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Conséquences de la requalification en salarié des employés des plateformes numériques. Par Charles Edouard Poncet, Avocat.
Parution : lundi 3 octobre 2022
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De nombreuses décisions de justice requalifient l’emploi d’indépendants par les plateformes numériques en contrat de travail. Or ces plateformes numériques ont pris une importance croissante dans l’emploi (Uber, Kapten, Frichti, Uber Eats, Deliveroo, Stuart, Glovo, Helpling, Hello Casa, Le Club des Extras, Brigad, Staffme…).
Quand un jugement entré en force de chose jugée requalifie l’emploi exercé en contrat de travail, le nouveau salarié est fondé à demander rétroactivement le paiement de ses droits à l’assurance chômage.

Il est admis que par l’effet rétroactif d’une décision de justice prudhommale favorable au demandeur d’emploi, Pole emploi puisse obtenir une restitution des prestations versées, au nom du principe de l’impossibilité d’une double réparation du préjudice (I).

Dans le cas d’une requalification en contrat de travail, la situation est inversée mais Pole emploi est réticent, pour le moment, à accéder à leur demande d’une indemnisation rétroactive (II). Et l’URSSAF refuse au salarié de la plateforme numérique la régularisation de ses cotisations sociales, versées comme indépendant (III).

I. L’effet rétroactif d’une décision de justice sur l’indemnisation du demandeur d’emploi : le cas des décisions prudhommales.

La situation où une décision de justice permet à Pole emploi de remettre en cause l’indemnisation d’un demandeur d’emploi et demander une restitution d’indu (trop-perçu d’allocations de retour à l’emploi) a donné lieu à de nombreuses décisions de la Cour de cassation.

Il s’agit de cas où le salarié qui a perdu son emploi a saisi le conseil des prudhommes, éventuellement la Cour d’appel, et a obtenu en réparation du préjudice subi :
- des dommages et intérêts pour rupture anticipée d’un contrat à durée déterminée, au moins égal aux rémunérations que le salarié aurait perçues jusqu’au terme du contrat,
- une indemnité de préavis pour un salarié licencié à tort pour faute grave,
- la mise en œuvre d’une clause de garantie d’emploi,
- et plus généralement toute indemnisation de plus de 6 mois de salaires.

Dans ces cas, la Cour de cassation a validé la démarche de Pole Emploi visant à faire restituer à l’allocataire indemnisé les sommes équivalentes perçues au titre de l’indemnisation par l’assurance chômage. Le principe retenu étant le refus d’une double réparation du préjudice.

Pole Emploi peut donc obtenir, rétroactivement, le remboursement des prestations versées au demandeur d’emploi si celui-ci a obtenu une décision de justice favorable, après des années de procédure. Cette règle est assez mal vécue par les intéressés….

II. La situation est inversée pour les employés de plateformes numériques ayant obtenu une requalification de leur emploi en contrat de travail.

Dans le cas des demandeurs d’emplois employés par les plateformes numériques, remerciés ou ayant abandonné leur emploi par une prise d’acte, ceux-ci n’ont évidemment pas été en mesure de percevoir des allocations de l’assurance chômage, réservées aux salariés. Mais que se passe-t-il quand, l’employé, après la fin des procédures ayant requalifié son statut d’indépendant en salarié, se présente à Pole emploi en fournissant l’attestation employeur fournie par la plateforme en exécution de la condamnation ?

II-1. Malgré le temps long qui s’est écoulé depuis la perte de l’emploi, la prescription de l’action n’est pas un obstacle insurmontable en raison de leur impossibilité d’agir.

La prescription de la demande en paiement est de deux ans, l’action en demande de paiement se prescrit en deux à compter du refus de Pole Emploi :
l’article L5422-4 (Version en vigueur depuis le 01 janvier 2019) dispose que

« La demande en paiement de l’allocation d’assurance est déposée auprès de Pôle emploi par le travailleur privé d’emploi dans un délai de deux ans à compter de sa date d’inscription comme demandeur d’emploi.
La notification de la décision relative à la demande en paiement de l’allocation d’assurance prise par Pôle emploi mentionne, à peine de nullité, les délais et voies de recours.
L’action en paiement est précédée du dépôt de la demande en paiement. Elle se prescrit par deux ans à compter de la date de notification de la décision prise par Pôle emploi
 ».

Mais l’article 2234 du Code civil [1] prévoit que « La prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure ».

Or le demandeur, devenu rétroactivement salarié après le prononcé de la décision judiciaire ayant force de chose jugée, était dans l’impossibilité de former une demande avant le jugement et même avant d’obtenir de l’ancien employeur l’attestation employeur lui permettant de déposer une demande en paiement.

II-2. Le second obstacle sera de justifier de sa situation à l’époque du licenciement.

En principe, même non indemnisé puisqu’étant alors travailleur indépendant, le demandeur s’est inscrit à Pole Emploi pour bénéficier des aides, formations et soutien à la recherche d’un emploi. Son inscription à Pole Emploi, en situation de recherche d’emploi, non indemnisé, établira son statut.

II-3. Le troisième obstacle sera plus délicat à franchir en regard de la position actuelle de Pole Emploi, qui indique sobrement dans ses courriers de refus, qu’ « en l’absence de versement des cotisations applicables, la demande d’ouverture de droit devra être rejetée ».

