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Droit d’expropriation et sites ornés. Par Jeanie Brunet et Mathilde Seigneur, Juristes.
Parution : lundi 25 juillet 2022
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Quelle utilisation par les autorités administratives de la procédure d’expropriation en matière de sites ornés ?

Les grottes et abris ornés forment un patrimoine atypique à la fois naturel et culturel : ce sont des lieux édifiés par la nature où l’Homme a laissé une trace de son passage [1]. Ils peuvent ainsi être définis comme des espaces naturels anthropisés.

En matière de conservation et de protection du patrimoine, les grottes ornées soulèvent de nombreuses problématiques spécifiques [2]. Ce sont des milieux fragiles qui demandent une attention particulière de la part du propriétaire concernant leur état sanitaire, leur taux de fréquentation, leur environnement climatique, etc.

Bien que des fouilles archéologiques, par définition destructrices, y soient pratiquées, c’est la recherche non invasive par l’observation qui y est favorisée. Il s’agit d’ailleurs d’une autre particularité de ces milieux clos.

Ces problèmes contextuels impliquent l’intervention de spécialistes ainsi que des contrôles réguliers. En France, 85% des grottes et abris ornés découverts sont fermés au public, principalement pour des raisons de conservation [3].

Les sites ornés constituant un patrimoine qui ne se restaure et ne se reconstruit pas, il est nécessaire de les maintenir hors de toute altération. Cette préservation a pour but d’en conserver l’importance culturelle, scientifique et patrimoniale pour les générations présentes et futures.

A cette fin et pour faciliter les interventions et analyses [4], les autorités administratives ont régulièrement eu recours à la procédure d’expropriation pour contraindre les propriétaires privés à leur céder leurs biens (I). La procédure d’expropriation a cependant évolué (II). Elle tient notamment aujourd’hui compte de plusieurs critères tels que la nécessité de protection ou le potentiel scientifique archéologique du site. Les autorités administratives privilégient désormais une gestion des sites avec une multiplicité de propriétés foncières, évitant ainsi de déclencher des conflits.

I. La procédure d’expropriation dans le domaine des sites ornés.

La procédure d’expropriation dans le domaine des sites ornés est réservée aux biens immobiliers (a). S’il s’agit d’une procédure d’expropriation de droit commun (b), à tout moment l’autorité administrative peut procéder à la protection du bien au titre des monuments historiques (c).

a. Une procédure réservée aux biens immobiliers.

L’expropriation en matière archéologique est une procédure réservée aux immeubles. En effet, comme avancé par la loi archéologique de 1941 [5], les règles de propriété sont différentes en fonction de la nature meuble ou immeuble des vestiges [6]. Le tribunal compétent diffère également selon ce critère [7]. Sachant qu’il n’y a rien que l’on ne puisse déplacer, un postulat s’est établi selon lequel la distinction est faite par rapport au sol. Ce qui se déplace sans arrachement du sol est considéré comme meuble. À l’inverse, ce qui ne peut être déplacé, et ne peut par conséquent qu’être arraché du sol, est considéré comme immeuble.

Suivant ce principe, les peintures rupestres sont des immeubles par nature [8] mais détachées de la roche, elles deviendraient des meubles [9].

b. Une procédure de droit commun.

Jusqu’en 2001, faute de droit spécial, les vestiges archéologiques immobiliers appartenaient au propriétaire du fonds [10], en application de l’article 552 du Code civil selon lequel “La propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous”. Ce fonctionnement signifiait que si l’autorité administrative voulait être propriétaire du terrain, elle devrait nécessairement recourir à l’expropriation. Aujourd’hui, le recours à cette procédure par l’autorité administrative expropriante est plus ponctuel (cf. II c.).

L’expropriation d’un site orné, conformément à toute expropriation de droit commun, ne peut intervenir que si une cause d’utilité publique est démontrée [11]. À cet effet, la jurisprudence préconise la réunion de trois conditions.

Tout d’abord, le projet doit être justifié [12]. Ensuite, le projet d’expropriation ne peut être évité [13]. Enfin, l’atteinte à la propriété de la personne expropriée ne doit pas être disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi [14].

Egalement, conformément à la procédure d’expropriation, l’expropriant doit proposer au propriétaire exproprié une offre d’indemnisation [15]. En l’absence d’accord amiable, le juge de l’expropriation est amené à fixer lui-même l’indemnité [16].

c. Expropriation de monuments historiques classés.

Le Code du patrimoine prévoit que les effets du classement au titre des monuments historiques peuvent s’appliquer à l’immeuble exproprié dès la notification de l’intention d’exproprier au propriétaire. Les effets cessent si la déclaration d’utilité publique n’intervient pas par la suite. A contrario, lorsqu’elle est déclarée, l’immeuble peut être classé sans autre formalité, en raison de l’intérêt public qu’il présente d’un point de vue de l’histoire ou de l’art. À défaut de classement, si l’administration n’obtient pas l’expropriation, l’immeuble demeure provisoirement soumis aux effets du classement. Ces effets cessent néanmoins trois mois après la déclaration d’utilité publique [17].

