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La prescription triennale du dommage corporel causé par un produit défectueux. Par Colin Berthier, Avocat.
Parution : lundi 3 octobre 2022
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Par un arrêt du 29 septembre 2022, n°22/00900, la Cour d’appel d’Aix en Provence a jugé prescrite l’action d’une victime d’un dommage corporel intentée plus de trois ans après la réalisation du dommage.

Cette solution, bien qu’elle puisse paraitre contraire au droit du dommage corporel ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour de cassation, tire au contraire toutes les conséquences de la transposition de la règlementation relative aux produits défectueux en droit national.

La coexistence de régimes spéciaux de prescription en matière de dommage corporel et de produits défectueux (I) conduit à un conflit de normes dont la solution varie selon que le produit ait été commercialisé antérieurement au 23 mai 1998, date d’entrée en vigueur de la loi n°98-389 du 19 mai 1998 (II), ou postérieurement (III).

I. Les régimes spéciaux de prescription en matière de dommage corporel et de produits défectueux.

Par dérogation au droit commun, en matière de responsabilité née à raison d’un événement ayant entraîné un dommage corporel le délai de prescription et son point de départ échappent au droit commun. Il s’agit d’une prescription décennale qui court à compter de la consolidation du dommage initial ou aggravé.

De la même manière, l’action en responsabilité consécutive à un dommage causé par un produit qui n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre est encadrée dans un double délai. Un délai décennal à compter de la mise en circulation du produit et un délai triennal à compter du jour où la victime a eu, ou aurait dû avoir connaissance de trois éléments cumulatifs : la nature du dommage (et non de son montant), le défaut du produit et l’identité du producteur ou assimilé.

Dès lors la question de l’articulation de ces deux régimes de prescription se pose lorsqu’un dommage corporel résulte du défaut de sécurité d’un produit.

Si la Cour de cassation a longtemps fait primer la prescription décennale du dommage corporel sur le régime prévu par les articles 1245-1 et suivants, certains arrêts d’appel récent ont, en apparence, retenu la solution inverse.

Il ne s’agit pas d’une contradiction mais d’une distinction temporelle résultant de la tardive intégration du régime des produits défectueux en droit national. Le régime de responsabilité du fait des produits défectueux est issu de la directive du 24 juillet 1985 n°85/374/CEE, dont le délai de transposition s’achevait le 30 juillet 1988. Il n’a été transposé en droit national que par la loi éponyme n°98-389 du 19 mai 1998, soit près d’une décennie après l’expiration du délai accordé.

II. Les produits commercialisés antérieurement au 23 mai 1998.

Avant le 19 mai 1998, le régime des produits défectueux résultait donc seulement d’une directive non transposée.

Selon la jurisprudence de la CJUE, une directive non transposée à l’issue du délai imparti revêt un effet direct vertical mais non horizontal. En pratique, cela signifie que les particuliers peuvent s’en prévaloir dans leurs relations avec l’administration, mais non dans les relations entre personnes privées. Cette absence d’effet direct horizontal est toutefois nuancée par l’obligation faite au juge de se référer aux contenus des directives lorsqu’il interprète et applique les règles du droit national. Obligation qui trouve ses limites dans les principes de sécurité juridique et de non rétroactivité qui prohibent une interprétation contra-legem du droit national.

Or, le droit national antérieur à la transposition disposait que les dommages corporels se prescrivaient par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage [1]. Ainsi, le juge national était dans l’impossibilité de concilier cette règle avec la prescription triennale prévue par la directive, sans aboutir à une interprétation contra-legem. Ce qu’a pu confirmer la Cour de cassation en jugeant que les dispositions du droit interne n’étaient « pas susceptibles de faire l’objet sur ce point d’une interprétation conforme au droit de l’Union » [2].

Au nom du principe de sécurité juridique et de non-rétroactivité, la Cour de cassation a maintenu l’application de la prescription décennale prévue par l’article 2226 du Code civil pour tous les dommages corporels causés par des produits mis en circulation antérieurement au 23 mai 1998, date d’entrée en vigueur de la loi n°98-389 du 19 mai 1998.

