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Produits pétroliers, source de maladie professionnelle ? Exemple de faute inexcusable de l’employeur. Par Jacques Gobert, Avocat et Frédéric Ponsot, Elève-Avocat.
Parution : mardi 18 octobre 2022
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Le juge judiciaire a été amenée à examiner la question de savoir si les produits pétroliers gérés par des agents pouvaient être source ou non de maladie professionnelle et être à l’origine d’une faute inexcusable en cas d’exposition. Retour sur la notion de « faute inexcusable ».

1. Le manquement inexcusable de l’employeur à son obligation de sécurité de résultat permet au salarié d’obtenir de la Caisse de maladie une indemnisation de ses préjudices supérieure à celle due en cas de maladie ou accident professionnels.

Elle lui permet également d’agir en responsabilité contre son employeur pour obtenir réparation des préjudices non pris en charge par la Caisse, et donc d’obtenir ainsi une réparation intégrale [1].

En effet, l’article L452-1 du Code de la sécurité sociale - qui a été déclaré conforme à la Constitution - prévoit que

« lorsque l’accident est dû à la faute inexcusable de l’employeur ou de ceux qu’il s’est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants ».

L’article L452-2 du même code détermine alors les modalités de calcul de cette majoration.

L’article L452-3 autorise la victime ou ses ayants droit à demander réparation de certains chefs de préjudices.

Enfin, ce n’est qu’en cas de faute intentionnelle de l’employeur que la victime peut exercer une action en responsabilité sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile et réclamer ainsi la réparation intégrale de son préjudice [2].

2. La « faute inexcusable », une conception jurisprudentielle large. La jurisprudence judiciaire s’est attachée à définir la notion de faute inexcusable. Selon la Cour de cassation, le manquement par l’employeur à son obligation de sécurité

« a le caractère de faute inexcusable au sens de l’article L452-1 du Code de la sécurité sociale, lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel exposé le salarié, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver » [3].

Ainsi, la faute inexcusable implique trois conditions cumulatives :
- la simple conscience du risque que l’employeur a eue ou aurait dû avoir, et non pas seulement la connaissance, compte tenu de son obligation de sécurité découlant du contrat de travail et d’évaluation des risques. D’après la jurisprudence, cette conscience du danger est celle que l’employeur doit ou aurait dû avoir in abstracto en tant que professionnel averti, compte tenu de ses connaissances, « de sa formation, de son expérience, son activité et de son organisation » et de ses obligations professionnelles [4] ;
- ne pas avoir anticipé sur le risque du dommage, en prenant les mesures préventives suffisantes, c’est à dire « toutes les mesures possibles pour préserver ses salariés du danger » [5] ;
- le lien de causalité entre le manquement de l’employeur et l’accident : pour obtenir les indemnisations complémentaires, il suffit que la faute inexcusable soit une des causes de la maladie ou de l’accident du travail [6]. En effet, il n’est pas nécessaire que la faute inexcusable imputable à l’employeur soit la cause déterminante de l’accident survenu au salarié. Il suffit simplement qu’elle en soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l’employeur soit mise en œuvre [7], et ce, même si d’autres fautes ont concouru à la survenance du dommage [8]. En ce sens, le juge judiciaire a décidé dans une affaire relative à un agent décédé que « cette relation de causalité directe peut être établie s’il résulte des éléments médicaux que la maladie professionnelle a joué un rôle certain dans le processus morbide ayant conduit au décès, et ce même si une seconde maladie a également joué ce rôle » [9].

Par exemple, la faute inexcusable de l’employeur a été reconnue à l’égard d’un agent décédé de sa maladie professionnelle causée par son exposition à des produits pétroliers (benzène) au motif que

« l’employeur avait conscience d’exposer ses salariés au risque représenté par le benzène et, d’autre part, qu’il n’a que tardivement manifesté sa volonté de mettre en place des mesures préventives utiles. Dès lors, il résulte de l’ensemble de ces éléments que l’employeur, compte tenu de son importance, de son activité et de son organisation, avait ou aurait dû avoir conscience du danger représenté par l’exposition au benzène et n’a pas pris les mesures nécessaires pour en préserver son salarié » [10].

