Village de la Justice www.village-justice.com

Le droit à la vie privée des personnes morales depuis l’arrêt du 7 octobre 2022. Par Nathalie Reiter, Avocat.
Parution : lundi 26 décembre 2022
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/plateforme-droit-vie-privee-des-personnes-morales,43955.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Le droit au respect de la vie privée a pu être défini comme une « protection contre une intrusion dans l’intimité des personnes, qu’elle soit le fait de l’Etat ou des tiers » [1].
En droit français, la protection de la vie privée a longtemps implicitement découlé du principe constitutionnel plus large de liberté individuelle [2].
La question du droit à la vie privée des personnes morales connaît un regain d’intérêt à la faveur de l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 7 octobre 2022.
CE, 7 octobre 2022, Association Anticor, n°443826.

Ainsi, il faut attendre 1970 [3] pour que soit inséré dans le Code Civil un article 9 qui dispose que « Chacun a droit au respect de sa vie privée ».
En matière pénale, le Code Pénal consacre une section aux atteintes à la vie privée regroupées aux articles 226-1 à 226-7 du Code pénal [4]. Enfin, dans une décision du 23 juillet 1999 [5], le Conseil Constitutionnel a reconnu au droit au respect de la vie privée une valeur constitutionnelle.

Le droit au respect de la vie privée est également reconnu sur le plan international [6].
Si « par anthropomorphisme, la personne morale possède les droits de la personnalité attachés à la personne humaine » (MM les prof. P. Malaurie et L. Aynès) [7], la reconnaissance d’un droit à la vie privée des personnes morales divisait la doctrine et la jurisprudence.

Les juridictions civiles et administratives semblaient opposées depuis que, par arrêt du 17 mars 2016 [8] la première Chambre Civile de la Cour de Cassation a considéré que « seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 9 du Code Civil » alors que la tendance de la Haute Juridiction Administrative était de s’orienter vers une reconnaissance du droit à la vie privée des personnes morales comme en témoignaient quelques arrêts considérés jusque là comme isolés.

La question du droit à la vie privée des personnes morales connaît un regain d’intérêt à la faveur de l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 7 octobre 2022 Association Anticor (n°443826).
Le Conseil d’Etat confirmant une jurisprudence qui paraissait encore isolée, certains considèrent que cette décision consacre une divergence de vue avec la position adoptée par la Cour de Cassation. Rien n’est moins sûr.

I – La reconnaissance par le Conseil d’Etat du droit à la vie privée des personnes morales.

L’association de lutte contre la corruption Anticor avait demandé au Tribunal Administratif de Paris d’enjoindre au préfet de Paris et de la région Ile-de-France de communiquer les comptes annuels 2016 et 2017 de la fondation Louis Vuitton qu’il détenait. Le Tribunal Administratif de Paris ayant rejeté sa requête, l’association s’est pourvue devant le Conseil d’État. Par arrêt du 7 octobre 2022, la Haute Juridiction Administrative a confirmé la décision rendue en refusant cette commmunication sur le fondement de la protection de la vie privée des personnes morales.

Il importe de rappeler que, dans le cadre du contrôle de leur comptabilité, les fondations d’entreprise doivent transmettre au préfet leurs comptes annuels.
Le code des relations entre le public et l’administration considère que ces documents acquièrent la nature de documents administratifs par leur transmission à l’administration [9].
Ces documents par nature privés deviennent alors communicables aux personnes qui en font la demande, sous certaines réserves et notamment à la condition de ne pas porter atteinte à la vie privée.

Dans la présente espèce, le Conseil d’Etat rappelle que les comptes annuels d’une fondation d’entreprise ne sont communicables que si la fondation est investie d’une mission de service public et si elle perçoit des subventions publiques.
En l’occurrence et se fondant sur l’article L.311-6 du CRPA, il conclut que :

« si les statuts des fondations d’entreprise sont communicables à toute personne qui en fait la demande (…), les comptes des fondations n’ayant reçu aucune subvention publique, qui relèvent de la vie privée de ces organismes au sens des dispositions de l’article L. 311-6 du code des relations entre le public et l’administration et qui font l’objet [de contrôles par une autorité administrative], ne sont, en l’absence de disposition législative le prévoyant expressément, pas communicables aux tiers ».

