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Pour eux... C’est quoi, un "juriste augmenté" ?
Parution : mardi 15 novembre 2022
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Mais oui... C’est quoi un juriste augmenté ? De la « tech’ uniquement » ... ou plus encore (et donc quoi ?) Tout le monde peut-il l’être ? Et comment le devient-on ?
Lors des Rendez-Vous des transformations du droit dont la prochaine édition se tiendra les 26 et 27 novembre 2024, nous explorons les nouvelles pratiques des professionnels du Droit. Et tout au long de l’année aussi sur le Village de la Justice ! Nous avons donc posé cette question à trois juristes de profils différents mais qui se revendiquent comme "juriste augmenté"( avec le chanteur de Muse en guest star...)

« Être un juriste augmenté induit l’utilisation et la maitrise d’outils digitaux mais aussi l’adoption de nouvelles méthodologies de travail, en rupture avec ce qu’était historiquement l’exercice du droit. S’initier à ces nouvelles méthodes et monter en compétences sur de nouveaux outils demande avant tout une capacité d’adaptabilité et d’agilité : pour n’importe quel corps de métiers, travailler différemment demande un effort d’ajustement, car on le sait, l’être humain à une résistance naturelle au changement.

Eleïssa Karaj

C’est pourquoi selon moi, le profil du juriste augmenté va au-delà du simple technophile : être un juriste augmenté c’est aussi développer ses softs skills, importantes pour naviguer dans un marché du droit qui évolue. D’abord la capacité d’adaptation bien sûr, mais aussi la communication, puisque l’utilisation d’un nouvel outil impacte tout l’écosystème du juriste (de ses clients interne ou externe à ses collègues, en passant par ses partenaires).

"Être un juriste augmenté c’est aussi développer ses softs skills".

Pour le devenir, c’est un savant mélange de technologie et de soft skills ! Pour devenir un juriste augmenté il faut donc travailler ces deux aspects.
Pour la technologie, je pense qu’il faut s’ouvrir aux legaltech et faire de la veille jusqu’à trouver l’outil qui peut apporter de la valeur ajoutée. C’est relativement facile : participer à des évènements comme les rendez-vous des transformations du droit [1], ne pas hésiter à organiser des démonstrations avec les Legal Tech qui prendront le temps d’expliquer leurs outils, à se mettre en relation avec des juristes qui utiliseraient des outils et de récolter leurs feedbacks.

Quant aux soft skills, il est possible de se former. Contrairement aux croyances populaires, des qualités comme la créativité ou la capacité à innover se travaillent (via des démarches comme le Design Thinking, ou conception créative en français).

Quant à l’agilité et la capacité d’adaptation, les recherches en neuroscience ont prouvé que le cerveau se nourrit du changement : une nouvelle expérience ou un nouvel apprentissage permet de nouvelles connexion neuronales. Personnellement pour travailler ma propre agilité, je pars de ce postulat en tentant de me confronter à de nouvelles situations et de nouveaux apprentissages très fréquemment. »

Maxime Julienne, "Juriste à 5 pattes", Coordonnateur juridique et statutaire au Centre de gestion de la fonction publique territoriale de la Mayenne.

« Matthew Bellamy est le chanteur, pianiste et guitariste du célèbre groupe de rock britannique : Muse. Il utilise entre autres une guitare électrique incorporant des effets synthétiques déconcertants, ainsi qu’un large pédalier lui permettant de modifier, modeler et déformer le son à sa guise pour embarquer avec lui ses auditeurs dans des mélodies entêtantes. Certains qualifient son jeu de futuriste et le considèrent comme un guitariste « augmenté ».

Maxime Julienne

Le seul usage des nouvelles technologies fait-il de lui un musicien dit « augmenté » ? Par analogie, si Matthew Bellamy était un juriste, pourrait-on lui attribuer cet épithète « augmenté » eu égard à sa façon de procéder ?
La première image qui me vient à l’esprit à l’évocation des termes « juriste augmenté » (ou « augmented lawyer » à l’anglo-saxonne) est celle du Terminator de James Cameron : un robot cybernétique à l’apparence humaine, dénué de toute émotion et guidé par une intelligence artificielle, parfois malveillante. La récente étude du Conseil D’État du 31 mars 2022, « Intelligence artificielle et action publique : construire la confiance, servir la performance » n’y est pas complètement étrangère. Passons. La science-fiction n’est point ici le sujet de ces quelques lignes.

Un concept exotique à la croisée des tropiques.