La faute inexcusable est par ailleurs présumée dans deux cas :
- manque de formation à la sécurité renforcée prévue à l’article L4154-2 du Code du travail : « Les salariés titulaires d’un contrat de travail à durée déterminée et les salariés temporaires affectés à des postes de travail présentant des risques particuliers pour leur santé ou leur sécurité bénéficient d’une formation renforcée à la sécurité ainsi que d’un accueil et d’une information adaptés dans l’entreprise dans laquelle ils sont employés. La liste de ces postes de travail est établie par l’employeur, après avis du médecin du travail et du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail ou, à défaut, des délégués du personnel, s’il en existe. Elle est tenue à la disposition de l’inspecteur du travail » ;
- lorsque survient un accident dont le risque avait été signalé par les intéressés ou un membre du CHSCT à l’employeur au titre d l’article L4131-4 du Code du travail : « Le bénéfice de la faute inexcusable de l’employeur prévue à l’article L452-1 du Code de la sécurité sociale est de droit pour le ou les travailleurs qui seraient victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle alors qu’eux-mêmes ou un représentant du personnel au comité social et économique avaient signalé à l’employeur le risque qui s’est matérialisé ».

3. Le cas du harcèlement moral et faute inexcusable. En plus de leur protection physique, l’obligation de sécurité de résultat qui pèse sur l’employeur concerne également la protection des salariés contre le harcèlement moral ou la violence au travail.

Conformément à l’article L1152-1 du Code du travail, le harcèlement moral n’est répréhensible que si plusieurs conditions cumulatives sont réunies :
- les agissements de harcèlement moral sont répétés ;
- ces actes ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ;
- s’il est prouvé à l’aide de pièces justificatives valables ; une enquête doit aussi être ouverte par les responsables de ressources humaines ou l’employeur.

Lorsque les agissements de harcèlement sont le fait direct de l’employeur ou de l’un de ses collègues de travail, le salarié victime sera, bien évidemment, légitime à invoquer sa faute inexcusable pour bénéficier de l’indemnisation complémentaire sus-évoquée.

A cet égard, en matière de harcèlement moral constitutif d’une faute inexcusable, la jurisprudence de la Cour de cassation fait preuve d’une particulière sévérité.

Elle a ainsi affirmé que l’employeur

« tenu d’une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité manque à cette obligation lorsqu’un salarié est victime, sur le lieu de travail, d’agissements de harcèlement moral ou sexuel ou de violences physiques ou morales exercés par l’un ou l’autre de ses salariés, quand bien même il aurait pris des mesures en vue de faire cesser ces agissements » [11]. L’obligation de prévention est donc quasi-absolue.

En effet, même si l’employeur prend des « mesures conservatrices et protectrices » destinées à permettre à la salariée de poursuivre son activité professionnelle en toute sérénité et sécurité et ainsi faire cesser ces agissements, la responsabilité de l’employeur est engagée sur le fondement du non-respect de l’obligation de résultat de protection de la santé et de sécurité des travailleurs, même si l’employeur n’est pas resté inerte face aux agissements de harcèlement et a même mis fin à ces agissements. En d’autres termes, l’employeur doit donc éviter la réalisation du harcèlement moral.

Néanmoins, il n’est pas impossible que l’employeur n’ait pas été informé des actes de harcèlement, ou que ces derniers aient été minutieusement dissimulés. Dans cette hypothèse, il appartiendra au juge d’apprécier les faits au regard de la possible connaissance ou non du danger dans le contexte rapporté, ce dernier pouvant se satisfaire d’un faisceau d’indices (une soudaine dégradation de la qualité du travail du salarié sans explication apparente, des troubles comportementaux, la multiplication des arrêts de travail, etc) permettant de supposer que l’employeur aurait dû avoir conscience du danger encouru par le salarié.

Par suite, la Cour de cassation, au nom de l’obligation de sécurité, a élargi la notion d’accident du travail à un cas de suicide d’un salarié. Dans ce cas, pour qualifier le suicide de faute inexcusable, le juge judiciaire se livre à une appréciation in concreto des faits.

