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Apprécier la durée de la relation commerciale établie. Par Jean-François Quievy, Avocat.
Parution : lundi 28 novembre 2022
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A première vue évidente, l’appréciation de la durée d’une relation commerciale établie au sens de l’article L442-1 II du Code de commerce devient une pierre d’achoppement chaque fois que l’identité d’un des contractants a été modifiée au cours de cette relation. Cette chronique se propose d’en classer les hypothèses et les solutions.

Dans une chronique précédente publiée sur le bulletin Village Justice du 14 octobre 2022 (« La prétendue responsabilité ‘délictuelle’ pour rupture brutale de relations commerciales établies »), nous défendions la nature contractuelle de cette responsabilité, en ajoutant qu’elle présentait un caractère spécifique.

Sur le forum dédié aux commentaires, un confrère rompu à cette discipline nous fit la remarque que le choix de la qualification délictuelle par la Cour de cassation était avant tout guidé par le dessein d’empêcher les clients professionnels de stipuler des clauses limitatives de responsabilité à l’encontre de leurs fournisseurs. Ces clauses, qui peuvent valablement borner l’indemnisation d’une faute préjudiciable en matière contractuelle, dans tant du moins que le contractant fautif n’a pas commis une faute lourde ou dolosive, ne sont pas valables sur le terrain délictuel.

L’objection était séduisante, mais reposait sur un a priori discutable : celui que l’ensemble des dispositions légales qui régissent le droit des contrats ne forme qu’un corps de règles supplétives, que la volonté des parties peut aisément défaire ou aménager dans les clauses de leur contrat. Il est vrai que la grande majorité de ces dispositions ont cette nature supplétive. Mais il n’est pas rare de trouver non plus dans le Code civil des dispositions impératives en droit des contrats, telles l’article 1193 du Code civil sur la force obligatoire du contrat, les articles 1178 et suivants sur la faculté de solliciter en justice la nullité du contrat, que les parties ne peuvent renier d’un « trait de plume ».

Or l’on peut considérer, en lisant les dispositions de l’article L442-1 II du Code de commerce, aux termes desquelles « engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l’absence d’un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels », que cette disposition législative introduit en droit des contrats une règle de préavis d’ordre public, impérative, que le contrat des parties ne peut contourner.

Il est en effet acquis que le délai de préavis stipulé, s’il est insuffisant, justifie une indemnisation du fournisseur échaudé. Pour comprendre cette situation, il échet de constater tout simplement que le délai de préavis octroyé, s’il est conforme au préavis contractuel, est contraire au préavis légal auquel le précédent n’a pu valablement déroger.

Assurément, le délai de préavis légal organisé par l’article L442-1 du Code de commerce n’est pas numériquement déterminé. Le fait que, depuis l’ordonnance du 24 avril 2019, on en connaisse le plafond, à savoir 18 mois (« En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l’auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d’une durée insuffisante dès lors qu’il a respecté un préavis de dix-huit mois »), ne contrarie pas cette observation que d’un litige à un autre, il varie dans des proportions considérables.

Ce délai de préavis légal n’en est pas moins déterminable, parce qu’il repose sur des critères définis. Certes, il règne en la matière une certaine confusion. Des juridictions mettent parfois en exergue que l’objet du préavis est d’accorder à l’ancien partenaire le temps nécessaire pour réorganiser et réorienter son activité [1]. Il ne s’ensuit pas pour autant que le délai de préavis suffisant doive s’entendre du temps seulement nécessaire à l’entreprise délaissée pour se réorganiser.

Les dispositions précitées de l’article L442-1 II du Code de commerce sont en effet péremptoires : la durée du préavis dépend au premier chef et avant tout de l’ancienneté des relations commerciales établies, comme l’indique la lettre de cet article. Hors l’hypothèse des usages du commerce et des accords interprofessionnels visés par le texte, la jurisprudence ajoute que « le préavis suffisant s’apprécie en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances » [2].

