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Vers un durcissement de l’admissibilité des preuves d’un effet technique publiées après la date de dépôt d’une demande de brevet ? Par Lise Pascual-Luciani, CPI.
Parution : mardi 27 septembre 2022
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Les inventions dans le domaine de la chimie et de la biologie doivent, comme toutes les inventions, justifier d’une activité inventive pour être brevetables. Toutefois, leur activité inventive présente la particularité de reposer, souvent, sur un effet technique, qui doit être prouvé par des données expérimentales.

Or, il arrive que ces données expérimentales ne soient pas mentionnées dans la demande de brevet dès son dépôt, soit parce qu’elles ne sont pas encore disponibles, soit parce qu’elles résultent de données comparatives fournies suite à l’identification après le dépôt d’un art antérieur considéré comme pertinent pour l’évaluation de l’activité inventive.

Telle est la situation qui s’est présentée dans l’affaire T 116/18 devant la Chambre Technique 3.3.02 de l’Office Européen des Brevets.

Dans le cas d’espèce, l’invention portait sur une composition insecticide qui comprend du thiaméthoxame et un ou pas moins de deux types de composés de formule [Ia]. Tant le thiaméthoxame que les composés de la formule [Ia] étaient connus pour leur activité insecticide avant la date de priorité du brevet en cause. Toutefois, selon le brevet en question, les inventeurs avaient découvert que les mélanges de thiaméthoxame et de composés selon la formule [Ia] pouvaient produire une activité insecticide supérieure à celle qui aurait été attendue sur la base de leurs activités individuelles respectives, c’est-à-dire un effet synergique.

Or, lors de la procédure d’opposition tendant à contester l’activité inventive de l’objet de la revendication 1, l’opposante avait fourni des données expérimentales montrant que la combinaison du thiaméthoxame avec le chlorantraniliprole (un composé représenté par la formule [Ia]) n’agissait pas de manière synergique à certains rapports de poids contre la même espèce d’insecte et une espèce très similaire à celles utilisées dans le brevet en cause.

La titulaire a donc déposé des données complémentaires visant à démontrer l’effet synergique de sa composition.

Il apparaissait que sans ces données complémentaires, c’est-à-dire uniquement au vu des données dans le brevet en cause et à la lumière des éléments produits par l’opposante, l’activité inventive ne serait pas reconnue. A contrario, si les données complémentaires pouvaient également être prises en compte, l’activité inventive serait reconnue.

Par conséquent, l’admissibilité de l’activité inventive dépendait exclusivement de la question de savoir si les données complémentaires fournies après le dépôt de la demande de brevet pouvaient être prises en compte.

En effet, à ce jour, 3 lignes de jurisprudence coexistent concernant la prise en compte de données complémentaires :

1) La plausibilité ab initio : les preuves postérieures à la publication ne peuvent être prises en compte que si, compte tenu de la demande telle qu’elle a été déposée et des connaissances générales communes à la date de dépôt, l’homme du métier aurait eu des raisons de supposer que l’effet technique prétendu était atteint. Dans ce courant jurisprudentiel, les données expérimentales ou une explication scientifique dans la demande telle que déposée servent généralement de raisons pour justifier cette supposition. Dans le cadre de la jurisprudence sur la plausibilité ab initio, c’est le titulaire du brevet qui doit prouver la plausibilité.

2) La non-plausibilité ab initio : les preuves postérieures à la publication ne peuvent être ignorées que si l’homme du métier a eu des raisons légitimes de douter que l’effet technique prétendu aurait été atteint à la date de dépôt du brevet en cause. Ces doutes peuvent provenir, par exemple, du fait que la demande telle qu’elle a été déposée ou les connaissances générales communes à la date de dépôt du brevet en question donnent une indication que l’effet technique prétendu ne peut en fait pas être atteint. En d’autres termes, les preuves post-publiées doivent toujours être prises en compte si l’effet technique prétendu n’est pas invraisemblable. Dans le cadre de la jurisprudence sur l’invraisemblance ab initio, c’est l’opposant qui doit démontrer l’invraisemblance.

3) Aucune plausibilité : cette troisième ligne de jurisprudence semble rejeter complètement le concept de plausibilité, au motif que ne pas tenir compte de preuves ultérieures serait incompatible avec l’approche problème-solution, qui parfois impose de reformuler le problème technique à la lumière de documents qui ne sont pas cités dans le brevet.