L’expression « juriste augmenté » est constituée de deux termes dont la juxtaposition peut surprendre les puristes. Le mot « juriste » renvoie, d’une part, à la formation de la personne qui s’en prévaut (une connaissance académique et solide du droit) et, d’autre part, à sa profession (la pratique opérationnelle du droit). L’adjectif « augmenté » qui y est accolé, quant à lui, s’avère plus difficile à cerner. Dans le présent contexte, celui-ci peut renvoyer à la mobilisation par le juriste de compétences extra juridiques lui permettant d’augmenter ses capacités à produire ainsi qu’à mieux répondre aux attentes de ses clients internes et externes. La productivité (= la quantité) et la satisfaction du client (= la qualité) constituent la ligne d’horizon vers laquelle mettre le cap, pour ce juriste dit « augmenté » qui navigue toutes voiles dehors dans cet océan de Legaltech où apparaissent quelques îlots de Soft skills (notamment les inévitables compétences émotionnelles).

"Il n’y a point de juriste dit « augmenté sans juriste tout court."

De ce concept encore exotique, on peut dresser un portrait synthétique et plutôt sympathique de ce juriste dit « augmenté » qui est :
- un juriste qualifié et polyvalent, engagé et fiable ;
- un juriste facilitateur de projets, conscient de devoir évoluer dans un environnement professionnel complexe voire houleux en perpétuel mouvement et qui nécessite de s’y adapter en continu ;
- un juriste sensible, faisant preuve d’empathie, à l’écoute de ses clients dans une approche centrée sur l’utilisateur ;
- un juriste à l’aise avec les nouvelles technologies et l’usage du numérique pour accélérer/faciliter ses recherches et projets (à l’aide des Legaltech) puis concrétiser et mettre en valeur ses productions (en recourant par exemple au Legal Design).

Pas de Soft skills sans Hard skills.

Afin de nuancer quelque peu ce récent concept qui surf sur la vague de la digitalisation des pratiques juridiques qui constitue un marché en pleine croissance, il convient de souligner qu’il n’y a point de juriste dit « augmenté » sans juriste tout court. Cette « augmentation » du juriste, à travers l’usage de différents outils numériques ou la mise en avant de compétences liées au savoir-être, n’est pas la panacée et ne saurait pallier l’incompétence partielle ou totale du principal intéressé. En somme, rien de tout cela ne fonctionne si l’armature du trois-mâts sur lequel vogue le juriste dit « augmenté » n’est pas solide et ne s’avère être finalement qu’un radeau : une formation et la pratique concrète du droit en renforcent indubitablement la coque.

Au surplus, on peut se montrer dubitatif à l’évocation de ce terme « augmenté » dont l’antonyme est « diminué ». Qui serait a contrario ce juriste ainsi « diminué » ? Serait-ce celui qui, bourlinguant à contre-courant, refuse de se laisser emporter par le tsunami des Legaltech ?

Au final, y a-t-il un réel intérêt à qualifier le juriste de 2022 de « juriste augmenté » ? Cette « augmentation » du juriste n’est-elle tout simplement pas la résultante des grands mouvements qui bouleversent en profondeur notre société et le monde du travail à savoir la digitalisation croissante de nos activités (des plus intimes au moins confidentielles) rendant inéluctable le recours au numérique par tout à chacun ?

Un professionnel du droit en phase avec son époque.

Si j’avais à répondre aux deux questions initiales, je dirais que Matthew Bellamy est un guitariste en accord avec son temps. Le son qu’il produit est mis en valeur par l’usage des nouvelles technologies (qui n’existaient pas au siècle de Django Reinhardt). Il n’en demeure pas moins qu’il reste un guitariste. D’aucuns iraient remettre en cause ses qualités de musicien qui se traduisent par une virtuosité incontestée dans la pratique des instruments, un sens de la mélodie sans égal et une sensibilité particulière au Beau.

Il s’agit d’une personne qui met tout simplement à profit les nouveaux outils technologiques de son époque pour laisser dériver librement sa sensibilité et sa créativité au gré des flots et satisfaire au mieux son auditoire, qui le lui rend bien. Ne serait-ce pas là, finalement, la recette dont pourrait s’inspirer le juriste du XXIème siècle ? »

Géraldine Nallet, Juriste ambassadrice BP Aura, "augmentée en digital".

« Je vois le juriste augmenté comme une personne qui pratique le droit tout en ayant une maîtrise des outils digitaux et notamment des outils de Legal tech. Il a une culture Information et technologie "++".
On entend souvent le terme de digital skills. La seule maîtrise du droit n’est plus suffisante.

Géraldine Nallet

Ces compétences digitales sont au service de la décision et permettent donc de gagner en efficacité, en productivité.
Il s’agit par exemple d’outils permettant d’optimiser la rédaction des contrats ou bien de mettre en place un service de ticketing permettant de retrouver facilement les réponses déjà apportées sur un sujet identique.
C’est également un juriste qui s’intéresse à la nouveauté comme le Métavers ou le Legal Design et qui se forme sur ces sujets afin de contribuer à être un véritable Business Partner pour les directions commerciales et opérationnelles.
Le langage juridique clair et compréhensible est l’approche du monde juridique de demain. Il faut être pédagogue dans la transmission du message et la volonté d’associer les utilisateurs à l’élaboration du support permet de transmettre un message clair à des collègues non juristes.

