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Devoir de vigilance : de l’asymétrie d’information à l’équilibre de la charge de la preuve. Par Stéphane Brabant, Avocat et Marie-Charlotte Epaud, Etudiante.
Parution : jeudi 11 août 2022
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Cet article est à destination des sociétés-mères soumises à la loi sur le devoir de vigilance de 2017.

La récente assignation du groupe Casino auprès du Tribunal Judiciaire de Saint-Etienne, pour laquelle une médiation judiciaire vient d’être proposée [1], donne le coup d’envoi des recours en responsabilité engagés en France dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance.
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Une coalition internationale de onze associations reproche en effet au groupe l’insuffisance de ses plans de vigilance 2018, 2019 et 2020, soutenant que les quelques vingt-cinq pages [2] publiées ne traduisent pas l’exercice d’une vigilance raisonnable et effective, comme la loi l’exige. Mais que certains y voit une ingérence insoutenable du droit dans le « secret des affaires », ou d’autres une avancée bienvenue dans la responsabilisation des entreprises face au non-respect des droits fondamentaux, nul doute que la transposition des droits humains dans le droit positif français emporte une véritable (r)évolution, à la fois sociale et juridique, qui interroge sur la manière adéquate de les adapter à notre paysage juridique. 

A ce titre, la loi sur le devoir de vigilance symbolisait dès l’introduction de la proposition de loi, en 2013, la prise de conscience collective que le rallongement, la complexification et l’obscurcissement des chaînes de production renforçaient l’impunité des sociétés transnationales tout en diminuant leur responsabilité. Le projet avait d’ailleurs été renforcé par l’indignation du drame de Rana Plaza, où l’effondrement d’un bâtiment vétuste abritant les sous-traitants de marques de prêt-à-porter occidentales avait couté la vie à 1 135 ouvrières et blessé 2 500 autres.

Beaucoup s’étaient alors penchés sur la difficulté de transposer cette thématique des droits humains, traditionnel apanage du droit international public, dans notre si codifié droit de la responsabilité civile [3]. Nous nous interrogeons cependant sur la nécessité, à terme, de faire rentrer une telle (r)évolution juridique dans des cases préétablies par la jurisprudence, alors que les juges ont un pouvoir étendu de (ré)interprétation de la loi et de distribution de la charge de la preuve lorsque la loi, comme c’est présentement le cas, est incomplète, imprécise, et source d’ambiguïté. Rien ne garantit, et, nous arguons, bien au contraire, que nos pratiques juridiques actuelles ne ploieront pas face au degré de nuance et d’équilibre requis dans les procès liés aux droits fondamentaux. A bien des égards, l’infiltration des droits humains dans les droits nationaux a déjà commencé. Un nombre croissant de pays tels l’Allemagne, la Norvège ou les Pays-Bas disposent de leur propre loi sur le devoir de vigilance [4], qui semble traduire une prise de conscience commune qui, notamment pour éviter une fragmentation, s’est traduite par la publication par la Commission européenne de la proposition de directive sur le devoir de vigilance le 23 février 2022 [5].

La lettre de la loi sur le devoir de vigilance française, pour ambiguë qu’il lui soit reproché d’être, nous donne par ailleurs déjà à penser que l’équilibre est une raison d’être majeure de son mécanisme. La loi requiert la réalisation d’un plan de vigilance mis en œuvre de façon effective et comportant des mesures raisonnables, détaillant des mesures d’identification de tous les risques et de prévention des atteintes les plus graves au travers d’un mécanisme d’alerte et de suivi. Mais elle impose surtout la publication de ce plan et de sa mise en œuvre. Dans la mesure où les informations que le plan contient ne peuvent être fournies que par la société mise en cause, et que reposent sur ces dernières les prétentions des plaignants, il est dès lors évident qu’une conséquence déterminante de cette disposition est de placer le juge en état de juger en compensant l’asymétrie d’information entre les parties. Sans cela, il serait impossible ou infiniment plus difficile d’une part pour les plaignants de prouver que les mesures prises n’étaient pas suffisamment raisonnables et effectives pour empêcher le dommage [6], et d’autre part, pour les juges, de répondre aux exigences du Pilier III des principes directeurs des Nations Unies [7] afférant aux mécanismes judiciaires de réclamation dont la charge incombe à l’État [8]. Cet accès au recours est d’autant plus nécessaire que l’Assemblée Générale des Nations Unies vient d’affirmer, dans sa résolution du 28 juillet 2022 [9], que le droit à un environnement propre, sain et durable est un droit humain. La résolution reconnaît donc que l’exercice des droits fondamentaux implique un droit corollaire à l’accès à un recours effectif, et rappelle que les Principes Directeurs se fondent sur la responsabilité de toutes les entreprises de respecter les droits humains. Nous pourrions ainsi voir dans le futur une recrudescence des plaintes contre les sociétés françaises dont les plans de vigilance sont insuffisants ou inefficaces pour limiter l’impact de leurs émissions de CO2 sur les droits humains. Comme notre collègue John Sherman, ancien conseiller juridique du regretté Professeur John Ruggie l’observe, « s’il subsistait encore un doute sur l’existence d’une obligation d’identification et de limitation des impacts environnementaux d’une entreprise dans sa diligence raisonnable sur les droits humains, l’Assemblée Générale des Nations Unies y a mis un terme ».

