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États généraux de la justice : le numérique ou la politique de gribouille. Par Bruno Mathis, Chercheur associé.
Parution : vendredi 30 septembre 2022
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Les États généraux de la justice ont notamment produit un rapport intitulé « Le Numérique pour la Justice ». Ce document ne montre pas seulement le retard de l’équipement informatique du système judiciaire : il révèle implicitement le déficit d’une doctrine du numérique au ministère de la justice.

Les Chantiers de la Justice remontent à 2017, et le numérique en constituait l’un de ses cinq chantiers. Pour la première fois était organisée une consultation de grande ampleur, où les professionnels de la justice étaient invités à s’exprimer sur leurs besoins en matière de numérique, nom moderne donné à l’informatique. Suite de ce chantier : un Plan de Transformation Numérique (PTN) et un budget quadriennal de 530 millions d’euros.

Et pourtant, quand le gouvernement lance les États généraux, en octobre 2021, le numérique ne fait pas partie des thématiques respectives des sept groupes de travail.

Comme le besoin d’une synthèse transversale aux sept thématiques se fait néanmoins sentir, la taskforce constituée à cet effet remet en mars dernier au comité des États généraux un rapport intitulé « Le numérique pour la Justice ». Celui-ci s’appuie sur le « point d’étape [1] », publié par la Cour des comptes deux mois plus tôt, qui dresse un bilan très critique du PTN, puisqu’il y voit plus un « catalogue d’actions et de projets » qu’un plan, et qu’il est conçu plus à des fins de rattrapage que de transformation.

La taskforce s’abstient en revanche de toute référence au livret des Chantiers consacré au numérique. Une mesure des progrès futurs sera plus flatteuse si elle est conduite à partir de cet audit de 2022 plutôt que de l’ambition affichée en 2017.

Les États généraux ont associé consultation publique et expertise. Mais les contributeurs n’ont pas pu s’appuyer sur une documentation ad hoc, et notamment pas sur un schéma directeur dont la Cour des comptes venait de déplorer l’absence.

La priorité aux justiciables ou aux utilisateurs du ministère ?

Le rapport commence par dénoncer trois « fausses oppositions ». Tout d’abord, « rapprocher la Justice des justiciables et de leurs attentes […] n’a pas à être opposé aux besoins des utilisateurs du ministère eux-mêmes, mais peut être atteint en leur permettant de faire leur travail plus vite, plus efficacement, en les aidant à interagir de façon plus précise et plus fréquente avec les justiciables ». C’est pourtant une décision politique qui, au nom de la proximité entre Justice et justiciable, a fait faire un tête-à-queue à Portalis, le système de traitement du contentieux civil, dont le développement avait commencé quelques années plus tôt.

Le ministère demandait de réserver sa toute première version à la présentation aux justiciables d’informations à caractère général, sans aucune articulation avec les données de contentieux. Cette version de Portalis possède sa logique, mais pas celle de faire gagner en efficacité les personnels de justice. C’est aussi au nom du service au justiciable qu’a été développée la pré-plainte en ligne, un projet poudre-aux-yeux contraignant les greffiers à une ressaisie. Il y a bien une opposition dans le sens où le ministère ne peut pas développer de front les deux gammes de services et qu’il aurait dû maintenir sa priorité à ses propres utilisateurs.

Les rapporteurs affirment ensuite que « réaliser le potentiel du numérique pour la Justice ne nécessite pas de juge-robot ou de grand fichier national unifié ». La formulation suggère que si le juge-robot n’est pas nécessaire, c’est qu’il serait plausible, et fait oublier le risque que représente la multitude actuelle des fichiers de police. Elle est révélatrice d’une confusion à propos des besoins réels en matière d’informatique judiciaire et sur l’état de l’art des technologies. Ce rappel, pour maladroit qu’il soit, est nécessaire et montre que la conduite du changement est loin d’être achevée.

La pyramide posée sur sa pointe.

Puis viennent sept priorités. En toute première position, on veut « simplifier l’environnement de travail numérique des agents », et en toute dernière, « fournir des briques socles à l’écosystème interne et externe ». C’est tenter de poser la pyramide sur sa pointe. Sans doute conscients du paradoxe, les rédacteurs préviennent : « Il ne s’agit pas de donner l’ordre dans lequel des applications devraient être développées ». Soit les priorités issues de la consultation sont respectées, et la mise en œuvre subira d’autres retards, soit elles ne le sont pas, et les contributeurs se sentiront floués.

Résultat sans doute inévitable ! Dans une gouvernance des États généraux où l’informatique du ministère, appelée Service du numérique, semble n’avoir aucune doctrine à exposer, ou n’est pas invitée à le faire, les utilisateurs n’expriment pas seulement leurs besoins, mais aussi une proposition de stratégie pour le système d’information.

Evidemment, on ne saurait reprocher aux utilisateurs d’avoir des préoccupations centrées sur leur environnement de travail. C’est la partie de l’iceberg qui leur est visible. Le rapport est donc moins disert sur les raisons du retard de déploiement de la signature électronique ou sur les opportunités de mutualisation d’outils entre les juridictions. Au contraire, il plaide pour davantage d’expérimentations locales, sans les soumettre à un principe de subsidiarité ni les conditionner à l’existence, dans les juridictions, des compétences techniques requises.

Quant aux API (les interfaces de programmation), ils seraient la réponse à tout : l’objectif « API-fier les applications du ministère afin d’éviter les ressaisies et de pouvoir valoriser la donnée dans d’autres services » figure ainsi au quatrième rang des priorités. C’est oublier qu’il existe des solutions techniques alternatives pour échanger des données et que le coût de développement de tout interface doit être rapporté aux volumes en jeu.

Ce rapport sur le numérique ne prétend défendre « ni vision ni stratégie ». Mais le ministère n’a rendu publique ni vision ni stratégie de sa transformation numérique pendant les cinq ans écoulés entre les Chantiers de la justice et les États généraux. Il serait dommage que ce rapport finisse dans un tiroir comme le précédent. Il serait à l’inverse dangereux que la Chancellerie y voie un substitut au schéma directeur qui lui manque. Il est temps que l’informatique du ministère prenne la main.

Bruno Mathis, Chercheur associé au Centre européen de droit et d'économie.