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« Grande démission » et « démission silencieuse » : un contexte. Outils de compréhension. Par Jérôme Guicherd, Avocat et Dominique Szepielak, Psychologue.
Parution : lundi 3 octobre 2022
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Que l’on soit manager opérationnel ou stratégique, CEO d’un grand groupe ou d’une PME, il n’est nul besoin de préciser que les crises successives, passées et à venir, malmènent tous nos repères. Moults modèles en management, si séduisants et si innovants soient-ils, ne fonctionnant jamais en temps de crises, semblent surtout révéler les compétences en communication de ceux qui les vendent. Un hiatus intellectuel et opérationnel se présente donc à nous. Entrepreneurs, dirigeants et managers, à quoi peuvent-ils finalement se raccrocher, ne serait-ce que pour se maintenir à flot ? Quels sont les fondamentaux ?

Dans un brouhaha environnemental assez inédit (crises sanitaires, changements sociétaux, innovations, digitalisation généralisée, guerre…), mêlant donc sécurité médicale, santé mentale, équilibre sociétal, surinvestissement de l’outil informatique et croissance économique, se pose prioritairement la question des responsabilités. Prosaïquement, lorsque la mer est démontée, que les éléments se déchaînent au risque de faire dangereusement chavirer le bateau, qui tient la barre et assume ses décisions ? N’est-ce pas celui qui est déclaré comme responsable, et in fine le juridiquement responsable, à qui il est demandé de faire face à la dure réalité ?

De nos jours, l’autorité est pourtant dévoyée et ostracisée au profit de la communication et d’une forme de « bienveillance ». Cependant, l’histoire démontre que sans autorité, les forces vives de la cité se sont toujours retrouvées démunies. Ainsi, lorsqu’il faut s’adapter à des changements, aussi radicaux, aussi généralisés, que ceux qui se présentent actuellement, que faire hormis fédérer et donner un cap ? Sans responsable, à savoir, un référent, cela est impossible. Cadre et cohésion ont toujours été les maîtres mots dans les situations incertaines.

"L’autorité fait naturellement référence à de nombreuses valeurs positives."

N’en déplaise à certains idéologues, étymologiquement, l’autorité fait naturellement référence à de nombreuses valeurs positives. Venant du latin "auctor" et "augeo", elle se rattache aux notions de création, de conseil et de protection.
La personne qui a une autorité est garante, de ce qu’elle fait et de ce qu’elle pense, généralement parce qu’elle en a l’expérience et parce qu’elle en a aussi la science. En filigrane s’impose la notion de légitimité. L’autorité ne peut que s’exercer dans la légitimité. Hors de ce lien concret à la compétence, ne peut se développer que l’autoritarisme ou le laxisme, et sous des vernis d’idéologie « bienveillante ». Parfois même, des managers ayant de bonnes prédispositions à cette fonction, n’exercent aucune autorité, tout simplement parce que la hiérarchie les en prive ou ne les accompagne pas dans leurs prises de décisions. Ces points abordés rapidement sont fondamentaux dans la gestion des équipes. Quel que soit le domaine, ces dernières ont non seulement besoin d’être orientées dans une direction, mais en plus elles ont besoin d’être préservées et protégées.
Le manager qui a une autorité (et non de l’autorité), est ainsi un garant du bien être au travail (de ses employés) pour lutter contre la souffrance au travail et toute les répercussions émergeantes aujourd’hui : « grande démission » ou « grande réorientation » et plus récemment, « démission silencieuse ».

Si le constat est alarmant au niveau des employés qui changent d’orientation professionnelle, quittent le bateau, ou s’éteignent à petit feu derrière leur poste, il est encore plus catastrophique au niveau des responsables, des dirigeants et des entrepreneurs qui finissent par perdre toute motivation, tout enthousiasme. Tous s’inscrivent dans une « démission silencieuse », parce que les problématiques rencontrées sont inaudibles pour l’entourage.

"L’expérience montre que derrière la « grande démission » et/ou la « démission silencieuse », se cache avant tout un sentiment d’impuissance."

En fond, un danger concret, à savoir l’accumulation de situations humaines et professionnelles, provoque un glissement vers un effondrement individuel et un effondrement de la structure. L’expérience montre que derrière la « grande démission » et/ou la « démission silencieuse », se cache avant tout un sentiment d’impuissance.
À l’origine de ce sentiment, l’accumulation et la prévalence de contraintes qui, naïvement prévues pour éviter certaines dérives, deviennent des points de blocage, des points de cristallisation insurmontable. Si les moments de crise imposent naturellement de nouvelles contraintes, la crise polymorphique actuelle, toujours en développement, transforme ces contraintes, dites nécessaires, en castrations. La conséquence en est l’altération de la confiance en soi, et donc l’impossibilité de croire en ses ressources. Un manager qui perd confiance en lui, laisse le bateau partir à la dérive et crée la panique au sein de l’équipage, voire sa résignation.

Dans ce processus délétère, la confiance en ses employés, la confiance en son dirigeant, la confiance en la société même, se perd, s’étiole, donnant lieu à une rupture du contrat social, et à une perte de sens. L’économie même, basée sur la confiance, finit par chanceler. L’individualisme et le mercenariat des employés deviennent des phénomènes qui s’amplifient, mais aussi des façons précaires de se préserver. La confiance n’étant plus un ciment sociétal et économique, les forces vivent se vendent aux plus offrants, l’épanouissement, la fidélité et l’engagement ne constituant plus que des notions obsolètes.

Dans un contexte maltraitant, la cohésion et le cadre ne sont plus que des illusions, favorisant un turn-over élevé, une disparition de repères et un cadre institutionnel faussement « agile », puisque dans les faits il tangue. Pour les dirigeants et les managers, convoquer implication et/ou motivation, devient une gageure. La notion de confiance se transforme en un outil de communication vidé de son sens.

