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Exclusion de la qualification d’attroupements en cas de préméditation d’une action collective. Par Anne-Margaux Halpern, Avocat.
Parution : lundi 7 novembre 2022
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Par un arrêt du 28 octobre 2022 (req. n°451659), le Conseil d’Etat s’est inscrit dans le prolongement de sa jurisprudence de 2016 relative aux violences urbaines [1].

Plus précisément, il a confirmé les conditions de mise en œuvre de la responsabilité sans faute de l’Etat du fait des attroupements en opposant la préméditation des actes à la qualification d’attroupements au sens de l’article L211-10 du Code de la sécurité intérieure.

Le Conseil d’Etat rappelle ainsi que les dommages nés d’une action préméditée, organisée par un groupe structuré à seule fin de les commettre ne constituent pas le fait d’un attroupement.

1/ Rappel des faits.

Dans cet arrêt, la société Sanef, concessionnaire de l’autoroute A1, a demandé à l’Etat, sur le fondement de l’article L211-10 du Code de la sécurité intérieure, la réparation des dommages qu’elle a subis du fait d’une interruption de la circulation sur cette autoroute dans la nuit du 28 au 29 août 2015, provoquée par une barricade de pneus enflammés et autres objets volés mise en place par des personnes qui cherchaient à obtenir l’extraction temporaire de détention pénitentiaire d’un de leurs proches afin qu’il puisse assister à une cérémonie d’obsèques.

Par un jugement du 14 mai 2019, le tribunal administratif a rejeté sa demande. La Sanef a interjeté appel du jugement. Par un arrêt du 9 février 2021, la cour administrative d’appel de Douai a annulé le jugement et condamné l’Etat à verser à la société Sanef la somme de 435 757,45 euros.

L’Etat a saisi le Conseil d’Etat d’un pourvoi en cassation.

Dans un premier temps, le Conseil d’Etat a rappelé que conformément aux dispositions de l’article L211-10 du Code de la sécurité intérieure : « L’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens ». Il a considéré qu’en jugeant que les actes délictuels commis sur l’autoroute devaient être regardés comme étant le fait d’un attroupement ou rassemblement au sens des dispositions de cet article, alors qu’ils ne procédaient pas d’une action spontanée dans le cadre ou le prolongement d’un attroupement ou rassemblement mais d’une action préméditée, organisée par un groupe structuré à seule fin de les commettre, la cour administrative d’appel avait inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

Dans un second temps, le Conseil d’Etat a réglé l’affaire au fond en application des dispositions de l’article L821-2 du Code de justice administrative.

Il s’est intéressé à l’objectif poursuivi par le groupement. Après avoir rappelé que l’interruption de la circulation sur l’autoroute A1 avait été organisée dans le seul but de permettre à une personne en détention d’assister à des obsèques, il en a conclu que l’évènement avait été prémédité ; ce qui faisait obstacle à la qualification d’attroupement.

Le Conseil d’Etat a annulé l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Douai et confirmé le jugement ayant rejeté la demande indemnitaire de la Sanef.

2/ Analyse de cette décision.

Le Conseil d’Etat confirme l’application stricte des dispositions de l’article L211-10 du Code de la sécurité intérieure.

Une telle analyse ne surprend pas.

En effet, dans trois arrêts du 30 décembre 2016 (n° 389835, 389837 et 389838), le Conseil d’Etat avait déjà jugé que la responsabilité sans faute de l’Etat du fait des attroupements ne pouvait être mise en œuvre lorsque les attroupements étaient constitués de groupes structurés dont les actions étaient préméditées.

Dans les arrêts du 30 décembre 2016, le Conseil d’Etat avait considéré qu’un groupe constitué en vue d’organiser un blocage sur la voie publique, à des fins sociales, ne pouvait être considéré comme un attroupement, au sens du Code la sécurité intérieure :

« 3. Considérant, en premier lieu, qu’aux termes du premier alinéa de l’article L2216-3 du Code général des collectivités territoriales, applicable au litige porté devant les juges du fond et désormais repris à l’article L211-10 du Code de la sécurité intérieure : « L’État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens » ; que la cour administrative d’appel a retenu, par une appréciation souveraine des faits qui lui étaient soumis, que les moyens matériels mis en œuvre pour réaliser le blocage de la plate-forme d’approvisionnement révélaient une action préméditée, organisée par un groupe structuré ; qu’en jugeant qu’un groupe qui s’était constitué et organisé à seule fin de commettre le délit d’entrave à la circulation puni par l’article L412-1 du Code de la route ne pouvait être regardé comme un attroupement ou un rassemblement au sens des dispositions législatives précitées, la cour n’a pas commis d’erreur de qualification juridique ;
4. Considérant, en deuxième lieu, qu’en jugeant que les sociétés requérantes n’établissaient pas que l’absence d’intervention des forces de l’ordre lors du blocage de la plateforme constituait une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’État, la cour n’a pas inversé la charge de la preuve ni, eu égard au risque d’aggravation des troubles à l’ordre public qui aurait pu résulter d’une telle intervention, entaché son arrêt d’une erreur de qualification juridique ;
5. Considérant, enfin, qu’il ressort des pièces soumises aux juges du fond que le blocage de la plate-forme d’approvisionnement en cause s’inscrivait dans un ensemble de manifestations et actions de même nature déclenchées par les producteurs laitiers en mai et juin 2009 sur tout le territoire métropolitain et visant de nombreuses entreprises de la grande distribution, qui ont conduit au blocage d’une quarantaine de plate-formes similaires et empêché l’approvisionnement d’un grand nombre de commerces de la grande distribution ; que les sociétés requérantes ne produisaient devant les juges du fond aucun élément de nature à établir qu’elles auraient subi, du fait de la non-intervention des forces de l’ordre, un préjudice différent de celui qu’ont subi les autres entreprises de la grande distribution et d’une gravité significativement plus élevée ; qu’en retenant au vu de ces éléments l’absence de préjudice anormal et spécial ouvrant droit à réparation au titre d’une rupture d’égalité devant les charges publiques, la cour n’a pas commis d’erreur de qualification juridique (...)
 ».

