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La constitutionnalisation du droit à l’interruption volontaire de grossesse. Par Laurent Thibault Montet, Docteur en Droit.
Parution : jeudi 24 novembre 2022
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L’article 317 du Code pénal de 1810 prescrivait que « Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, violences, ou par tout autre moyen, aura procuré l’avortement d’une femme enceinte, soit qu’elle y ait consenti ou non, sera puni de la réclusion. La même peine sera prononcée contre la femme qui se sera procuré l’avortement à elle-même, ou qui aura consenti à faire usage des moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet, si l’avortement s’en est ensuivi. Les médecins, chirurgiens et autres officiers de santé, ainsi que les pharmaciens qui auront indiqué ou administré ces moyens, seront condamnés à la peine des travaux forcés à temps, dans le cas où l’avortement aurait eu lieu ».

Article mis à jour par son auteur en mars 2024.

A ce titre, depuis 1810 [1], l’interruption volontaire est considérée comme un crime opposable tant à la femme enceinte qu’aux personnes qui l’auraient assisté et/ou conseillé et/ou auraient procédé à l’intervention abortive.

Ainsi, dans une perspective historique, la dépénalisation de l’avortement survenue en 1975, par la loi n°75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, est relativement récente (c’est-à-dire 47 ans en 2022) par rapport au temps d’existence de la pénalisation au titre de l’article 317 du Code pénal de 1810, c’est-à-dire 165 ans (voire 419 ans au titre de l’édit d’Henri II de 1556). En outre, à se concentrer sur la pénalisation de l’interruption volontaire de la grossesse, il pourrait être omis que l’encouragement ou/et la facilitation de l’usage de moyens de contraception avait été considérée comme un crime aussi grave que la provocation à l’avortement à en lire la loi du 1er août 1920 [2] réprimant la provocation à l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle.

En effet, dans la continuité du dispositif d’interdiction de l’article 317 du Code pénal de 1810, l’article 1er de la loi de 1920 s’exprimait en ces termes :

« Sera puni d’un emprisonnement de six à trois ans et d’une amende de cent francs à trois mille francs quiconque : soit par des discours proférés dans des lieux ou réunions publics ; soit, par la vente, la mise en vente ou l’offre, même non publique, ou par l’exposition, l’affichage ou la distribution sur la voie publique ou dans les lieux publics, ou par la distribution à domicile, la remise sous bande ou sous enveloppe fermée ou non fermée, à la poste, ou à tout agent de distribution ou de transport, de livres, d’écrits, d’imprimés, d’annonces, d’affiches, dessins, images et emblèmes ; soit par la publicité de cabinets médicaux ou soi-disant médicaux ; aura provoqué au crime d’avortement alors même que cette provocation n’aura pas été suivie d’effet ».

C’est ainsi, que le Législateur de l’époque prescrivait le cadre visant à circonscrire la diffusion, par quelque moyen que ce soit, de l’idée et des « méthodes » relatives à l’avortement. Paradoxalement à la volonté sans ambiguïté de proscrire tous moyens de diffusion et de réalisation de l’avortement, le Législateur faisait également grief tant à la diffusion de l’idée et aux moyens de contraception. En effet, il y a lieu de mettre en relief ce paradoxe qui consistait à interdire l’avortement mais également le moyen qui pourrait permettre que ne survienne pas la situation (c’est-à-dire la grossesse) que l’avortement vise à interrompre volontairement : la contraception.

Par son article 3, la loi du 1er août 1920, interdisait et punissait la propagande au profit de la contraception (« propagande anticonceptionnelle ») par une peine d’amende plus onéreuse que celle sanctionnant la « provocation à l’avortement » :

« Sera puni d’un mois à six mois de prison et d’une amende de cent francs à cinq mille francs, quiconque, dans un but de propagande anticonceptionnelle, aura, par l’un des moyens spécifiés aux articles 1er et 2, décrit ou divulgué, ou offert de révéler des procédés propres à prévenir la grossesse, ou encore faciliter l’usage de ces procédés. Les mêmes peines seront applicables à quiconque, par l’un des moyens énoncés à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, se sera livré à une propagande anticonceptionnelle ou contre la natalité ».