À l’origine, la confiance est un don. Plus encore, donner une autorité à quelqu’un, c’est confier une responsabilité dans un lien de confiance, comme est confié un bâtiment (un bateau) à un « Pacha ». C’est donc un « pacte » tacite, et l’espoir, pour le dirigeant qui fait confiance, que son manager dépassera ses faiblesses pour animer les forces vives de chacun dans l’équipe. Ce dernier saura aussi et surtout, sagement économiser ces mêmes forces aux moments opportuns. Il s’agit donc ici d’un engagement mutuel impliquant la dépendance dans un équilibre. Le dirigeant qui accorde sa confiance croit au fait que l’impétrant dépassera son niveau d’incompétence et son plafond de verre pour un intérêt collectif.

Lors d’un fonctionnement vertueux, la confiance est donnée à quelqu’un de fiable et d’impliqué. Dans les fonctionnements délétères, elle est demandée, parfois même exigée par celui dont on doute a priori, de la fiabilité, de l’implication et de la capacité à se dépasser.
Là où la confiance est tenue pour être un gage de constance, elle mute désormais en une variable qui assaille les acteurs économiques, les obligeant à un jeu d’équilibriste de plus en plus périlleux. Dans un environnement devenu instable, y introduire des facteurs amplifiants les variations ne fait qu’accroître la situation de crise et de déséquilibre.
Étymologiquement, pourtant, confiance vient de « fœdus », pacte, qui donne ensuite fidere, se fier, foi, et en toute fin, fédérer.

"Se jouent ainsi lors de ces moments de crise (...) des notions profondément humaines et sociétales."

Se jouent ainsi lors de ces moments de crise et de bouleversement dans le monde du travail, des notions profondément humaines et sociétales. Au-delà de la tape dans le dos, pourtant nécessaire, les managers et les dirigeants se confrontent brutalement à un individualisme destructeur. En fond, les vues à long terme deviennent de plus en plus difficiles, voire impossibles à envisager : le référentiel actuel, à savoir l’intelligence artificielle, ne parvient pas lui-même à anticiper au-delà de cinq années. Et le « new normal » n’a pas fait ses preuves.
Le don de confiance a toujours fédéré les intelligences humaines qui s’inscrivent dans un long terme. L’individualisme, quant à lui, évoquant le « dilemme du prisonnier », fait de l’intelligence artificielle un recours providentiel, voire magique, qui pourtant n’a toujours pas fait ses preuves.

Maslow l’évoquait déjà dans sa pyramide des besoins. Il faut d’abord satisfaire les besoins vitaux, avant de passer aux besoins plus élaborés. Comment anticiper et se projeter lorsque toutes les constantes sont devenues des variables ? Donc lorsque l’essentiel est devenu incertain ? L’inflation pour les produits de première nécessité déplace forcément le niveau des priorités au quotidien.

Même la confiance, qui longtemps était un critère de choix, dans ce contexte, devient obsolète.

La meilleure preuve en sont l’élaboration exponentielle des lois et règlements et la multiplication de contrats (pacte d’associés, lettre d’intention (LOI), accord de non-divulgation (NDA), conditions générales de vente (CGV), d’achat (CGA), conditions particulières, etc…) aux clauses de plus en plus précises sinon pointilleuses.

Le législateur a ainsi dû préciser que « les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi » [1], réprimer l’abus de confiance [2] ; ces notions existant déjà, il est vrai, dans le droit romain.
Des lois intègrent la notion de « confiance » dans leur titre même (peut-être à des fins auto-réalisatrices ou persuasives) : « loi pour la confiance dans l’institution judiciaire », « loi pour la confiance dans l’économie numérique ». Si confiance il y avait, nul besoin de tant de lois et précautions juridiques.

Ainsi, la priorité est désormais donnée à la sécurisation des structures et des hommes. Mais parfois à trop légiférer, c’est le principe de sécurité juridique qui est mis en cause comme en témoigne le récent arrêt du Conseil d’Etat du 22 septembre 2022 [3], qui sera abondamment commenté, sanctionnant une partie du décret 2019-1333 du 11 décembre 2019 réformant la procédure civile.

Dans de telles conditions, seuls ceux qui ont l’expérience et la science, peuvent, comme sur un bateau chahuté par les éléments, les affronter et donner un cap.

Parallèlement à ce qui précède, le télétravail, ou Home Office, n’aide pas à renforcer le cadre, à renforcer la confiance, amplifiant le nombre de variables que les entreprises tentent de gérer « à la petite semaine ». Le rapport au temps est bouleversé, et devient source d’angoisse. En effet, moins il est possible de prévoir, moins il y a de maitrise, donc moins il y a de cohérence, et de fait, responsables et employés ne peuvent que développer des angoisses.
La transmission de l’expérience des séniors, l’accueil des juniors, en distanciel, crée ou renforce clivage, tension, et au final, démobilisation.

"Les fondamentaux restent finalement invariablement les mêmes : l’humain."

Ainsi, après le miracle de la robotique, puis celui de l’informatique, enfin celui d’internet, les fondamentaux restent finalement invariablement les mêmes : l’humain.
Le travail, résultat de la civilisation, précurseur du contrat social et donc de la confiance est consubstantiel à la réalité humaine. Le nouvel humain n’existe toujours pas, n’en déplaise aux vendeurs de rêves.
Le sens donné au travail, donné à l’effort, s’inscrit dans un lien inaliénable avec l’humanité.

Dominique Szepielak, Docteur en psychologie Jérôme Guicherd, Avocat au Barreau de Paris [->jguicherd@fgc-avocats.com]

[1Article 1104 du Code civil.

[2Article 314-1 du Code pénal.

[3Décision n° 436939.