C’est l’organisation et la préméditation qui ont conduit à exclure la qualification d’attroupement [2].

Ces jurisprudences sont à opposer à la jurisprudence rendue à propos d’attroupement, né spontanément à la suite de la survenance d’un évènement.

A titre d’exemple, dans l’arrêt du 30 décembre 2016 (req. n°386536), deux adolescents avaient péri à la suite de la collision entre leur mini-moto et une voiture de police, le 26 novembre 2007. Pendant l’intervention des secours, des habitants du quartier s’étaient regroupés et avaient pris à parti les forces de l’ordre pour in fine s’attaquer aux commerces situés à proximité de la caserne des sapeurs-pompiers où avaient été transportés les corps des victimes. C’est dans ce cadre-là que le garage automobile de la société Petillon avait été incendié. Par un jugement en date du 5 avril 2012, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise avait rejeté la demande de la société Covea Risk, assureur subrogé dans les droits de l’exploitant de la société Petillon, tendant à la mise en cause de la responsabilité sans faute de l’État. Saisie en appel du litige, la cour administrative d’appel de Versailles avait confirmé le jugement. La société Covea Risk avait formé un pourvoi en cassation.

Le Conseil d’État a cassé l’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles après avoir relevé que la Cour avait fait une erreur de qualification juridique en relevant que l’incendie avait été déclenché par des personnes qui s’étaient spontanément regroupées afin de témoigner leur émotion après le décès des deux adolescents :

« 3. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, le 26 novembre 2007, vers 17 heures, deux adolescents ont péri à la suite d’une collision entre leur mini-moto et un véhicule de police, à Villiers-le-Bel ; que pendant l’intervention des secours, une foule très hostile d’habitants du quartier s’est regroupée sur les lieux de l’accident et a pris à parti les forces de police ; que plusieurs centaines de personnes se sont ensuite dirigées vers la caserne des sapeurs-pompiers, où les corps des adolescents avaient été déposés, avant de redescendre l’avenue des Erables et de s’attaquer aux commerces situés à proximité, parmi lesquels le garage de la société Petillon, qui a été incendié vers 19 heures ; que si la cour administrative d’appel a pu relever, par une appréciation souveraine des faits qui lui étaient soumis, d’une part, que les auteurs des dégradations avaient utilisé des moyens de communication ainsi que des cocktails Molotov et des battes de base-ball et qu’ils avaient formé des groupes mobiles, d’autre part, qu’un restaurant de la même commune avait fait l’objet d’une attaque une heure avant le décès des deux adolescents, elle a commis une erreur de qualification juridique en déduisant de ces éléments que l’incendie n’était pas le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement au sens des dispositions précitées de l’article L2216-3 du Code général des collectivités territoriales, dès lors qu’il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis que cet incendie avait été provoqué par des personnes qui étaient au nombre de celles qui s’étaient spontanément rassemblées, peu de temps auparavant, pour manifester leur émotion après le décès des deux adolescents et que, par ailleurs, l’attaque du restaurant était sans rapport avec cette manifestation ; que, par suite, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi, son arrêt doit être annulé (...) ».

3/ Conclusion.

L’arrêt du 28 octobre 2022 vient ainsi conforter la distinction existant entre d’une part, le régime applicable aux dommages engendrés par des groupements constitués de manière spontanée et favorable aux victimes, et d’autre part, le régime plus sévère applicable aux dommages causés par des groupements pour-suivant un objectif précis ou une revendication professionnelle ou sociale. Dans cette dernière hypothèse, les victimes peuvent prétendre à la réparation de leur préjudice sous réserve de démontrer que :
- soit l’abstention des forces de l’ordre a été fautive et de nature à justifier la mise en œuvre de la responsabilité pour faute de l’État ;
- soit l’existence d’un préjudice anormal et spécial par rapport aux préjudices subis par les voisins de nature à justifier la mise en œuvre de la responsabilité sans faute de l’État pour rupture d’égalité devant les charges publiques.

Dans la très grande majorité des cas, les conséquences des dommages sont supportées par les compagnies d’assurances.

Face à l’augmentation des « violences urbaines », le Conseil d’Etat adopte ainsi une position stricte de la notion d’action préméditée, ce qui a pour conséquence d’exclure toute action collective, préméditée et organisée du champ de l’article L211-10 du Code de la sécurité intérieure.

Anne-Margaux Halpern Avocat au Barreau de Lyon Droit public des affaires

[1CE, 30 décembre 2016, n° 389835 ; CE, 30 décembre 2016, n° 389837 et CE, 30 décembre 2016, n° 389838.

[2CAA Bordeaux, 27 oct. 2015, n° 14BX00797, n° 14BX00796, n° 14BX00476 ; CAA Marseille, 12 juin 2015, n° 13MA04587.