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Prescription des faits fautifs : précisions sur le point de départ du délai. Par Raphaëlle Pison, Avocate.
Parution : vendredi 8 juillet 2022
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Par un arrêt du 22 avril 2022, la Cour d’Appel de Grenoble fait une application stricte de la jurisprudence de la Cour de cassation quant au point de départ du délai de prescription des faits fautifs.

Plus précisément, la Cour d’Appel de Grenoble a considéré que le licenciement de Monsieur M. était sans cause réelle et sérieuse, dans la mesure où l’employeur ne rapportait pas la preuve qui lui incombe d’avoir eu connaissance pleine et entière des faits fautifs à une date comprise entre le délai de prescription de deux mois précédant le début de la procédure de licenciement, indépendamment même de la connaissance des travaux du Comité Anti-Fraude par l’entreprise de la hiérarchie du salarié [1]

Concrètement dans ce dossier, alors qu’une enquête interne était diligentée, la Cour d’Appel a considéré qu’à partir du moment où la société avait une connaissance pleine et entière des faits fautifs, le délai de prescription commençait à courir dès ce moment-là, nonobstant le fait que les conclusions de l’enquête interne sur les faits n’aient pas été encore rendues.

En effet, dans cette affaire, les supérieurs du salarié étaient informés au mois de septembre 2017 de faits susceptibles de justifier un licenciement. Un Comité antifraude était saisi le 13 octobre 2017. L’enquête était menée sur 3 jours, les 17,18 et 19 octobre 2017. Ces 3 jours d’enquête auxquels la société était associée, permettaient à celle-ci d’avoir une connaissance pleine et entière des fautes commises par le salarié.

Le rapport final d’enquête n’était cependant remis à la société que le 29 novembre 2017, sans qu’aucun acte d’enquête n’ait été mené depuis le 19 octobre 2017.

L’employeur engageait la procédure de licenciement dans les 2 mois de la remise des conclusions d’enquête mais plus de deux mois après la connaissance pleine et entière des faits fautifs…. Trop tard selon la Cour d’Appel !

La Cour d’Appel de Grenoble considère que ce n’est pas nécessairement la date de remise des conclusions de l’enquête interne qui marque le point de départ du délai de prescription.

Cette décision qui peut sembler être à contrecourant de la jurisprudence actuelle n’en n’est en réalité qu’une application stricte.

Retour sur les règles de la prescription et de la délicate question de son point de départ…

La prescription des faits fautifs : qu’est-ce que c’est ? quel délai ?

Pour rappel, lorsqu’un salarié commet une faute, il est possible d’engager à son encontre une procédure disciplinaire. Toutefois, la procédure disciplinaire est enfermée dans des délais très stricts.

L’article L1332-4 du Code du travail prévoit en effet que :

« Aucun fait fautif ne peut donner lieu à lui seul à l’engagement de poursuites disciplinaires au-delà d’un délai de deux mois à compter du jour où l’employeur en a eu connaissance, à moins que ce fait ait donné lieu dans le même délai à l’exercice de poursuites pénales ».

Autrement dit, dès que l’employeur a connaissance d’une faute commise par un salarié, il dispose d’un délai de deux mois pour engager les poursuites disciplinaires, c’est-à-dire pour convoquer à un entretien préalable ou pour notifier un avertissement.

La prescription des faits fautifs : quel point de départ ?

La Cour de cassation rappelle de manière constante que «  c’est le jour où l’employeur, ou le supérieur hiérarchique direct du salarié, a connaissance du fait fautif qui marque le point de départ du délai de 2 mois » [2].

Par ailleurs, dès lors que les faits sanctionnés ont été commis plus de deux mois avant l’engagement des poursuites disciplinaires, il appartient à l’employeur d’apporter la preuve qu’il n’en a eu connaissance que dans les deux mois ayant précédé l’engagement de ces poursuites [3].

Le point de départ du délai est constitué par le jour où l’agissement fautif est clairement identifié, c’est-à-dire au jour où l’employeur a une connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l’ampleur des faits reprochés au salarié [4].