C’est par la loi n°67-1176 du 28 décembre 1967 relative à la régulation des naissances et abrogeant les articles L648 et L649 du Code de la santé publique, dite « Loi Neuwirth », que la pilule est légalisée et la contraception autorisée. Cependant, par l’art. 3 de la loi n°67-1176, subsistait l’interdiction de l’avortement :

« La vente des produits, médicaments et objets contraceptifs est subordonnée à une autorisation de mise sur le marché, délivrée par le ministre des affaires sociales. Elle est exclusivement effectuée en pharmacie. Les contraceptifs inscrits sur tableau spécial, par décision du ministre des Affaires sociales, ne sont délivrés que sur ordonnance médicale ou certificat médical de non-contre-indication. Aucun produit, aucun médicament abortif ne pourra être inscrit sur ce tableau spécial. Cette ordonnance ou ce certificat de non-contre-indication sera nominatif, limité quantitativement et dans le temps, et remis, accompagné d’un bon tiré d’un carnet à souches, par le médecin au consultant lui-même […] ».

En tout état de cause, il s’agissait tout de même un pas réalisé vers l’accessibilité de la contraception. Ce dernier étant suivi d’un autre pas avec la loi n°74-1026 du 4 décembre 1974, portant diverses dispositions relatives à la régulation de naissances. En effet, elle procède un toilettage de la « Loi Neuwirth » notamment en permettant aux « centres de planification ou d’éducation familiale agréés » de délivrer gratuitement des médicaments, produits ou objets contraceptifs (sur prescription médicale) aux mineurs. La contraception est remboursée par la sécurité sociale. La contraception étant légalisée et rendu plus accessible, il était ainsi posé, d’une certaine manière, la fin du paradoxe interdiction d’avortement/ interdiction contraception.

En effet, cette « dualité » instaurait une mécanique législative qui insérait la femme (mariée ou non) active sexuellement dans un hiatus aboutissant à sa criminalisation au point où la femme fertile était légalement dépossédée de l’aspiration de détenir et de mettre en œuvre légalement tout moyen de contrôle de sa fertilité. Dans la perspective relative à la prohibition de l’anti-natalité, ce hiatus « interdiction d’avortement/ interdiction contraception », pose même, pour certain, le corps de la femme comme faisant l’objet d’une « nationalisation » [3]. C’est dans ce contexte qu’est promulgué la loi n°75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, dite « Loi Veil ».

I. La légalisation de l’interruption volontaire de grossesse.

La loi n°75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, dite « Loi Veil » pose dès son Titre Ier son statut d’éclaireur. En effet, au regard du contexte juridique, politique et social de l’époque évoqué par Mme Veil dans son discours du 26 novembre 1974 (accessible sur le site de l’assemblée nationale à la rubrique « Grands discours parlementaires »), le texte pose explicitement un système dérogatoire et expérimental qui suspend pendant 5 ans la législation répressive prescrite par l’article 317 du Code pénal de 1810 [4].

À ce titre, la « Loi Veil » n’institue pas encore un droit à l’avortement mais cherche à « mettre fin à une situation de désordre et d’injustice et d’apporter une solution mesurée et humaine à un des problèmes les plus difficiles […] ».

Pour autant, cela n’a pas empêché le texte d’être soumis au juge constitutionnel à la suite de la saisine de ce dernier par 60 députés. En tout état de cause, cette saisine, a été la première occasion (mais pas la dernière) pour une « loi IVG » d’être soumis à l’examen de conformité constitutionnel. Outre le fait de confirmer le caractère dérogatoire des dispositions de la loi n°75-17, le conseil constitutionnel, par sa décision n°74-54 DC du 15 janvier 1975 (Considérants n°9 et 10 de ladite décision), ne considère pas que ladite loi est contraire à l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ni ne méconnait les principes énoncés dans le Préambule de la Constitution de 1946. Ainsi, adoubé par le juge constitutionnel et résistant à la pratique, le texte dérogatoire et expérimental visant à « mettre fin à une situation de désordre et d’injustice […] » « qu’était la Loi Veil » est pérennisé par la loi n° 79-1204 du 31 décembre 1979 relative à l’interruption volontaire de la grossesse. Puis vient la loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception (supprime l’autorisation parentale pour l’accès des mineures à la contraception, allonge du délai légal de recours à l’IVG, en aménageant de l’autorisation parentale pour les mineures demandant une IVG, et étend le champ du délit d’entrave), ensuite la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes (supprime la notion « d’état de détresse », qui avait une appréhension très subjective, au profit de la locution « qui ne veut pas poursuivre une grossesse », et, enfin loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 relative à la modernisation de notre système de santé (supprime le délai de réflexion obligatoire de 7 jours).

