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Protection des lanceurs d’alerte : vers une sanction de la France au niveau européen ? Par Claudine Eutedjian, Avocat.
Parution : mercredi 24 août 2022
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Les États membres de l’UE avaient jusqu’au 17 décembre 2021 pour transposer la directive 2019/1937 du 23 octobre 2019 relative à la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union, plus communément appelée Directive sur les Lanceurs d’alerte.

En janvier 2022, la Commission a envoyé des lettres de mise en demeure à 24 États membres pour défaut de transposition et de communication des mesures de transposition à la Commission dans le délai imparti. Parmi ceux-ci, 15 États membres [1] se sont vus adresser par la Commission européenne le 15 juillet dernier des avis motivés pour transposition incomplète de la directive, ces 15 pays disposant d’un délai de deux mois pour répondre aux avis motivés de la Commission dans le cadre de la procédure d’infraction qui a été ouverte.

Le cas de la France interpelle dès lors que le texte de la loi [2] que d’aucuns louent comme une avancée dans la protection des lanceurs d’alerte (à défaut d’en simplifier le dispositif) [3], qui a été définitivement adopté par le Sénat le 16 février 2022, va par certains égards au-delà des dispositions de la Directive.

Peut-être faut-il y voir plus une mise en garde quant à la forme que sur le fond, puisque si l’entrée en vigueur de la loi a été fixée au 1er septembre prochain, certaines mesures resteront inapplicables faute de décrets d’application.

1/ Les avancées de la réforme du 21 mars 2022.

La directive 2019/1937 du 23 octobre 2019 a vocation à unifier les règles de protection des lanceurs d’alerte en Europe. Comblant le retard pris dans la transposition de cette Directive, la France a définitivement adopté le 16 février 2022 les textes visant à la transposer et ainsi compléter le régime de protection issu de la Loi Sapin II. Il faut d’ailleurs souligner que la situation de la France dans le contexte de la transposition européenne était un peu particulière, puisqu’elle disposait déjà d’un régime de protection des lanceurs d’alerte depuis 2016. Avec le régime issu de la Loi du 21 mars 2022, dite Loi Waserman, la France devrait disposer d’un dispositif d’autant plus efficace, que cette nouvelle législation n’hésite pas à aller parfois au-delà des dispositions de la réglementation européenne.

Sans revenir dans le détail de la loi du 16 février 2022, qui a déjà été largement commentée [4], (Protection des lanceurs d’alerte : la nouvelle loi du 21 mars 2022, Le lanceur d’alerte fait sa rentrée !), rappelons que ses nouvelles dispositions portent sur :
- Une reformulation de la définition du lanceur d’alerte qui s’entend ainsi d’ « une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement » [5] ;
- Une extension de la protection aux « facilitateurs » de l’alerte, à savoir « toute personne physique ou morale de droit privé à but non lucratif qui aide un lanceur d’alerte à effectuer un signalement ou une divulgation » [6] ;
- L’abandon de la hiérarchie entre les canaux de signalement interne et externe, le nouveau texte abandonnant, conformément aux dispositions de la Directive, la priorité donnée au canal interne de signalement [7] ;
- Le renforcement des mesures de protection du lanceur d’alerte [8] ;
- Entrée en vigueur. L’entrée en vigueur du nouveau dispositif est désormais fixée au 1er septembre 2022.

Néanmoins, les décrets d’application se font attendre et à ce jour, manquent à l’appel les dispositions définissant :
- Les autorités compétentes devant lesquelles le lanceur d’alerte a désormais la possibilité de faire un signalement ;
- Les conditions dans lesquelles une autorité incompétente saisie d’un signalement peut le transmettre à l’autorité qu’elle estime compétente [9] ;
- Le délai pour apporter une réponse appropriée à un signalement interne [10] ;
- Les modalités de mise en place d’une procédure d’alerte commune à plusieurs sociétés d’un même groupe [11].