La Cour de cassation considère à ce titre que lorsqu’une enquête interne est diligentée aux fins de mesurer l’ampleur des fautes commises par un salarié à la suite de réclamations adressées par la clientèle, c’est la date à laquelle les résultats de l’enquête sont connus qui marque le point de départ du délai de deux mois [5].

Et si l’arrêt de la Cour d’Appel de Grenoble semble contredire la jurisprudence de la Cour de Cassation, il n’en n’est rien !

En effet, dans les deux arrêts susvisés de la Cour de cassation relatifs aux enquêtes internes, l’employeur n’avait pas connaissance de l’ampleur des faits avant l’enquête.

Or en l’espèce, le rapport d’enquête n’avait absolument rien révélé.

Dès lors, la Cour d’Appel a justement fait application des textes et de la jurisprudence : c’est bien la date de la connaissance pleine et entière de la faute qu’il faut prendre en compte, nonobstant le rendu des conclusions d’enquête après la connaissance pleine et entière de la faute.

Et la tentative par l’employeur de diligenter une enquête interne, après qu’il ait eu connaissance des faits, ne lui permet pas de faire échec aux règles de la prescription.

Les salariés seront à ce titre particulièrement vigilants à la mise en place d’enquête interne qui ont prétendument vocation à faire la lumière sur des faits en réalité parfaitement connus de la part de l’employeur et qui n’ont que pour objet de « rattraper » des délais de prescription dépassés.

Cette question du point de départ du délai de prescription du fait fautif est d’importance dans la mesure où les conséquences d’un licenciement fondé sur des faits prescrits peuvent être financièrement engageantes pour l’employeur.

La prescription des faits fautifs : quelles conséquences ?

Si une procédure disciplinaire est engagée après le délai de prescription, l’employeur prend les risques suivants :
- Pour une sanction autre qu’un licenciement : annulation de la sanction et versement de dommages et intérêts (qui seront alloués en fonction du préjudice subi démontré par le salarié) ;
- Pour un licenciement : requalification du licenciement en licenciement sans cause réelle et sérieuse et indemnisation du salarié en conséquence.

Ainsi, sans même avoir à examiner si la faute est établie ou suffisamment grave pour justifier le licenciement du salarié, le Conseil de Prud’hommes saisi dira nécessairement le licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Concrètement, certains salariés effectivement fautifs peuvent voir leurs licenciements requalifiés uniquement grâce à cette règle procédurale et se voir allouer, parfois, plusieurs centaines de milliers d’euros d’indemnité.

En l’espèce, sans avoir eu à examiner la réalité de la faute de M. M., la Cour allouait à celui-ci près de 150 000 euros (toutes indemnités confondues) au titre du licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Ce qui peut, à première vue, être considéré comme du formalisme excessif aux conséquences démesurées pour l’employeur se justifient en réalité parfaitement.

En effet, ce moyen de défense est légitime puisque si un employeur, en connaissance de cause, attend plus de deux mois pour sanctionner un salarié, c’est soit qu’il ne parvient pas à établir la faute qu’il reproche à son salarié, soit qu’il considère lui-même que les faits reprochés à son salarié n’étaient pas suffisamment graves pour justifier une réaction immédiate.

Par ailleurs, cette règle permet aux salariés d’être protégés contre une tendance de certains employeurs qui consiste à tolérer pendant plusieurs mois, voire plusieurs années une pratique fautive instituée dans l’entreprise, pour finalement s’en saisir pour rompre un contrat lorsque le salarié n’est plus le bienvenue dans la structure.

Ainsi une pratique tolérée pendant plusieurs années ne peut se retourner contre le salarié et être constitutive d’une pratique fautive au bon gré de l’employeur.

La Cour rappelle donc par cet arrêt les règles protectrices légitimes des intérêts du salarié en matière d’engagement d’une procédure disciplinaire.

Raphaëlle Pison Avocate au barreau de Grenoble Associée de la Selarl Alter Avocat

[1CA Grenoble Ch.soc. RG20/01022.

[2Cass.soc. 16 fév. 2005, n°02-47.272.

[3Cass. Soc. 24 mars 1988, Bull. civ. V, no 203.

[4Cass.soc. 17 fév. 1993, n°88-45.539.

[5Cass.soc. 10 juill. 2001, n°98-46.180 et Cass soc 23 janvier 1991 n°88-40072.