Les trois courants jurisprudentiels cités ci-dessus contiennent donc deux positions extrêmes, l’une consistant en une application stricte du critère de plausibilité ab initio et l’autre en une application du critère d’absence de plausibilité. Ces deux positions extrêmes illustrent le fait que des résultats différents sont obtenus selon le critère de plausibilité appliqué.

Or, en appliquant strictement le critère de plausibilité ab initio, le résultat final serait que les demandeurs de brevet ne reçoivent un brevet que pour les modes de réalisation pour lesquels des données expérimentales ou d’autres justifications sont contenues dans la demande telle qu’elle a été déposée, qui rendent l’effet invoqué pour l’activité inventive plausible pour ces modes de réalisation. Par conséquent, toute extension de la portée revendiquée au-delà de ce qui a été démontré expérimentalement ou autrement justifié dans la demande telle que déposée entraînerait le rejet de la demande.

Si, d’autre part, aucun critère de plausibilité n’était appliqué, un demandeur de brevet pourrait revendiquer tout ce qu’il pense pouvoir prouver ultérieurement pour obtenir un effet technique supposé. Cela donnerait lieu à ce que la jurisprudence appelle souvent le "brevetage spéculatif" ou les "inventions de salon", où un monopole est conféré à un demandeur de brevet pour une simple spéculation plutôt que pour une véritable invention.

La norme d’invraisemblance ab initio, en termes de résultats, semble se situer quelque part entre ces deux lignes extrêmes de la jurisprudence.

Toutefois, exiger la plausibilité ou au moins l’absence d’invraisemblance pour accepter des documents post-publiés peut être particulièrement problématique dans les cas où un effet doit être établi vis-à-vis d’un document d’art antérieur qui n’a pas été, et n’aurait peut-être pas pu être, envisagé par le titulaire du brevet/demandeur. Par exemple, si un titulaire de brevet est confronté à un nouveau document antérieur le plus proche qui fait une reformulation du problème technique objectif technique objectif, en particulier en vertu du principe de plausibilité ab initio, le propriétaire du brevet serait empêché de fournir toute preuve à l’appui du problème technique reformulé.

Cela signifierait un obstacle fondamentalement insurmontable pour la brevetabilité une fois qu’un opposant invoque un nouveau document d’art antérieur le plus proche dans une procédure d’opposition. En outre, une telle approche irait à l’encontre de décennies de jurisprudence qui a permis la reformulation du problème technique au vu de nouveaux documents de l’état de la technique le plus proche et l’utilisation d’éléments de preuve post-publiés à l’appui du problème nouvellement formulé.

Un renvoi de questions à la Grande Chambre de recours a donc été jugé nécessaire, tant pour assurer une application uniforme du droit que parce que des points de droit d’une importance fondamentale ont été soulevés.

Ainsi, trois questions de renvoi sont posées dans l’ordonnance de la présente décision concernant les trois courants jurisprudentiels examinés ci-dessus, à savoir si un quelconque critère de plausibilité peut être appliqué (première question de renvoi) et, dans l’affirmative, si un critère de plausibilité ab initio (deuxième question de renvoi) peut être appliqué (deuxième question préjudicielle) ou un critère de non-plausibilité ab initio (troisième question préjudicielle).

Le résultat de cette saisine pourrait avoir des implications de grande portée pour les demandes de brevets européens. En effet, un durcissement de l’admissibilité des données post-déposées signifierait que les demandeurs devront considérer plus attentivement s’ils doivent retarder le dépôt d’une demande jusqu’à ce qu’ils aient obtenu d’autres données, ou s’ils doivent déposer une demande qui cible la protection plus étroitement autour de leurs données existantes. Cette réflexion est essentielle puisque, par définition, un manque de plausibilité ne peut être corrigé après le dépôt.

Il faudra probablement attendre un ou deux ans avant qu’une décision soit rendue.

Les procédures concernant des demandes en cours et les brevets opposés pour lesquels l’appréciation de l’activité inventive est fondée exclusivement sur des moyens de preuve, comme des données expérimentales, qui n’étaient pas accessibles au public avant la date de dépôt de la demande de brevet et qui ont été produits après cette date, sont suspendues en attendant cette décision.

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