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Chroniques de l’Observatoire de l’Éthique Publique (2/3) : Ethique, Déontologie et secteur public.
Parution : mercredi 2 août 2023
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Pour nourrir sa rubrique "Déontologies", le Village de la Justice a souhaité interroger l’Observatoire de l’éthique publique sur cette notion de déontologie et un de ses corolaires, l’éthique.
Après une première chronique dédiée à une approche généraliste sur les liens entre les notions d’éthique, de déontologie et de transparence, Jean-François Kerléo, Vice Président de l’observatoire et Professeur de droit public, se concentre ici sur l’éthique dans le secteur public : pourquoi les acteurs publics doivent-ils s’en préoccuper ? quels sont les "grands" sujets de déontologie/éthique qui agitent le secteur public actuellement ?
(Retrouvez les chroniques 1 et 3 en "articles liés" tout de suite à gauche ).

Déontologie et éthique pour les acteurs publics : des enjeux différents.

Au regard des définitions préalablement posées (Voir la 1ère chronique), les enjeux de l’éthique et de la déontologie ne sont pas comparables pour les acteurs publics. On se concentrera ici sur la déontologie, mais l’on se permet quelques mots sur l’éthique. Précisons en effet que les acteurs publics doivent en apprécier les contours avant toute réforme sur une sujet sensible. Il convient de comprendre l’état de l’opinion et les valeurs en jeu au sein d’une société, d’en mesurer les grandes orientations et les rapports de forces avant de prendre position en faveur de l’euthanasie, du clonage, du mariage de personnes de même sexe, de l’utilisation de la reconnaissance faciale, de la vidéoprotection, etc. L’intérêt général sera d’autant plus facilement admis à propos d’une décision politique qu’elle correspondra aux attentes sociales et enregistrera l’évolution des valeurs d’une société.

Jean-François Kerléo

Se comprenant comme l’ensemble des droits et devoirs attachés à l’exercice d’une profession, la déontologie intervient sur un tout autre plan, même si les principes qu’elle comporte visent aussi à assurer le lien entre pouvoir et éthique. Autrement dit, les valeurs d’une société seront protégées si les acteurs publics respectent les devoirs qui leur incombent, et au premier chef ceux d’impartialité, d’indépendance et d’objectivité. Une délibération municipale ne sera pas garante de l’intérêt général si l’élu qui y participe a des intérêts personnels dans l’affaire en cause : octroi d’une subvention à sa propre association, attribution d’un marché à son entreprise ou à son (ancien) employeur, modification du PLU pour satisfaire les intérêts économiques d’un membre de sa famille, etc.
À l’inverse, les obligations déontologiques d’une profession dépendent aussi de l’éthique présente au sein de la société. Toute société possède des déterminants culturels qui façonnent la conception que l’on se fait des élus et des fonctionnaires. Les États ne possèdent pas une approche identique du risque de conflit d’intérêts, du pantouflage, et même au sein de notre ordre juridique, les bonnes pratiques en matière de déport varient d’une collectivité territoriale à l’autre.

« La déontologie est l’art de se poser les bonnes questions avant qu’il ne soit trop tard. »

L’objectif principal reste, toutefois, la lutte contre la corruption en assurant la probité des acteurs publics et, par voie de conséquence, la confiance des citoyens. La création d’obligations déontologiques permet, dans un premier temps, de faire prendre conscience aux responsables publics des enjeux et risques liés à leur situation, et donc de les amener à se poser des questions qu’un certain automatisme dans l’exécution des fonctions conduit à évacuer. En remplissant sa déclaration d’intérêts, l’élu peut ainsi s’apercevoir que ses opinions peuvent être biaisées en raison de la détention de certains intérêts financiers ou de ses liens avec certaines structures économiques ou associatives. La déontologie est l’art de se poser les bonnes questions avant qu’il ne soit trop tard, pour reprendre les propos de Christian Vigouroux, auxquels on pourrait ajouter qu’il s’agit aussi de l’art de trouver les réponses suffisamment tôt.

La déontologie au cœur de la porosité entre sphère publique et sphère privée.

Parmi les enjeux de la déontologie résident les risques de plus en plus nombreux découlant de la porosité entre les sphères publique et privée qui se manifestent notamment par le pantouflage des ministres, membres de cabinets ministériels et fonctionnaires, la place croissante du lobbying, le recours aux financements privés, etc. L’une des dernières illustrations de ce brouillage public-privé résulte de la question de l’externalisation de prestations de conseil à des cabinets étrangers qui installe, au cœur de l’action publique, une influence opaque et incontrôlée d’acteurs privés sur les politiques publiques.

Or, les liens qui se sont noués au plus haut sommet de l’État procèdent, dans certains cas, de situations de pantouflage ou de rétro-pantouflage, ce que l’on appelle les revolving door, c’est-à-dire d’allers-retours entre autorités publiques et privées de la part de fonctionnaires et de membres de ces cabinets. Cela crée des situations de conflits d’intérêts favorables au recours à cette externalisation, de surcroît en faveur d’une poignée de cabinets de conseils.

« Cette question de la porosité est primordiale dans la fabrication de l’intérêt général. »

Or, cette question de la porosité est primordiale dans la fabrication de l’intérêt général. Une loi ou un acte réglementaire ne devrait pas prétendre le représenter lorsqu’il/elle est le fruit d’un conflit d’intérêts ou de l’influence opaque d’un représentant d’intérêts, l’expression d’une volonté partiale et dépendante d’intérêts particuliers. De ce point de vue, la déontologie doit garantir que toute décision résulte d’un débat pluraliste au cours duquel les protagonistes expriment publiquement leurs influences ou se rendent disponibles aux arguments opposés, l’incapacité intellectuelle préalable à adhérer à une nouvelle opinion exigeant d’eux la plus grande transparence ou le déport.

Dans un autre registre, la distinction entre vie publique et vie privée s’est aussi brouillée avec le développement des réseaux sociaux. Or, un tel phénomène contribue à bouleverser nombre de principes déontologiques qui s’imposent aux fonctionnaires et agents publics, y compris dans leur vie personnelle. Qu’il s’agisse du secret et de la discrétion professionnels ou du devoir de réserve, les agents y sont soumis dans l’exercice de leur activité comme dans leur vie privée et, à ce titre, ne peuvent exprimer leur mécontentement envers leur hiérarchie sur les réseaux sociaux, ni divulguer des informations sur l’organisation de leur service ou les usagers du service public. De telles restrictions s’avèrent de plus en plus difficile à respecter dans un contexte où les réseaux n’incitent pas à la retenue ni à l’ascétisme verbal, et pourtant le risque de sanction disciplinaire est élevé.

Dans la plupart des cas, la logique préventive de la déontologie permet d’éviter la réalisation d’une infraction, au premier chef celles de prise illégale d’intérêts, de favoritisme, mais aussi le risque de sanction disciplinaire ou encore l’annulation d’un acte administratif sur le fondement du conseiller intéressé (art. L. 2131-11 du CGCT). Si l’application des exigences de la notion de conflit d’intérêts est, en pratique, d’une grande subtilité, les responsables publics doivent s’appuyer sur leurs autorités déontologiques pour apprécier les risques liés à leur situation, d’où la nécessité de renforcer leur rôle en nommant une personnalité experte, indépendante des services concernés, sans pour autant recourir à l’externalisation.

Jean-François Kerléo Professeur de droit public Aix-Marseille Université, Membre junior de l’Institut Universitaire de France, Vice-président de l’Observatoire de l’éthique publique.