Le Conseil d’Etat rejoint la position émise par la Commission d’accès aux documents administratifs qui avait statué sur les comptes annuels de la fondation Louis Vuitton [10].
Il confirme surtout une précédente décision qui pouvait encore être considérée comme isolée [11].

Cette solution est logique en droit, même s’il a pu être observé que les fondations, qui ne reçoivent pas de subventions publiques, bénéficient d’exonérations. Rendue concernant une fondation, elle est transposable aux sociétés commerciales.
Certains ont pu considérer que cette décision consacrait une divergence entre le Conseil d’Etat et la Cour de Cassation sur la reconnaissance d’un droit à la vie privée des personnes morales. Rien n’est moins sûr.

II – Une divergence annoncée avec la position de la Cour de Cassation ?

Si la Cour de Cassation reconnaît certains droits de la personnalité aux personnes morales, la première Chambre Civile de la Cour de Cassation leur a refusé le droit de se prévaloir d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 9 du Code Civil dans un arrêt du 17 mars 2016 [12] dans un attendu qui mérite d’être reproduit :

« Si les personnes morales disposent notamment d’un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation, seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 9 du Code civil, de sorte que la société ne pouvait invoquer l’existence d’un trouble manifestement illicite résultant d’une telle atteinte. »

Certains ont pu considérer que l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat ce 7 octobre 2022 consacrerait une divergence entre les Hautes Juridictions administratives et judiciaires.
Rien n’est moins sûr.

En effet, la Cour de Cassation s’est fondée sur l’article 9 du Code Civil pour refuser de reconnaître un droit à la vie privée aux personnes morales tandis que le Conseil d’Etat s’est prévalu du droit à la protection de la vie privée affirmé par l’article L.311-6 du code des relations entre le public et l’administration.

Or, ce dernier article a été introduit dans le code des relations entre le public et l’administration par l’article 4 de la loi n°2018-670 du 30 juillet 2018 sur le secret des affaires qui a transposé en droit français la directive européenne du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites [13].

Rappelons que si la loi du 30 juillet 2018 a introduit un nouveau titre V intitulé « De la protection du secret des affaires » dans le livre 1er du Code de Commerce et donné une définition du secret des affaires insérée dans l’article L. 151-1 du Code de Commerce le secret des affaires, il n’existait jusqu’à cette date pas de régime spécifique pour assurer la protection du secret des affaires.

Or, si l’article 4 de la loi a modifié l’article L.311-6 du CRPA sur le fondement duquel le Conseil d’Etat a rendu l’arrêt du 7 octobre 2022, il a également modifié de nombreuses dispositions, notamment de l’ordonnance n°2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, du Code de Commerce, du Code de la propriété intellectuelle, du livre des procédures fiscales, du code rural et de la pêche maritime, du Code des Douanes, du Code de la Santé Publique, du Code de la Sécurité Sociale, du Code de l’Environnement, du Code du Patrimoine, du Code du Cinéma et de l’Image Animée, du Code de l’Energie et du Code des Relations entre le public et l’Administration.

Le secret des affaires étant une composante de la vie privée des personnes morales, il nous est ainsi permis de penser que les juridictions civiles pourraient tenir ici un instrument pour leur reconnaître un droit à la vie privée qui leur est jusqu’à présent dénié.

Nathalie Reiter, Avocat à la Cour www.reiter-legal.com [->contact@reiter-legal.com] Avocat à Paris https://www.avocat-reiter-paris.fr Avocat à Bordeaux https://avocat-bordeaux-reiter.fr

[1Vincent Mazeaud, La constitutionnalisation du droit au respect de la vie privée, in Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n°48, p.7-20.

[3Loi n°70-643 du 17 juillet 1970.

[4Articles 226-1 à 226-7 du Code Pénal.

[6Art. 12 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme ; art. 8 de la convention européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ; art. 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne.

[7P. Malaurie et L. Aynès – Droit des personnes, 8eme ed. LGDJ, 2016, n°441.

[9CRPA, art. L. 300-2 : « Sont considérés comme documents administratifs (…) les documents produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par l’État, les collectivités territoriales ainsi que par les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d’une telle mission (…) »..

[13Dir. (UE) n° 2016/943 du PE et du Cons., 8 juin 2016, sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites : JOUE, 15 juin 2016, L 157/1.