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Liaison du contentieux (diffamation) et mise en oeuvre de la voie pénale. Par Mario Gheza, Etudiant.
Parution : mercredi 15 février 2023
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La Cour européenne des droits de l’Momme s’est prononcée le 18 octobre 2022 sur une affaire concernant la publication de plusieurs articles dans un quotidien espagnol ayant possiblement porté atteinte à la réputation d’un homme politique. La décision "Mas Gavarro c. Espagne" (requête n°26111/15) mérite une attention particulière, car en refusant de juger recevable la requête du requérant, la Cour démontre une nouvelle fois ses préférences quant aux choix procéduraux internes en termes de diffamation et injure.

« La fatalité veut qu’on prenne toujours les bonnes résolutions trop tard » écrivait Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray. Les juges de la Cour européenne des droits de l’homme ont semble-t-il souhaité inculquer ce précepte à M. Artur Mas Gavarro lors du jugement « Mas Gavarro c. Espagne » (requête n°26111/15) en date du 18 octobre 2022.

En sa troisième section, la chambre de la CEDH a jugé que Monsieur M. G. a empêché une éventuelle réparation de ses droits en limitant son action à un recours pénal et en ne recourant pas aux procédures civiles qui étaient à sa disposition.

Croisant les domaines tels que l’atteinte à la réputation, la règle procédurale « Electa una via non dater recursus ad alteram » et le respect de la vie privée, cette décision mérite quelques commentaires.

Monsieur M. G. est un ressortissant espagnol, président du gouvernement de la communauté autonome de la Catalogne entre 2010 et 2016. En pleine période électorale pour la présidence de ladite communauté, le quotidien « El Mundo » publia deux articles le 16 novembre 2012, attribuant à M. Mas la possession de comptes bancaires à l’étranger supposément alimentés par des pots-de-vin. L’article se basait sur un supposé projet de rapport de police envoyé au journaliste, destiné à une procédure judiciaire relative à un présumé financement illégal du parti politique de M. Mas.

Les jours suivants, la division des enquêtes criminelles de la police catalane et le juge d’instruction chargé de l’enquête dans l’affaire du financement illégal, démentirent les affirmations contenues dans les articles ainsi que l’existence du rapport sur lequel les journalistes d’El Mundo se sont appuyés. Après enquête, le rapport à l’origine des articles litigieux s’avéra être un faux document. Même si certains correctifs furent publiés par El Mundo, Monsieur M. porta plainte pour injures et calomnies contre les journalistes auteurs de l’article et subsidiairement contre l’éditrice du journal, le 19 novembre 2022.

Le 22 octobre 2013, le juge prononça un non-lieu définitif et classa l’affaire, au motif que les faits ne revêtaient pas le caractère d’une infraction pénale. M. Mas fit appel de cette décision, en vain. Alors, Monsieur M. forma un recours « d’amparo » devant le Tribunal constitutionnel, qui déclara le recours irrecevable pour absence manifeste de la violation du droit à l’honneur, susceptible d’être protégé dans le cadre de ce recours.

M. Mas a introduit une requête auprès de la CEDH le 16 mai 2015, invoquant la violation de l’article 8 de la Convention européenne relatif au droit au respect de la vie privée et familiale, au motif de l’inactivité de l’Etat sur l’enquête réalisée après la publication des articles.

Plusieurs moyens furent invoqués lors de cette affaire, à commencer par le caractère recevable ou non de la requête devant la CEDH. Alors que le Gouvernement espagnol estimait que l’article 8 de la Convention sur lequel s’appuyait le requérant ne protégeait pas la réputation d’un homme politique dans sa vie publique, M. Mas soutenait que le droit à la protection de réputation personnelle pouvait était protégée par ledit article.

La Cour a jugé d’une part, que la protection de la réputation est un droit qui relève du champ d’application de l’article 8§1 de la Convention, à l’instar de la décision « White c. Suède » du 21 septembre 2004 (n°42435/02) et d’autre part, que l’atteinte à la réputation et à l’honneur du requérant était suffisamment grave pour que la requête soit jugée recevable.

Bien que cette réponse introductive semblait de bonne augure pour Monsieur M., le reste de la logique adoptée par la CEDH fut d’une toute autre mesure.