Depuis 2004, l’article 1er du Code civil dispose que :

« Les lois et, lorsqu’ils sont publiés au Journal officiel de la République française, les actes administratifs entrent en vigueur à la date qu’ils fixent ou, à défaut, le lendemain de leur publication. Toutefois, l’entrée en vigueur de celles de leurs dispositions dont l’exécution nécessite des mesures d’application est reportée à la date d’entrée en vigueur de ces mesures ».

Ainsi, dès lors que la loi ne se suffit pas à elle-même et nécessite des mesures d’application, l’absence de décret d’application empêche la loi de recevoir application [12].

En vertu de l’article 21 de la Constitution, le Premier ministre « assure l’exécution des lois » et « exerce le pouvoir règlementaire » sous réserve de la compétence conférée au Président de la République pour les décrets en Conseil des ministres par l’article 13 de la Constitution.

En l’occurrence, si un certain nombre de dispositions apparaissent suffisamment claires et précises pour se suffire à elles-mêmes, force est de constater que certaines autres, et non des moindres, renvoient au décret d’application.

2/ La France de nouveau rappelée à l’ordre par la Commission européenne.

La procédure d’infraction est un moyen essentiel pour assurer le respect et l’efficacité du droit de l’Union, la décision d’engager une telle procédure appartenant exclusivement à la Commission [13].

Lorsque la Commission européenne détecte un cas présumé de non-respect du droit de l’UE, elle adresse à l’État membre responsable une lettre de mise en demeure. Ce dernier a un délai de deux mois pour lui envoyer une réponse détaillée.

A défaut de réponse dans les délais prescris ou de réponse insuffisante, la Commission lui adresse un avis motivé, qui cristallise en fait et en droit l’infraction contestée et le somme de se mettre en conformité dans le délai prescrit.

Ainsi La France dispose-t-elle à présent d’un délai de deux mois pour répondre à l’avis motivé de la Commission. Si les réponses apportées ne sont pas considérées comme satisfaisantes, la Commission pourra alors décider de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’un recours.

Si l’arrêt de la Cour de justice établit un manquement de l’Etat membre à une des obligations qui lui incombent en vertu des Traités, ce dernier est tenu d’adopter les mesures visées dans l’arrêt de la Cour et de se conformer au droit de l’Union. Si l’État membre ne défère pas à cette décision, la Commission ouvre une deuxième procédure en vertu de l’article 260 du Traité.

Dans le cas de transposition incomplète du droit de l’Union, le traitement de la procédure d’infraction est plus rapide [14] : si un Etat membre ne se conforme pas à un arrêt pour non-exécution en vertu de l’article 258 du TFUE et ne fournit pas de justification en réponse à la mise en demeure, la Commission peut saisir la Cour de justice sans avoir à repasser par une nouvelle phase précontentieuse et demander à la Cour soit d’établir que l’obligation a été violée, soit de condamner l’État Membre à payer une astreinte.

Pour ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que si la France est sanctionnable au niveau européen, l’Etat français engage également sa responsabilité en droit interne.

Le Conseil d’Etat considère

« que l’exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit, mais aussi l’obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu’implique nécessairement l’application de la loi » [15].

Le juge administratif peut non seulement enjoindre au Gouvernement de prendre un tel décret mais également prononcer des condamnations à l’égard de l’Etat qui est responsable des dommages imputables à la faute commise par le Gouvernement en omettant de prendre un décret d’application d’une loi [16].

Ainsi le Conseil d’Etat a-t-il rappelé

« que les préjudices qui résultent du retard mis à prendre, au-delà d’un délai raisonnable, un décret nécessaire à l’application d’une loi sont, en principe, de nature à ouvrir droit à réparation » [17].

Enfin, la primauté et l’effet direct du droit communautaire ont abouti à l’affirmation du principe de la protection juridictionnelle des droits conférés par le droit communautaire. Il appartient donc aux juridictions nationales de sauvegarder les

« droits communautaires des particuliers » dès lors que « tout juge a, en tant qu’organe d’un Etat membre, pour mission de protéger les droits conférés aux particuliers par le droit communautaire » [18].