Elle prend en compte par exemple :
- Le fait que ce salarié, dès son arrivée au sein de la direction, avait rencontré de graves difficultés pour assurer des fonctions pour lesquelles il n’avait pas les connaissances requises ;
- L’équipe en place n’avait pu assurer la formation prévue en raison du départ précipité de la personne chargée de la dispenser ;
- Cette situation avait provoqué chez le salarié un profond désarroi se traduisant par des échanges de courriels avec les membres de son équipe et son supérieur hiérarchique dans lesquels il sollicitait l’aide nécessaire pour effectuer les missions confiées dans les délais impartis ;
- Cette situation avait entraîné son hospitalisation pendant 15 jours pour des troubles dépressifs sévères ;
- Les supérieurs hiérarchiques du salarié n’avaient jamais réellement recherché à améliorer ses conditions de travail ;
- La société avait où aurait dû avoir conscience des risques psychosociaux auquel était soumis ses salariés depuis la réorganisation du service en 2008, du fait de signaux d’alerte anciens, durables et significatifs mis en évidence dans un rapport d’expertise ;
- La Société avait été alertée par le médecin du travail sur la situation particulière de Monsieur S. qui se trouvait dans un état fragilisé sur le plan psychologique alors qu’il avait repris son travail à mi-temps thérapeutique.

Ces motifs mettent en évidence que les risques psychosociaux peuvent avoir une origine à la fois individuelle et collective. En d’autres termes, ils peuvent être imputables à un responsable hiérarchique mais aussi à une organisation du travail.

Néanmoins, le suicide (ou la tentative de suicide) du salarié n’est pas systématiquement qualifié de faute inexcusable.

Ainsi, ne constitue pas une faute inexcusable la tentative de suicide du salarié consécutive à un entretien avec le DRH et le directeur technique de la société aux fins de lui remettre une convocation à un entretien préalable au licenciement, sans qu’il soit pour autant démontré que l’employeur ait eu un comportement humiliant, violent ou vexatoire à l’égard du salarié [12].

4. La charge de la preuve. Même s’il s’agit d’une obligation de résultat, il incombe à la victime de rapporter la preuve que l’employeur qui avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, n’a pas effectué les diligences nécessaires pour l’en protéger [13].

Cette preuve peut être apportée par tout moyen. Par exception, l’existence de la faute inexcusable est présumée établie dans les deux cas cités précédemment [14].

5. L’exonération de la responsabilité de l’employeur. L’employeur peut contester l’origine professionnelle de la maladie au titre de laquelle il est poursuivi en reconnaissance de sa faute inexcusable, cette prétention devant être examinée préalablement à celle relative à la faute inexcusable puisqu’elle subordonne l’action en reconnaissance de la faute inexcusable.

Par ailleurs, si l’origine professionnelle de la maladie de l’agent est établie, l’obligation de sécurité pesant sur l’employeur à l’égard de son salarié ne devrait en principe être écartée, s’agissant d’une obligation de résultat, qu’en cas de force de force majeure.

En outre, l’employeur peut s’exonérer de sa responsabilité s’il rapporte la preuve que cette affection doit être imputée aux conditions de travail de l’assuré au sein des entreprises précédentes.

De même, en dépit de son obligation « de résultat », l’employeur n’est pas responsable d’un accident ou d’une maladie s’il n’est pas démontré qu’il aurait failli dans l’évaluation et la prévention du risque. De surcroît, par un arrêt « Air France » du 25 novembre 2015, la chambre sociale de la Cour de cassation a infléchi sa jurisprudence relative à l’obligation de sécurité de résultat.

Ainsi, l’obligation de sécurité s’inscrit bien dans une optique de prévention qui s’étend potentiellement à tous les risques mais elle n’a pas pour autant vocation à permettre d’engager la responsabilité de l’employeur chaque fois que la santé du travailleur est menacée ou altérée.

Il découle de ce récent arrêt que la loi n’impose pas à l’employeur de supprimer totalement les risques mais de prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».

Ces mesures comprennent « 1° Des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail ; 2° Des actions d’information et de formation ; 3° La mise en place d’une organisation et de moyens adaptés ». Enfin, « l’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes » [15].

L’employeur peut démontrer avoir pris toutes les mesures de prévention exigées de lui par le Code du travail, ce qui ramène son devoir à celui d’une obligation légale de moyens renforcée.

L’approche maximaliste de l’obligation de sécurité de résultat a vécu et l’on ne saurait que s’en réjouir tant il est vrai qu’à vouloir se focaliser sur le résultat, on occulte abusivement les limites des moyens de prévention dont dispose l’employeur.