La législation nationale espagnole, en son article 208 du Code pénal, dispose que :

« Seule est constitutive d’un délit l’injure qui, par sa nature, ses effets et son contexte, est communément considérée comme étant grave.
L’injure qui consiste à imputer des faits à une personne n’est pas considérée comme grave, à moins que son auteur l’ait proféré en sachant que la personne en question n’a pas commis les faits ou au mépris flagrant de la vérité
 ».

Les lois organiques espagnoles du 5 mai 1982 et du 26 mars 1984 quant à elles, permettent deux procédures civiles en cas d’atteinte à l’honneur et à la vie privée, à savoir, exercer un recours en rectification des informations litigieuses (Article 1er de la loi 2/1984) et intenter une procédure préférentielle de protection du droit à l’honneur pour obtenir réparation (Article 9 de la loi 1/1982).

Le Gouvernement reprochait alors aux requérants de ne pas avoir utilisé ces procédures civiles avant l’usage de la voie pénale, les juridictions pénales examinant uniquement si les faits étaient de nature à atteindre le seuil de gravité minimum pour la considérer pénalement répréhensible. Les tribunaux internes ont considéré que ce seuil n’était pas atteint.

A ce second moyen, la CEDH considéra dans un premier temps que les actes en cause pouvaient très bien être protégés par des recours civils aptes à fournir une protection suffisante (ex : Söderman c. Suède, n°5786/08) et qu’en raison de l’absence de preuve que M. Mas ait intenté une action en justice au civil, il convenait de considérer que son choix d’exercer uniquement un recours pénal n’était pas de la responsabilité du Gouvernement. De fait, la CEDH a jugé la requête manifestement mal fondée.

Bien que la décision est loin d’être miséricordieuse à l’égard du mauvais choix procédural de M. Mas, elle s’inscrit en réalité dans une logique que la CEDH souhaiterait consolider au fur et à mesure des années. En 2008, le rapport Guinchard sur la répartition des contentieux préconisait une dépénalisation du droit de la presse, et la résolution 1577 du 4 octobre 2007 visait plus particulièrement l’éradication d’une protection renforcée des personnalités publiques et la suppression des peines d’emprisonnement. Les juges européens ont alors plusieurs fois formulé le vœu de l’installation de procédures purement civiles dans le domaine de la diffamation à l’instar de l’arrêt « Kanelloupoulou c. Grèce » (CEDH, 11 octobre 2007, n°28504).

La décision « Reichamn c. France » du 12 juillet 2016 (n°50147) ne pouvait être plus explicite sur cette volonté, en invitant à plusieurs reprises les autorités internes à faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, alors que les voies de droit civiles constituaient des ingérences moins graves dans le droit à la liberté d’expression.

Autre point intéressant, la logique de la CEDH concernant le degré de gravité ne veut en aucun cas se confronter à la logique des dispositions internes des pays membres.

Pourtant, lorsqu’il lui est permis, la Cour ne s’empêche pas de reconnaître que l’atteinte à la réputation peut constituer une certaine gravité, qu’elle soit sociale ou professionnelle (Islamske Zajednice Brcko et autres c. Bosnie-Herzégovine, n°17224/11). En outre, force est de constater que l’article 8 de la Convention européenne a déjà donné lieu à des jugements inattendus d’irrecevabilité de requête, comme l’illustre la décision A. c. Islande du 15 novembre 2022 (CEDH, n°B25133/20).

La règle Electa una via non datur recursus ad alteram (une fois choisie une voie, on ne peut plus s’engager dans l’autre), reprise dans la décision de la CEDH, est évidemment applicable en France en matière de diffamation, dans certains cas. Par exemple, la Cour de cassation, dans un arrêt du 28 juin 2007 rendu en sa première chambre civile, avait jugé que

« l’auteur de l’action civile qui est fondée sur le délit de la diffamation et est exercée devant le juge pénal ne peut plus agir en réparation devant le juge civil en raison des mêmes faits sur le fondement de l’article 9-1 du Code civil ».

Enfin, l’article 46 de la loi du 29 juillet 1881 dispose que « l’action civile résultant des délits de diffamation ne pourra, sauf dans les cas de décès de l’auteur du fait incriminé ou d’amnistie, être poursuivie séparément de l’action publique ». Cette règle ne s’applique pas lorsqu’il s’agit d’une injure (Cass. Soc., 13 février 1974, n°72-40.704).

Mario Gheza, Juriste Candidat au CRFPA à Strasbourg.