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Ouvrage public mal implanté : à la recherche d’une régularisation. Par Mathilde Le Guen, Avocate et Virginie Collet, Etudiante.
Parution : lundi 31 octobre 2022
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"Ouvrage public mal implanté : à la recherche d’une régularisation" : telle est l’adage qui guide la jurisprudence administrative aujourd’hui, tel que le confirme un arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Nantes du 21 février 2020 [1].

Au cas d’espèce, un couple propriétaire d’une maison d’habitation a saisi la société ERDF (désormais dénommée Enedis) par différents courriers et mises en demeure tendant au déplacement de lignes électriques surplombant leur maison.

Ils estimaient que lesdites lignes avaient été installées irrégulièrement et sans leur accord préalable.

Leurs demandes ayant été rejetées, le couple a été contraint de saisir la juridiction administrative aux fins d’obtenir notamment leur déplacement, outre l’indemnisation des préjudices qu’ils estimaient avoir subis.

Par l’arrêt susvisé du 21 février 2020, la Cour Administrative d’Appel a fait partiellement droit à leurs demandes.

Cet arrêt présente un intérêts à plusieurs égards.

Tout d’abord, il nous rappelle la compétence exclusive du juge administratif en matière d’ouvrages public [2] et son office en tant que juge du plein contentieux.

Sur ce dernier point, la Cour reprend la solution dégagée par le Conseil d’Etat en 2019 [3].

En la matière, le juge est en effet amené apprécier la situation de droit ou de fait à la date à laquelle il statue afin de déterminer les conséquences concrètes de cette irrégularité.

Il s’en suit que la jurisprudence administrative qui a autrefois consacré le principe d’intangibilité de l’ouvrage public connait désormais un certain assouplissement [4].

Concrètement, statuant sur la régularité de l’implantation d’un ouvrage public, c’est un raisonnement en deux temps auquel il est procédé par le juge :

Au préalable, celui-ci va tout d’abord rechercher si eu égard à la nature de l’irrégularité, une régularisation appropriée est possible.

Ensuite, et à défaut de régularisation possible, il devra mettre en balance :
- les inconvénients que la présence de l’ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence, notamment, le cas échéant, pour le propriétaire du terrain d’assiette de l’ouvrage ;
- les conséquences de la démolition pour l’intérêt général.

En rapprochant ces éléments, le juge sera amené à apprécier si la démolition n’est pas de nature à entrainer une atteinte excessive à l’intérêt général.

L’on rappellera que ces conditions très strictes de démolition de l’ouvrage public mal implanté sont justifiées par le principe invariable de l’intangibilité de l’ouvrage public.

Au cas d’espèce, la Cour a confirmé que l’ouvrage avait été implanté irrégulièrement à défaut de procédure idoine (procédure de déclaration d’utilité publique mentionnée à l’article L. 323-4 du code de l’énergie), de convention de servitude, ou encore acquisition amiable.

Cela étant, considérant que « le maintien en place de l’ouvrage public litigieux, dont la présence ne présente en soi pas d’obstacle ou d’inconvénient majeur » et qu’une régularisation apparaissait de ce fait envisageable, la Cour a finalement rejeté les conclusions des exposants tendant à ce qu’il soit enjoint à la société Enedis de procéder au déplacement de cet ouvrage.

Autrement dit, les inconvénients liés à la présence de l’ouvrage ne sont pas considérés ici comme étant insurmontables.

Du reste, la Cour fait partiellement droit aux conclusions indemnitaires des requérants, relevant notamment que « le passage au-dessus de la propriété de la ligne électrique ne peut être à l’origine d’aucune perte affectant la valeur vénale du bien ».

En revanche, le préjudice moral est indemnisé du fait des multiples démarches et tracas que cette situation à occasionnée.

En conclusion, cet arrêt confirme en substance le principe de l’intangibilité de l’ouvrage public.

Enfin, les assouplissements sont à relativiser dans la mesure où le recul progressif du principe de l’intangibilité de l’ouvrage public trouve sa limite dans le bilan avantage/inconvénient qui mène rarement à considérer qu’une atteinte excessive à l’intérêt général est caractérisée. [5].

En pratique, pour le requérant, se pose réellement la question de l’intérêt d’une telle procédure en présence d’un ouvrage irrégulièrement implanté, hormis l’obtention d’un cadre juridique de la situation d’empiètement ainsi qu’une éventuelle indemnité (au demeurant difficilement chiffrable).

Cette solution a vocation à perdurer tant que la « tangibilité » restera encadrée et soumise à des conditions restrictives.

C’est d’ailleurs l’apport de l’arrêt rendu quelques jours après notre espèce par le Conseil d’État qui censure un arrêt de cour administrative d’appel en rappelant qu’il appartient de vérifier – avant toute chose - que l’ouvrage public mal implanté ne peut pas bénéficier d’une « régularisation appropriée » [6].

Mathilde Le Guen - Avocate Associée Barreau de Rennes Cabinet Via Avocats et Virginie Collet Titulaire d'un Master 2 Juriste conseil de l’action publique

[1N°17NT03861.

[2Cour Administrative d’Appel de Marseille, 2ème chambre - formation à 3, 09/04/2015, n°13MA03359.

[3Conseil d’Etat, 29 novembre 2019, n°410689.

[4Conseil d’Etat, 19 avril 1991, n° 78275.

[5Conseil d’Etat, 20 mai 2011, n° 325552.

[6Conseil d’Etat, 28 février 2020, n°425743.