6. Procédure et juridiction compétente. La reconnaissance de la faute inexcusable implique pour le salarié de saisir la CPAM dans un délai de prescription de 2 ans [16], laquelle organisera une tentative de conciliation sur cette reconnaissance par l’employeur.

En cas d’échec de cette conciliation le salarié doit saisir, à peine de prescription, le pôle social du tribunal judiciaire dans un délai de 2 ans de la notification de l’échec de la conciliation [17].

7. La faute inexcusable implique la reconnaissance par la CPAM du caractère professionnel de la maladie ou de l’accident soit professionnel.

Pour les maladies, il existe une présomption de cause professionnelle, pour celles désignées limitativement dans des tableaux publiés dans le Code de la Sécurité Sociale.

A défaut, la CPAM doit demander l’avis d’un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles en application de l’article L461-1 al 5 du Code la Sécurité Sociale.

Par un arrêt du 22 novembre 2021, la Cour de cassation [18] a cassé un arrêt de cour d’appel ayant jugé que la maladie consécutive à des souffrances morales au travail, trouvait sa cause dans la faute inexcusable de l’employeur, alors que celles-ci n’étaient désignées dans les tableaux des maladies professionnelles et que la CPAM n’avait pas sollicité l’avis d’un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelle.

8. Lorsque la faute inexcusable est reconnue, la CPAM dispose d’une action contre l’employeur en remboursement de l’indemnisation complémentaire qu’elle a versée au salarié en conséquence de la cette faute.

Lorsque l’employeur est assuré, elle dispose également d’une action directe contre son assureur.

Par un arrêt du 10 novembre 2021, la Cour de cassation [19] a jugé que l’action récursoire de la caisse d’assurance maladie à l’encontre de l’employeur se prescrit par cinq ans, en application de l’article 2224 du Code civil.

Selon cet arrêt, l’action de la CPAM contre l’employeur n’est pas une action subrogatoire dans les droits du salarié, mais une action récursoire. Le délai de prescription n’est donc pas de deux ans comme celle du salarié contre la CPAM, mais celui de droit commun de l’article 2224 du Code civil, en l’absence de texte spécifique.

Sur le délai de prescription de son action directe contre l’assureur de l’employeur, la Cour de cassation a jugé que celle-ci « se prescrit par le même délai et ne peut être exercée contre l’assureur, au delà de ce délai, que tant que celui-ci reste exposé au recours de son assuré » ; suivant ainsi sa jurisprudence sur l’action directe [20].

SCP GOBERT ASSOCIES PION - JERVOLINO - BAYLOT - MORABITO Avocats Associés www.gobert-associes.fr Mail : [->fmorabito@gobert-associes.com] Tel : 04 91 54 73 51

[1Conseil constitutionnel, 18 juin 2010, n°2010-8 QPC.

[2CSS, art. L452-5, Riom, 25 oct. 2005, RG n° 05/00148.

[3Cass. Soc. 28 février 2002 n°00-11.793, 99-18.390 ; Cass. Soc. 11 avril 2002 n°00-16.535 ; Cass. Chambre civ. 2ème 27 janvier 2022 n° 20-10.646.

[4TJ Marseille, n°22/01021, 28 février 2022.

[5Cass. 2ème civ. 22 septembre 2011, n°10-24.116.

[6Cass. Ass. Plén. 24 juin 2005 n°03-30.038.

[7Soc., 31 octobre 2002, n° 01-20.445.

[8Civ. 2e, 12 juill. 2007, n° 06-16.748.

[9TJ Marseille, n°22/01021, 28 février 2022.

[10TJ Marseille, n°22/01021, 28 février 2022.

[11Cour de cassation, 11 mars 2015, n° 13-18.603.

[12Cass. 2e civ. 31-5-2012, n° 11-18.614.

[13Civ. 2e, 14 déc. 2004, n° 03-30.208.

[14Article L4154-2 du Code du travail ; article L4131-4 du Code du travail.

[15Article L4121-1 du Code du travail.

[16Article L431-2 du Code de la Sécurité sociale.

[17Cass. Chambre civ. 2ème 10 décembre 2009 n°08-21.969.

[18Civile 2ème n° 20-16.003.

[19Civile 2ème n°20-15.732 Dalloz Actualité du 8 décembre 2021.

[20Notamment de la 3ème chambre civile du 20 octobre 2021 n°20-21.129.