Je pense aussi que le juriste augmenté doit avoir une vision globale et stratégique de l’activité de l’entreprise afin que ses conseils et actions améliorent la compétitivité de l’entreprise.

"Il est possible de le devenir en se formant, en étant accompagné dans la conduite du changement de l’entreprise".

Je dirais que tout le monde peut l’être si tant est que la personne présente une appétence au digital. C’est malheureusement loin d’être le cas de tous. Certains y voient plutôt une crainte liée au changement et à la peur que l’IA finisse par les remplacer à terme. Ce qui est loin d’être le cas, le but étant surtout de se concentrer sur les tâches à forte valeur ajoutée.

Chaque collaborateur est amené à se développer, à progresser. Je n’ai pas commencé ma carrière en étant une juriste augmentée ! J’ai fait preuve de leadership sur cette thématique dans mon parcours. Aussi, je dirais qu’il est possible de le devenir en se formant, en étant accompagné dans la conduite du changement de l’entreprise par les collègues plus appétents, les managers mais également grâce à la direction qui insuffle cette volonté de digitalisation. »

« Un juriste augmenté, c’est un juriste non braqué sur la seule technique juridique, capable de se départir de sa paire de lunettes de technicien pour s’interroger sur la manière dont le client va recevoir le conseil ou le support de sa prestation comme un contrat par exemple.

Christophe Coppin

Un juriste augmenté doit aussi avoir des compétences complémentaires alliant culture d’entreprise et celles des nouvelles technologies. Soft skills (empathie notamment) et regard critique pour prendre de la hauteur sur la relation entre professionnel du droit/profane pour alimenter sa réflexion et la traduire en réalité.

Devenir juriste augmenté requiert de la curiosité, une capacité de penser “out the box”, de l’humilité et un sens de l’adaptation.

Tout le monde peut l’être...Oui, mais à des degrés divers d’augmentation ! En fonction de sa spécialité, de son expérience ou du poids de son environnement, le niveau d’exigence ne sera pas le même. On peut définir un ensemble de compétences requises pour être qualifié comme tel mais ce qui compte c’est d’apporter une plus-value différenciante sur son marché en répondant aux besoins avérés et ceux qui sont cachés.

Devenir juriste augmenté requiert de la curiosité, une capacité de penser “out the box”, de l’humilité et un sens de l’adaptation dans un environnement où l’incertitude est reine. C’est je crois, ce que confirme l’actualité du moment. D’ailleurs, ne parle-t-on pas à ce propos d’environnement "VUCA" (Volatility, Uncertainty, Complexity and Ambiguity - Volatile, incertain, complexe et ambigu) ? »

De mon point de vue un juriste « augmenté » est celui qui se sert de la « techno » pour rendre le droit accessible à ses clients internes, les éduquent, les sensibilisent, et prend le temps de les accompagner sur des conseils à haute valeur ajoutée. Ce serait un pédagogue et un visionnaire. De mon expérience de juriste de droit des affaires sur les contrats internationaux, la technologie est très précieuse pour nous faire gagner ce temps, et le prendre pour améliorer la créativité de notre conseil juridique (ce que les machines ne peuvent pas faire).

Claire Frabolot

« Ce serait un pédagogue et un visionnaire. »

Ainsi une solution de legal design permet de faire passer les messages essentiels sur des règles juridiques complexes auprès de nos clients internes, de manière interactive, "user friendly". La rédaction intelligente de contrat facilite l’écriture et le choix des clauses d’un contrat par nos clients internes qui sont les premiers à avoir la connaissance du contexte. - ex. Un commercial souhaite conclure un contrat de vente de produits avec son client. Il connaît déjà le nom de sa contrepartie, les ponts essentiels déjà discutés, le prix, les volumes, la durée. Il connaît déjà l’air de la musique, commence à écrire la partition que le juriste finit de mettre en musique via la relecture et en complétant la partition.

Autre illustration : la collecte et la structure de la donnée permet aussi au juriste « augmenté » de trouver rapidement la bonne information et étoffer son conseil. Par exemple : je n’y connais rien en droit allemand sur l’environnement. Une solution de data analytics va me permettre de collecter les grands principes de manière lisible et donner les premiers conseils à mon client.

Tout le monde peut le devenir ! Pas nécessaire d’être un un geek des nouvelles technologies. Être curieux cependant des avancées très rentables en temps pour notre métier et qui simplifie les process de travail avec nos clients internes. Il s’agit de changer le positionnement du juriste derrière son bureau qui détient le savoir, au milieu de ses papiers, rédige de manière rapide et précipitée sans s’assurer que son client comprenne. Le juriste augmenté partage ses connaissances, n’est pas seul dans son bureau mais travaille au milieu des équipes opérationnelles avec des solutions communes de rédaction de contrats, de signature électronique, de partage d’informations juridiques que cela soit via des articles ou des vidéos créatives. »

Propos recueillis par la Rédaction du Village de la Justice