Chacune de ces trois dernières lois a subi avec succès le contrôle de constitutionnalité [5] réalisé à la suite de la saisine du conseil constitutionnel soit par au moins 60 députés et/ou 60 sénateurs. Bien que le conseil constitutionnel n’en ait pas pour autant révélé à cet occasion un nouveau principe fondamental reconnus par les lois de la République, il n’en reste pas moins que cette stabilité dans l’appréhension des « Lois IVG » par le juge constitutionnel français n’est pas comparable au contexte de la question de l’avortement aux USA avant et, bien entendu, après la décision « Dobbs v. Jackson » du 24 juin 2022 (Rapport n° 42 (2022-2023) de Mme Agnès Canayer, fait au nom de la commission des lois, déposé le 12 octobre 2022 [6]).

Pour autant, cela signifie-t-il que les 47 années d’ancienneté du droit de l’avortement en France qui institue un droit à l’avortement au profit des femmes est intouchable ?

II. La fragilité du droit-créance de l’avortement.

« Selon G. Burdeau, le droit-créance se présente comme « la prétention légitime à obtenir de la collectivité les interventions requises pour que soit possible l’exercice de la liberté » (1). Pour R. Pelloux, il confère « à l’individu le droit d’exiger certaines prestations de la part de la société ou de l’État : par exemple droit au travail, droit à l’instruction, droit à l’assistance » (2). Il ressort de ces définitions la prégnance de l’idée d’une dette positive. Le droit-créance est un pouvoir d’exiger, implique une intervention positive, une prestation positive... Alors que les libertés sont « opposables à l’État », les créances sont « exigibles de lui » (3). Ces dernières doivent être mises en œuvre. J. Rivero soulignait qu’en l’absence de cette concrétisation, le droit « demeure virtuel » (4) » [7].

Récemment renforcée par la loi n°2022-295 du 2 mars 2022, le droit de l’avortement posé par les articles L2211-1 à L2223-2 et R2212-1 à R2222-3 du Code de la santé publique, octroie à la femme enceinte, avant la fin de la quatorzième semaine de grossesse, qui ne souhaite pas poursuivre une grossesse, la faculté de demander à un médecin ou à une sage-femme d’interrompre sa grossesse. Cependant [8], dans la mesure où aucun médecin ou sage-femme n’est tenu de pratiquer une IVG, il pèse sur le professionnel qui refus de pratiquer une telle intervention, l’obligation « sans délai » de communiquer le nom de professionnels susceptibles de réaliser l’IVG. En outre, un établissement de santé privé peut refuser que des IVG soient pratiqués dans ses locaux sauf s’il est habilité à assurer un service public hospitalier et qu’il n’existe pas d’autres établissements de ce type dans le département ? dans la région ?

En tout état de cause, étant inscrite au titre du droit de la santé publique, le droit à l’accès à l’avortement et à la contraception est fortement tributaire des disparités d’offres de santé qui existe d’une région à une autre [9]. L’existence de désert médicaux est l’une des premières zones à risque pour la garantie à toute personne d’avoir accès à une méthode d’IVG. Ces distorsions s’accentuent lorsque l’on y ajoute notamment les problématiques d’offre de transport…

L’accessibilité de l’avortement et de la contraception s’est construite dès 1975 comme un objectif que l’Etat s’imposait au regard, à l’époque, de la nécessité de « mettre fin à une situation de désordre et d’injustice […] ». Ainsi, débiteur d’ordre et de justice, l’Etat par l’institution pas à pas d’un droit de l’avortement a accentué son obligation d’assurer aux femmes enceintes une accessibilité aux différentes méthodes d’avortement ou de contraception.

En outre, toujours dans l’objectif d’accessibilité, le Législateur, au fil du temps, a réajusté le délai d’ouverture de l’accès aux méthodes d’avortement (chirurgicales ou médicamenteuses) au profit des femmes enceintes, avant la dixième semaine, puis la douzième et enfin la quatorzième.