Un deuxième équilibre se déduit du mécanisme de déclenchement de la responsabilité. La société n’est, selon le texte de loi, responsable que de la réparation du préjudice qui n’aurait pas eu lieu si cette dernière avait respecté ses obligations. On a pu lire de nombreux commentaires sur le principe déclaré d’une obligation de moyens à la charge des entreprises, dont le contenu et contours évoquent pour certains une obligation de moyen renforcée. Mais ce sera en tout état de cause au juge qu’incombera, in fine, la tâche de mesurer cette obligation, et notamment, de distribuer la preuve et de l’administrer de manière équitable entre les parties en fonction du contexte, qu’il ressorte des termes de la loi ou des faits [10]. Cette approche s’inscrirait à ce titre dans l’air du temps, alors que les premières décisions en arbitrage d’investissement cherchent elles-mêmes un équilibre entre protection des droits humains et protection des investisseurs. Déjà en 2000, le rapport du Sénat concernant la proposition de loi relative à la lutte contre les discriminations évoquait une recherche d’équilibre de la charge de la preuve à l’échelle européenne ayant des conséquences sur la rédaction des textes français [11].

La rédaction du plan de vigilance constitue donc un exercice crucial pour une entreprise. Cet outil à double tranchant peut en effet à la fois prouver le respect de ses obligations légales, comme son manquement. Nous recommandons par conséquent à toutes les sociétés soumises à la loi sur le devoir de vigilance d’être proactives et visionnaires dans la réalisation de celui-ci, notamment en anticipant la survenance de dommages et en consultant plus fréquemment les parties-prenantes, afin de se protéger d’un droit évolutif laissant non seulement place à une certaine ambiguïté voire une insécurité juridique, mais également à un pouvoir souverain d’appréciation étendu des juges. A ce titre, la technologie des chaînes de blocs (« blockchain »), permettant une traçabilité parfaite et infalsifiable d’une information originelle juste et complète sur le respect des droits fondamentaux dans toute la chaîne d’approvisionnement voire de valeur, nous semble être l’outil le plus à même d’assurer la mise en place effective d’un plan de vigilance qui résistera aux pointilleuses questions des juges, devant les cours nationales comme en arbitrage international. Leur appréciation souveraine, une fois imprégnée des enjeux des droits humains [12], ne saurait en effet être satisfaite par un plan de vigilance ne reflétant pas une rigueur à la hauteur de cet enjeu crucial, ou étant en porte-à-faux des mesures affichées par la société mise en cause dans ses instruments de communication et de marketing en matière sociétale et environnementale.
Rappelons ainsi que les droits fondamentaux revêtent un caractère légal universel cimenté et imposé aux entreprises non seulement par la loi française, mais également par les principes directeurs des Nations Unies et, demain peut-être, par la future directive européenne. Ce n’est donc qu’en prenant véritablement à cœur de remplir leurs engagements sociaux et sociétaux, comme elles s’y engagent par ailleurs déjà volontairement au travers de leur politique RSE et de leur reporting extra-financier, que les entreprises pourront répondre aux exigences de la loi et de ses objectifs, des principes internationaux, et des juges.

Stéphane Brabant, Senior Partner Trinity International AARPI Marie-Charlotte Epaud, Etudiante, Master Joint Droit-Finance de Sciences Po

[1Bien qu’initiée à Saint Etienne en mars 2021, l’affaire a été depuis transmise au Tribunal Judiciaire de Paris, qui a proposé la médiation.

[2Plan de vigilance 2020 du groupe Casino disponible ici.

[3A ce sujet, lire entre autres Paul Mougeolle, Sur la conformité constitutionnelle de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre et Yann Queinnec La preuve de vigilance, un challenge d’interprétation.

[4Les Pays-Bas ont adopté la loi du 13 novembre 2019 relative au devoir de vigilance lié au travail des enfants qui doit entrer en vigueur en 2022. La Norvège a adopté la loi du 10 juin 2021 sur la transparence (ApenhestsLoven) qui impose les entreprises à effectuer des évaluations de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme sur leurs propres activités et sur l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement. L’Allemagne a adopté la loi du 11 juin 2021 sur le devoir de vigilance des entreprises pour éviter les violations des droits de l’homme dans les chaînes d’approvisionnement (Lieferkettensorgfaltspflichtengesetz) qui doit entrer en vigueur le 1er janvier 2023.