Ainsi, faut-il rappeler que depuis l’arrêt Mme Perreux du 30 octobre 2009 [19] :

« après l’expiration des délais impartis, les autorités nationales ne peuvent ni laisser subsister des dispositions réglementaires, ni continuer de faire application des règles, écrites ou non écrites, de droit national qui ne seraient pas compatibles avec les objectifs définis par les directives ».

Et que : « Tout justiciable peut se prévaloir, à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif non réglementaire, des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive, lorsque l’Etat n’a pas pris, dans les délais impartis par celle-ci, les mesures de transposition nécessaires ».

L’adoption de la loi du 21 mars 2022 étant intervenue près de deux mois jour pour jour après l’expiration du délai imparti par la Commission européenne aux Etats membres de l’UE pour transposer ladite Directive, pouvons-nous espérer que les décrets d’application voient le jour d’ici le 15 septembre prochain ? Rien n’est moins sûr, si l’on rapproche ces incertitudes du Bilan annuel de l’application des Lois au 31 mars 2022 établis par le Sénat [20] :

« À l’approche du début de la XVIème législature, les données de la XVème permettent d’établir que, sur les 190 textes votés entre le 21 juin 2017 et le 30 septembre 2021, trop de lois demeurent non applicables ou partiellement applicables. En dehors des 72 lois d’application directe et des 50 complètement applicables - soit un total de 64% de l’ensemble des lois - neuf lois demeurent non applicables tandis que 59 (31%) ne sont, au 31 mars 2022, que partiellement applicables. Concernant le taux d’application des lois, il s’établit à 77% pour la XVème législature alors qu’il s’élevait à 89 % à la fin de la XIVème et à 78% au terme de la XIIIème ».

Claudine Eutedjian Avocat à la Cour Docteur en Droit

[1La Bulgarie, la Tchéquie, l’Estonie, la Finlande, la France, l’Allemagne, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Pologne, la Slovaquie et l’Espagne.

[2Loi n° 2022-401, 21 mars 2022, NOR : JUSX2132193L, JO, 22 mars 2022.

[3Frédérique Chopin, Les lanceurs d’alerte en entreprise, entre avancée certaine et complexité, Gazette du Palais - n°18 - page 47.

[4Par exemple : Pauline Dufourq, Protection des lanceurs d’alerte et rôle du Défenseur des droits : les enseignements des lois du 21 mars 2022, https://www.dalloz-actualite.fr/flash/protection-des-lanceurs-d-alerte-et-role-du-defenseur-des-droits-enseignements-des-lois-du-21-#.YwOYeHZByUk ; Agnès Cerf-Hollender, Une nouvelle loi améliorant la protection du lanceur d’alerte, L’essentiel Droit de la famille et des personnes - n°06 - page 2., https://www.vie-publique.fr/loi/282472-loi-21-mars-2022-waserman-protection-des-lanceurs-dalerte

[5Art.6,I, Loi Sapin II.

[6Art.6,I, Loi Sapin II.

[7Art.7-1, Art.8-1, Art.8-III, Loi Sapin II.

[8Art.7-1, Art.10-1, Art.12-1, Art.13,Loi Sapin II.

[9Art. 8.-I.-A.

[10Art. 8.-I.-A.

[11Art. 8.-I.-A.

[12Civ. 2e, 7 oct. 2004, n° 02-50.049.

[14Article 260, § 2 du TFUE.

[15CE 4° et 5° s-s-r., 22 octobre 2014, n° 361464, publié au recueil Lebon

[16Pierre Bourdon, La méconnaissance de l’obligation de prendre un décret d’application d’une loi constitue une faute du Gouvernement, sauf loi contraire au droit de l’Union européenne, La lettre juridique, décembre 2014.

[17CE 4° et 5° s-s-r., 22 octobre 2014, n° 361464, publié au recueil Lebon.

[19CE, Ass., 30/10/2009, 298348, Publié au recueil Lebon.