de répartition des emplois de fonctionnaires, évalue le besoin théorique de chaque juridiction. Il calcule ainsi automatiquement le temps nécessaire à chaque acte, multiplié par le nombre d’affaires, ce qui aboutit au nombre d’équivalents temps plein travaillé (ETPT) théoriquement nécessaire dans une juridiction.

La difficulté est que de nombreux éléments ne sont pas pris en compte, dont les congés maternité et congés maladie, les temps partiels, puisqu’un agent affecté dans une juridiction y est considéré comme effectivement présent à temps complet. Les tâches administratives y sont oubliées ou sous-estimées et certaines procédures ne sont pas intégrées.

Mais surtout, Outilgref ne prend pas en compte la gestion du fameux stock d’affaires.

Il mesure en effet le flux d’affaires traitées par juridiction chaque année et en déduit, pour l’année considérée les besoins en effectifs correspondant.

Il n’intègre pas en revanche les affaires en stock, soit celles non encore jugées, de sorte que le chiffre obtenu n’a ni sens, ni réalité.

Pharos, destiné aux magistrats, dont la Cour des Comptes dénonce également les faiblesses et le manque de fiabilité, ne permet d’évaluer la charge de travail en juridiction qu’a posteriori.

Enfin, l’anticipation des départs, dans le cadre d’une mobilité ou de départs à la retraite, est très faible voire inexistante, le ministère privilégiant la reconduction de l’existant.

La méconnaissance de la charge de travail des magistrats et des greffiers qui en découle, accroit évidemment encore davantage leur charge de travail, dégrade les conditions de travail de tous et impacte la qualité des décisions rendues.

L’aide juridictionnelle ou la limitation de l’accès au droit des justiciables.

L’insuffisance du budget constitue une grave déficience, réel frein à l’accès au droit d’être défendu, d’avoir accès à la justice et de bénéficier d’un procès équitable.

Tous les justiciables ne savent pas que l’aide juridictionnelle est accordée par l’État aux justiciables ne disposant pas de revenus suffisants pour accéder aux services d’un avocat. Ils peuvent en bénéficier si leurs revenus ne dépassent pas le plafond fixé.

Créée pour faciliter l’accès à la justice, elle permet de couvrir, entièrement ou partiellement les honoraires et frais de justice (avocat, huissier, expert, etc…), elle peut être donc être partielle ou totale et est accordée pour tout type de procédure.

Les ressources du foyer pour pouvoir bénéficier de l’aide juridictionnelle totale doivent être inférieures ou égales à 1 043 euros, et comprises entre 1 044 euros et 1 564 euros pour bénéficier de l’aide juridictionnelle partielle. Le montant du plafond augmente de 188 euros pour une personne à charge, et 376 euros pour deux personnes à charge, puis de 119 euros pour les autres.

L’aide juridictionnelle, pour lesquels les avocats sont volontaires, fonctionne avec un nombre d’unités de valeur ou UV, attribué par nature d’affaire, lequel, multiplié par le montant unitaire de l’UV, soit 32 euros, (34 euros en 2021) aboutit à la somme versée à l’avocat au titre de ses honoraires.

Là encore, la France consacre globalement deux fois moins que ses partenaires européens à cette mission, soit 7,16 euros par habitant contre 14,59 euros en moyenne dans les pays équivalents, ce qui explique que la rémunération des avocats à l’aide juridictionnelle est l’une des plus faibles d’Europe.

A titre d’illustration, l’augmentation auto-qualifiée d’historique du budget de la justice a permis de faire passer l’indemnisation d’un avocat assistant une partie civile devant le Tribunal correctionnel de 256 euros à 271,36 euros. Soit un sérieux obstacle à l’accès au droit, l’avocat acceptant encore de sacrifier la rationalité économique sur l’autel du devoir, mais pour combien de temps ?

Cet inventaire à la Prévert des dysfonctionnements de la justice lié au manque de moyens est loin d’être exhaustif.

Que dire de l’engagement du ministère de filmer les procès lorsque certaines juridictions travaillent avec des logiciels des années 1990 ou ne peuvent pas acheter des codes ou même du papier ?

Que dire de l’asphyxie des greffes en manque chronique d’effectifs et de matériel ?

Que dire des justiciables qui attendent sept années l’issue d’une procédure prud’homale ?

Que dire des sept millions versées par l’Etat à ses justiciables, avec les deniers du contribuable, pour les indemniser des dysfonctionnements du service public de la justice ? Que dire de l’explosion du nombre de ces actions contre l’État (+78% en 2020), proportionnelle à celle des délais de procédure ?

Que dire de la multiplication des réformes aberrantes, se succédant à un rythme effréné et dont l’objectif assumé est de piéger le justiciable pour vider le contentieux et faire baisser les stocks ?

Que dire de la déshumanisation de cette justice qui ne veut plus voir ceux pour qui elle est rendue et refuse d’entendre ceux sans qui elle ne mérite pas son nom ? Que dire de ces avocats que l’on réduit progressivement au silence, des dix minutes qui leur sont royalement accordées pour plaider trente ans de vie commune, vingt ans de carrière professionnelle et six ans de procédure, par un magistrat tendu, excédé, obsédé par les stocks qu’il est sommé de réduire ?

Que dire de cette justice qui lui fait perdre le sens de sa mission et oublier que « Juger, c’est aimer écouter, essayer de comprendre et vouloir décider » ?

Que le silence reprend toujours la parole. Rendez-nous la justice.

Article initialement publié dans la Revue des Libertés Fondamentales du Barreau de Bordeaux.

Sofia Soula-Michal, Avocat au Barreau de Lyon Présidente de l’Association des Défenseurs de la Justice (ADJ)