De plus, il a également été reconfiguré la condition émotionnelle à l’accès à l’IVG en abandonnant le critère « d’état de détresse » [10] au profit d’un critère davantage potestatif tenant au fait que la femme enceinte « ne veut pas poursuivre une grossesse ». Par conséquent, il est patent, à la lecture de la succession de « Lois IVG » et des ajustements qu’elles ont chacune introduite, que l’Etat, par le biais tant du Législateur que par celui du pouvoir règlementaire s’est fixé un objectif à atteindre [11].

Le droit-créance postule l’exigibilité d’une prestation à l’encontre de l’Etat. À ce titre, il doit faire en sorte que « Nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception », pas même lui et il doit faire en sorte que « La loi garantit à toute personne qui en fait la demande l’accès libre et effectif à ces droits » [12]. Quel meilleur moyen existe-t-il pour protéger un droit-créance d’une crise politique, économique ou religieuse que de le poser comme un objectif à valeur constitutionnelle ? En effet, « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme » [13].

L’objectif d’accessibilité de l’avortement et de la contraception mis en œuvre par les « Lois IVG », contribue à garantir à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme.

« Les objectifs de valeur constitutionnelle ne sont pas des droits mais des buts assignés par la Constitution au législateur, qui constituent des conditions objectives d’effectivité des droits fondamentaux constitutionnels. Ils découlent des droits et libertés et servent à en déterminer la portée exacte. Ils servent moins à les limiter qu’à les protéger. La « clef d’interprétation » des objectifs réside ainsi dans l’effectivité des droits et libertés » [14].

Le 8 mars 2024, la Loi constitutionnelle n°2024-200 relative à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse (JO 9 mars) inscrit cette liberté au 17e alinéa de l’article 34 de la Constitution.
Pour en savoir plus, vous pouvez lire l’article suivant : La constitutionnalisation de la liberté de recourir à l’IVG et mise à jour de l’article 34 de la Constitution.

Laurent Thibault Montet Docteur en droit

[1Voire au moins depuis l’édit d’Henri II de 1556 ; Kintz Jean-Pierre, « Avortement et justice ». In : Annales de démographie historique, 1973. Enfant et Sociétés. pp. 401-404.

[2JORF n°0208 du 1er août 1920, p. 10934.

[3L. Marguet, « Les lois sur l’avortement 1975-2013 : une autonomie procréative en trompe l’œil », La revue des droits de l’homme, 2014, n° 5, en ligne sur http://revdh.revues.org/731.

[4Art. 2, loi n°75-17 : « Est suspendue pendant une période de cinq ans à compter de la promulgation de la présente loi, l’application des dispositions des quatre premiers alinéas de l’article 317 du Code pénal lorsque l’interruption volontaire de la grossesse est pratiquée avant la fin de la dixième semaine par un médecin dans un établissement d’hospitalisation public ou un établissement d’hospitalisation privé satisfaisant aux dispositions de l’article L176 du Code de la santé publique ».

[5Décision n° 2001-446 DC du 27 juin 2001 ; Décision n° 2014-700 DC du 31 juillet 2014 ; Décision n° 2015-727 DC du 21 janvier 2016.

[7Laurence Gay ; La notion de « droits-créances » à l’épreuve du contrôle de constitutionnalité ; Cahiers du conseil constitutionnel n° 16 (Prix de thèse 2002) - Juin 2004.

[8L2212-8 du Code de la santé publique.

[9Rapport sur la proposition de loi constitutionnelle de Mme Mathilde Panot et plusieurs de ses collègues visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception 293, n° 488 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion_lois/l16b0488_rapport-fond

[10CE Ass. 31 oct. 1980, Lahache (concl. Genevois, D. 1981. 38) ; RDP 1981. 216, note J. Robert : l’appréciation de la « situation de détresse », est réservée à la femme enceinte ; Décision n°2014-700 DC, 31 juillet 2014.

[11Décision n°2001-446 DC, 27 juin 2001 : « Considérant qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause, au regard de l’état des connaissances et des techniques, les dispositions ainsi prises par le législateur ; qu’il est à tout moment loisible à celui-ci, dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions ; que l’exercice de ce pouvoir ne doit cependant pas aboutir à priver de garanties légales des exigences de valeur constitutionnelle ».

[12Texte de la commission des lois constitutionnelles, proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception.

[13§3 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

[14Pierre de Montalivet, Les objectifs de valeur constitutionnelle, Cahiers du Conseil Constitutionnel N° 20 - Juin 2006.