La solution, pour les dommages corporels causés par des produits défectueux mis en circulation antérieurement au 23 mai 1998 a donc été tranchée.

III. Les produits commercialisés postérieurement au 22 mai 1998.

La Cour de cassation ne s’est cependant pas encore prononcée sur le régime de prescription applicable aux produits mis en circulation postérieurement au 23 mai 1998. La transposition de la directive doit nécessairement conduire à une solution différente. C’est d’ailleurs ce que laisse entendre la Cour de cassation qui prend soin de circonscrire la portée de ses arrêts à un cadre temporel précis se situant « après l’expiration du délai de transposition de la directive, mais avant la date d’entrée en vigueur de la loi n°98-389 du 19 mai 1998 transposant cette directive » [3].

La solution antérieure, basée sur l’interprétation du droit national à la lumière d’une directive non transposée, ne fait plus sens dès lors que ce régime juridique relève désormais de dispositions législatives pleinement applicables.

Repellons-le, le régime de responsabilité du fait des produits défectueux est un régime de responsabilité dont le caractère exclusif n’est plus à démontrer [4], ses dispositions dérogent donc nécessairement aux règles de droit commun.

Pourtant, en pratique, il est encore largement soutenu que l’action relative à un dommage corporel causé par un produit défectueux se prescrit dix ans après la consolidation du dommage initial ou aggravé.

Une partie de la doctrine estime que, postérieurement à la transposition, le délai de prescription en matière de dommage corporel résultant d’un produit défectueux doit être de trois ans à compter de la consolidation du dommage [5]. Ce raisonnement est à la fois pertinent, en ce qu’il donne pleine application au délai de prescription spécifique aux produits défectueux et incomplet en ce qu’il maintient le point de départ fixé en matière de dommage corporel.

Le caractère exclusif de la règlementation des produits défectueux doit conduire à faire primer le délai, mais également le point de départ spécifique, sur les règles de prescription fixées par le Code civil, et notamment à l’article 2226 comme l’a justement rappelé la Cour d’appel d’Aix en Provence :

« Ce régime de responsabilité spécifique est seul applicable dès lors que la sécurité d’un produit est en cause. Il obéit à des règles propres comprenant notamment des règles de prescription […] particulières, applicables aux produits dont la mise en circulation est postérieure à sa date d’entrée en vigueur, c’est-à-dire le 23 mai 1998 ».

En conclusion, la prescription d’une action en responsabilité résultant d’un dommage corporel causé par un produit défectueux commercialisé après le 23 mai 1998 doit être intentée dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le demandeur a eu, ou aurait dû avoir, connaissance du dommage, du défaut et de l’identité du producteur - ces éléments étant généralement connus date de l’accident - sans que ce délai puisse excéder dix ans après la mise en circulation du produit qui a causé le dommage, sauf faute du producteur …

Colin Berthier Avocat au Barreau de Lyon

[1Article 2270-1 du Code civil, devenu l’article.

[2Cass., civ. 1ère, 15 mai 2015, n°14-13.151 ; Cass., civ. 1ère, 16 novembre 2016, nº 15-26.018,...

[3Cass., civ. 1ère, 15 mai 2015, nº 14-13.151 ; Cass., civ. 1ère, 15 juin 2016, nº 15-20.022 ; Cass., civ. 1ère, 16 novembre 2016, nº 15-26.018 ; Cass., civ. 1ère, 17 janvier 2018, nº 16-25.817 ; Cass., civ. 1ère, 31 janvier 2018, nº 17-11.259,...

[4CJCE « Commission contre République Française », 5ème chambre, 25 avril 2002, n°C-52/00 ; Cass. Com., 26 mai 2010, n°08-18.545 ; Cass. Civ 1ere, 10 décembre 2014, n°13-14.314 ; Cass. Ch. Mixte, 7 juillet 2017, n°15-25.651,…

[5Voir notamment, Monsieur le Professeur Laurent Bloch, La lettre Responsabilité civile, Racine Avocats, décembre 2016, page 1 (éclairage sur la responsabilité des produits défectueux et les délais de prescription).