Lorsque l’immeuble classé est exproprié, il peut faire l’objet d’une cession de gré à gré à d’autres personnes, publiques ou privées [18]. Une commune ou l’État peuvent ainsi conserver la propriété d’un site orné tout en cédant à un gestionnaire privé les droits d’exploitation quant à la gestion de la réplique d’un site. C’est le cas de Lascaux IV avec l’entreprise touristique de Semitour Périgord, et de la réplique de la grotte Cosquer avec le groupe Kléber Rossillon.

Toutefois, dans ce cas, afin d’assurer la protection de l’immeuble, l’acquéreur doit s’engager à utiliser l’immeuble aux fins et dans les conditions prévues dans un cahier des charges annexé à l’acte de cession [19].

Malgré les avantages indéniables de l’expropriation pour l’autorité administrative, le recours à cette procédure s’est raréfié du fait de certains événements judiciaires et législatifs.

II. Une évolution nécessaire des pratiques.

Du fait de plusieurs contentieux liés à l’indemnisation des propriétaires des sites ornés (a), la pratique d’expropriation des autorités administratives a évolué (b) et des procédures différentes d’acquisitions sont désormais favorisées (c).

a. Le tournant marqué par le contentieux de la grotte Chauvet-Pont d’Arc.

La découverte de la grotte Chauvet-Pont d’Arc en 1994 marque un tournant dans la pratique d’expropriation des autorités administratives. Après l’échec d’une procédure d’achat à l’amiable, l’Etat entame une procédure d’expropriation dès 1995 [20]. Selon le Code de l’expropriation, la valeur du bien exproprié est déterminée en fonction de la valeur de ce bien un an avant l’expropriation [21]. En l’occurrence, en 1994 les terrains ne valent rien, ils sont inconstructibles et incultivables. C’est sur la base de cette évaluation qu’une indemnité est proposée aux propriétaires. De là commence un long feuilleton judiciaire [22].

La question principale était de savoir si l’indemnisation devait être limitée au prix du terrain ou si la découverte de la grotte constituait une plus-value indemnisable. La justice française conclut que la présence de la grotte sur le terrain exproprié devait être prise en considération dans la détermination du montant de l’indemnité, ainsi que le préjudice “direct, matériel et certain causé par l’expropriation [23].

Considérant malgré tout la somme attribuée comme inférieure à la valeur du bien, les requérants saisissent alors la Cour européenne des droits de l’homme. En 2011, la Cour constate leur requête irrecevable, l’indemnité étant selon elle raisonnable [24]. Il n’est pas attendu que l’indemnisation prévue soit identique à la valeur du bien.

b. Une évolution législative impactant la propriété des vestiges archéologiques.

Afin d’éviter un nouveau contentieux similaire à celui de Chauvet, le Gouvernement profite de la loi du 17 janvier 2001 sur l’archéologie préventive [25] pour venir renverser la présomption de l’article 552 du Code civil selon lequel “La propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous”. Par la neutralisation du jeu de cet article, les vestiges archéologiques immobiliers ne sont la propriété de personne. Or, l’article 713 du même code prévoyait que les biens immeubles sans maître sont attribués à l’État [26].

La loi du 7 juillet 2016 [27] vient modifier ce processus. Lorsque les biens archéologiques immobiliers sont mis au jour sur des terrains dont la propriété a été acquise avant la promulgation de la loi de 2001, l’État n’en a pas la propriété. A l’inverse, pour les acquisitions postérieures à 2001, les biens archéologiques immobiliers appartiennent à l’État dès leur mise au jour à la suite d’opérations archéologiques ou en cas de découverte fortuite [28]. Une indemnisation est désormais prévue dans ce cas pour le propriétaire [29] et l’inventeur [30].

c. Le recours à des procédures différentes de l’expropriation.

Du fait des risques judiciaires, les autorités administratives évitent désormais de réitérer de tels conflits engendrés par l’expropriation. Elles privilégient la gestion des sites rupestres avec, si nécessaire, une multiplicité de propriétés foncières [31].

Il convient de citer à cet égard les cas des grottes de Bruniquel et de Cussac, découvertes avant 2001.

La grotte de Bruniquel présente son ouverture et son développement sur des parcelles privées. Afin de faciliter la recherche archéologique par des aménagements, les propriétaires ont été associés aux démarches, au-delà même de ce qui est nécessaire dans le cadre de l’inscription du bien au titre des monuments historiques.

L’État a aussi formulé des garanties aux propriétaires, notamment au sujet de sa responsabilité vis-à-vis des personnes entrant dans ce milieu clos. C’est aussi un point intégré avec succès dans la convention liant les propriétaires de la grotte de Bruniquel et l’État.