[5Proposal for a Directive of the European Parliament and of the Council on Corporate Sustainability Due Diligence and amending Directive (EU) 2019/1937, 23 février 2022, COM (2022) 71 final, disponible (en anglais) au lien suivant https://ec.europa.eu/info/sites/default/files/1_1_183885_prop_dir_susta_en.pdf. Cette proposition est accompagnée d’une annexe : https://ec.europa.eu/info/sites/default/files/1_2_183888_annex_dir_susta_en.pdf. En parallèle, la Commission a également présenté une communication sur le travail décent dans le monde (Communication on decent work worldwide for a global just transition and a sustainable recovery, 23 février 2022, COM (2022) 66 final).

[6Pour approfondir l’analyse de la difficulté pour les plaignants d’accéder à la réparation de leur préjudice dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance, lire l’article co-écrit par Stéphane Brabant et Elsa Savourey intitulé « Loi relative au devoir de vigilance, des sanctions pour prévenir et réparer ? » dans la Revue Internationale de la Compliance et de l’Éthique des Affaires en Juin 2017. Cet article argue que le mécanisme de sanctions prévu par la loi n’accorde qu’une opportunité limitée aux victimes de violations des droits humains de se présenter devant les tribunaux, rendant difficile d’atteindre son objectif de réparation. Cependant, ce mécanisme de sanction est un outil de dissuasion efficace qui assure la responsabilité des entreprises et la prévention des abus liés aux droits fondamentaux en intensifiant leur surveillance. Lien vers l’article traduit en anglais disponible ici :
https://media.business-humanrights.org/media/documents/d32b6e38d5c199f8912367a5a0a6137f49d21d91.pdf

[7Élaborés sous le mandat du Secrétaire général Kofi Annan par le Représentant spécial du Secrétaire général John Ruggie, les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (United Nations Guiding Principles on Business and Human Rights, ou UNGP) reconnaissent les obligations des états de protéger les droits fondamentaux et le rôle connexe des entreprises à suivre les lois relatives à ces droits. Le 16 juin 2011, le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies a approuvé le texte à l’unanimité, faisant de ce cadre la première initiative de responsabilité des entreprises en matière de droits humains à être approuvée par l’ONU. Texte accessible au lien suivant :
https://www.ohchr.org/sites/default/files/documents/publications/guidingprinciplesbusinesshr_fr.pdf

[8A ce titre, le principe 26 des principes directeurs enjoint les États à « prendre des mesures appropriées pour assurer l’efficacité des mécanismes judiciaires internes lorsqu’ils font face à des atteintes aux droits de l’homme commises par des entreprises, y compris en examinant les moyens de réduire les obstacles juridiques, pratiques et autres qui pourraient amener à refuser l’accès aux voies de recours. » Le commentaire relatif à ce principe 26 note par ailleurs que « bon nombre de ces obstacles résultent des déséquilibres fréquents observables du point de vue des ressources financières, de l’accès à l’information et à des conseils d’experts entre les parties qui déposent des plaintes pour atteintes aux droits de l’homme commises par des entreprises, ou viennent s’ajouter à ces disparités. Ainsi, il incombe bien au juge, au travers de l’exigence de publication du plan de vigilance, de permettre à toutes les personnes ayant un intérêt à agir de disposer des informations nécessaires au déclenchement du mécanisme de réclamation que constitue la loi sur le devoir de vigilance.

[9Voir à ce propos le préambule de la résolution 76/300 disponible ici : https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N22/442/78/PDF/N2244278.pdf?OpenElement

[10Rappelons à cette occasion que bien que la Proposition de directive européenne détaille différents contextes applicables, il est tout à fait possible que les « faits » de l’affaire englobent les principes de droit international et tout principe de droit souple.

[11Voir le Rapport n°155 de M. Louis Souvet sur la Proposition de loi relative à la lutte contre les discriminations, qui explique « Ce nouveau régime ne constitue pas une inversion "pure et simpl " de la charge de la preuve. Autant dans notre droit, il incombait au plaignant d’établir la preuve de ses dires, autant la nouvelle procédure cherche à établir un certain équilibre afin d’obliger les parties à présenter chacune leurs arguments pour permettre à une tierce partie de se faire son opinion et de trancher. Il s’agit là néanmoins d’un changement déjà considérable et qui n’est pas sans risque. Ce changement trouve sa justification dans les difficultés que connaissent les plaignants à prouver leurs dires comme en témoigne le faible nombre des recours devant les tribunaux et le nombre encore plus faible des décisions de justice favorables aux plaignants. »

[12Notons que les principes directeurs mettent en garde les États, dans le principe 26, contre l’inefficacité des mécanismes judiciaires internes dans lesquels « les procureurs de la République n’ont pas les ressources, les compétences et le soutien nécessaires pour honorer les obligations propres de l’État d’enquêter sur la participation des individus et des entreprises aux délits liés aux droits de l’homme. » Un « policy pape » de septembre 2021 publié par Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) prône à ce sujet un accompagnement administratif des juges afin de s’assurer de leur compréhension avancée des enjeux liés aux droits fondamentaux. Texte disponible (en anglais) ici : https://www.ohchr.org/sites/default/files/2021-11/ohchr-shift-enforcement-of-mhrdd.pdf