De fait, la plateforme employeur n’a pas payé les cotisations visant à financer l’assurance chômage puisqu’elle considérait son employé comme travailleur indépendant..

L’obligation de cotisation à l’assurance chômage est visée dans la partie législative du Code du travail, Cinquième partie, Livre IV, Titre II, Chapitre II, Section 3 « Obligations d’assurance et de déclaration des rémunérations » [2].

Pour autant, le Code du travail, dans son article L5422-7 dispose que :

« Les travailleurs privés d’emploi bénéficient de l’allocation d’assurance, indépendamment du respect par l’employeur des obligations qui pèsent sur lui en application de la section 3, des dispositions réglementaires et des stipulations conventionnelles prises pour son exécution ».

Ce qui indique textuellement que le législateur a voulu que le salarié ait droit à ses indemnisations, même si l’employeur a manqué à ses obligations déclaratives et de paiement des cotisations vis-à-vis de Pole Emploi.

Le demandeur d’emploi ne doit donc pas se contenter d’un premier refus de Pole Emploi et utiliser les différents recours possibles (recours gracieux, Médiateur régional et, si nécessaire le recours judiciaire).

Il appartiendra à Pole Emploi de se retourner contre l’employeur, mais le non-paiement est sans effet sur les droits du salarié.

III. La requalification en contrat de travail de l’employé de la plateforme numérique peut-il espérer une régularisation de ses cotisations sociales, payées comme indépendant ?

L’URSSAF apporte une réponse négative, en s’appuyant sur le principe d’intangibilité des droits et obligations nés de l’affiliation initiale sans fraude à un régime de sécurité sociale.

Ce principe d’intangibilité des droits acquis rend impossible l’affiliation rétroactive à un régime de Sécurité Sociale autre que celui auquel l’assuré a été affilié au titre de son activité, sauf si cette affiliation a été faite de manière frauduleuse [3].

III-1. En conséquence, le demandeur devra établir une situation de fraude.

Le demandeur pourrait soutenir que la requalification juridique de son activité par une procédure judiciaire aboutit à constater que les cotisations prélevées sont issues de fausses déclarations induites par la plateforme numérique, souvent condamnée pour travail dissimulé.

Il est rappelé que les fausses déclarations peuvent caractériser une situation frauduleuse.

Ainsi l’article L114-12-3 du Code de la Sécurité Sociale dispose que

« La constatation de l’obtention frauduleuse, notamment à l’aide de faux documents ou de fausses déclarations, d’un numéro d’inscription au répertoire national d’identification des personnes physiques entraîne la suspension du versement des prestations dans les conditions prévues à l’article L161-1-4 et le réexamen du droit à l’ensemble des prestations versées par les organismes mentionnés à l’article L114-12. Le service chargé du répertoire national d’identification des personnes physiques procède à l’annulation du numéro d’inscription obtenu frauduleusement ».

Les jurisprudences citées ne seraient alors pas applicable puisque les cotisations prélevées l’ont été sur la base de fausses déclarations, ayant eu comme conséquence la création d’une situation frauduleuse.

III-2. L’URSSAF se prévaut également que la prescription s’oppose au remboursement des cotisations de sécurité sociale au visa du I de l’article L243-6.

Cet article dispose que :

« I. - La demande de remboursement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales indûment versées se prescrit par trois ans à compter de la date à laquelle lesdites cotisations ont été acquittées.
Lorsque l’obligation de remboursement desdites cotisations naît d’une décision juridictionnelle qui révèle la non-conformité de la règle de droit dont il a été fait application à une règle de droit supérieure, la demande de remboursement ne peut porter que sur la période postérieure au 1er janvier de la troisième année précédant celle où la décision révélant la non-conformité est intervenue
 ».

Mais il subsiste qu’il est de jurisprudence constante que la prescription ne commence à courir qu’au jour où le titulaire du droit a la possibilité de faire valoir son droit.

Ce refus porte atteinte aux droits patrimoniaux de l’intéressé, droits patrimoniaux caractérisés par les cotisations perçues sans base légale, droits patrimoniaux lésés en ce qui concerne ses droits futurs à la retraite si son activité salariée n’était pas imputée correctement dans sa carrière de salarié ; l’atteinte au droit de la propriété de ses biens est protégée par l’article 1 du Protocole N°1 à la Convention européenne des droits de l’homme, qui vaut pour les biens actuels d’une personne y compris des créances en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (ici droits à la retraite).

Les contentieux vont probablement se multiplier, les cas de requalification en contrat de travail des employés de plateforme numérique étant nombreux.

Charles Edouard Poncet, avocat au barreau des Hauts de Seine

[1Modifié par Loi n°2008-561 du 17 juin 2008 - art. 1.

[2Articles L5422-13 à L5422-14.

[3Ce principe résulte de diverses décisions, constantes, Cour de Cassation, Chambre sociale, du 27 octobre 1978, 77-11.919, Publié au bulletin ; Cour de Cassation, Chambre sociale, du 16 décembre 1980, 79-12.978, Publié au bulletin ; Cour de Cassation, Chambre sociale, du 21 mai 1992, 89-20.157, Inédit.