En ce qui concerne la grotte de Cussac, la situation est toute autre. Du fait des rapports houleux avec les treize propriétaires, et de l’échec d’une gestion commune de la grotte, une décision d’achat a été prise. L’État a mené une politique longue et patiente d’acquisition à l’amiable de cette cavité. Aujourd’hui, il est propriétaire en très grande majorité de la grotte et notamment de secteurs très riches scientifiquement et archéologiquement.

La politique de gestion collaborative des autorités administratives quant à la protection de ce patrimoine unique peut ainsi être perturbée par le contexte dans lequel se trouve le bien mais semble néanmoins un outil de grand intérêt dans la politique de protection culturelle actuelle.

Jeanie Brunet et Mathilde Seigneur, Juristes

[1Le Code du patrimoine définit en son article L1 les éléments du patrimoine comme étant “l’ensemble des biens, immobiliers ou mobiliers, relevant de la propriété publique ou privée, qui présentent un intérêt historique, artistique, archéologique, esthétique, scientifique ou technique”.

[2Restitution du séminaire du Réseau SOCIe 2018, Droit et numérique dans le domaine des grottes ornées - Améliorer la compréhension de la législation et sa mise en pratique, Rapporteur Mathilde Seigneur, Centre National de Préhistoire - Ministère de la Culture, 30 avril 2019.

[3Cheze Audrey, Étude sur la valorisation des grottes et abris ornés en France : état des lieux et analyse, septembre 2016, Centre national de Préhistoire - Sous-direction de l’archéologie - Ministère de la Culture et de la communication.

[4L’article 2 de la loi n°41-4011 du 27 septembre 1941 relative à la réglementation des fouilles archéologiques exige l’accord du propriétaire lors d’une demande d’autorisation de recherches.

[5Il s’agit de la loi n°41-4011 du 27 septembre 1941 relative à la réglementation des fouilles archéologiques.

[6Articles 528 et suivants du Code civil.

[7Si le litige porte sur un immeuble, le tribunal compétent est celui de sa situation. A l’inverse, s’il s’agit d’un meuble, le contentieux relèvera de la compétence de la juridiction du tribunal du défendeur. Saujot-Besnier Colette, Chronique juridique : Les vestiges terrestres immobiliers et mobiliers : qualification et propriété, Revue archéologique de l’ouest, tome 15, 1998. pp. 210.

[8Des distinctions juridiques entre immeubles existent, il convient de se référer au Code civil (Livre II,Titre Ier, Chapitre Ier : Des immeubles).

[9Saujot-Besnier Colette, op.cit., p.211.

[10En effet, malgré les difficultés posées aux archéologues par ce régime, la propriété du terrain emportait la propriété du dessus et du dessous.

[11Article L1 du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique et article 545 du Code civil.

[12A défaut de définir la notion d’”utilité publique”, la jurisprudence a posé les critères permettant de déterminer qu’une expropriation ne remplit pas l’objectif d’utilité publique. C’est le cas par exemple lorsque l’opération a pour but principal de favoriser des intérêts particuliers (CE, 22 octobre 1958, Consorts Moreau) ou de faire échec à une décision de justice (CE, 27 octobre 1971, Commune Saint-Marc Jaumesorde, n° 79866).

[13CE, 20 novembre 1974, Époux Thony et Époux Hartmann-Six, n° 91558 et n° 91559. Les autres solutions, telles que l’acquisition amiable ou le droit de préemption, doivent avoir été écartées.

[14CE, 28 mai 1971, Ville Nouvelle Est, CE, 20 octobre 1972, Sainte-Marie de l’Assomption, n° 78829.

[15Article 545 du Code civil, “Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pas pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité”.

[16Articles L311-4 et suivants du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique.

[17Article L621-19 Code du patrimoine.

[18Article L621-21 du Code du patrimoine. À noter que cette cession du bien exproprié doit être justifiée par l’intérêt général.

[19Article L621-21 du Code du patrimoine.

[20Cass. Civ. 3e, 18 nov. 2008, pourvoi n°07-17.240.

[21Article L322-2 du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique.

[22TGI de Privas 4 févr. 1997 ; CA Nîmes 19 janv. 1998 ; Cass. Civ. 3e 14 avr. 1999, pourvoi n°98-70.038 ; CA Toulouse 26 mars 2001 ; Cass. Civ. 3e 15 févr. 2006, pourvoi n°01-70.106 ; CA Lyon 10 mai 2007 ; Cass. Civ. 3e 18 nov. 2008, pourvoi n°07-17.240.

[23Cass. Civ. 3e 14 avr. 1999, pourvoi n°98-70.038.

[24CEDH 11 oct. 2011, Helly et autres c. France, n° 28216/09.

[25Il s’agit de la loi n° 2001-44 du 17 janvier 2001 relative à l’archéologie préventive.

[26Ancien article 713 du Code civil.

[27Il s’agit de la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine.

[28Article 70 de la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine.

[29Articles L541-1 et suivants du Code du patrimoine.

[30Article L541-3 du Code du patrimoine.

[31Restitution du séminaire du Réseau SOCIe 2018, op.cit.