Un arrêt rendu le 1er juin 2022 par la Chambre commerciale de la Cour de cassation précise même que

« le délai du préavis suffisant s’apprécie en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances au moment de la notification de la rupture » [3].

L’article L442-1 II vient donc établir une règle d’ordre public en droit des contrats que l’on pourrait énoncer comme suit : toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services qui rompt, même partiellement, une relation commerciale établie doit consentir à son cocontractant un délai de préavis qui tienne compte de la durée de la relation commerciale, des usages du commerce et des accords interprofessionnels et des autres circonstances au moment de la notification de la rupture.

L’appréciation des énigmatiques « autres circonstances » est susceptible de décontenancer le néophyte. En vérité, une jurisprudence bien établie apporte à cette notion des éclaircissements précieux qu’il n’est pas utile ici de rappeler. Sont visées principalement l’état de dépendance économique du cocontractant évincé [4], l’existence d’un volume d’affaires échangé important est aussi retenu comme circonstance pouvant allonger le délai du préavis requis [5] et l’ampleur des investissements effectués au profit de l’auteur de la rupture est de nature à accroître la durée du préavis requis par l’article L442-1 du Code de commerce [6].

Evaluer la durée d’une relation ne butte sur aucune anicroche si le contrat est rompu au détriment de l’entreprise qui l’a conclu. Il suffit de calculer le nombre de mois qui s’est écoulé entre la notification de la rupture et la date de la signature du contrat.

En cas de renouvellement, on se reportera à la date du premier contrat signé. Enfin, si le contrat s’est noué par un simple échange de courriels, ce qui est licite toutes les fois que le contrat n’est pas solennel, il convient d’identifier la date à laquelle a été notifiée à l’offrant le mail d’acceptation non conditionnelle de son offre ferme et définitive.

Les choses se compliquent en revanche chaque fois que le contractant évincé n’est pas formellement celui avec lequel la relation commerciale s’est amorcée. Sur ce point délicat, il faut concéder que la position des tribunaux reste incomplète.

Rarement traitée, cette question peut soulever de sérieuses difficultés lorsqu’un changement se réalise dans l’identité du fournisseur (I) ou dans celui du client (II).

I- La durée de la relation en cas de changement du fournisseur.

Supposons, d’abord, que le changement de contractant intervienne côté fournisseur.

Il tombe sous le sens que le compteur d’ancienneté ne redémarre pas si le changement résulte d’une opération de transmission universelle de patrimoine, telle qu’une fusion-absorption, une scission ou un apport partiel d’actif [7] ou une dissolution d’une société au bénéfice d’un associé personne morale [8], autrement appelée « TUP » dans le jargon des affaires.

Dans ce cas, il est incontestable que le nouveau fournisseur issu de l’une de ces opérations pourra se prévaloir de l’ancienneté de la relation du précédent avec le client pour allonger la sienne avec celui-ci. Tel est l’effet insigne de la transmission universelle qu’elle attribue à son bénéficiaire, l’ayant cause universel, l’actif et le passif, mais aussi la position de son « auteur » qu’il est réputé « continuer ».

La solution devrait être identique, dans l’hypothèse inverse où une personne physique, associée unique d’une société dont elle a prononcé la dissolution, continue d’exécuter le contrat précédemment conclu par cette société. Il est acquis en effet qu’en dépit de la liquidation du patrimoine social imposé par l’article 1844-5 du Code civil, cet associé unique recueille, à la publication de la clôture de la liquidation, le patrimoine subsistant de la société [9] « comme les successibles » [10]. La durée de la relation que l’associé unique tisse alors avec le même client devrait intégrer la durée de la relation que ce dernier avait noué avec la société avant sa dissolution-liquidation.

Il en va pareillement si le contrat de fourniture a fait l’objet d’une cession de contrat expressément agréé par le client [11]. Le cessionnaire est alors investi de la qualité de partie au contrat du cédant et recueille les droits et obligations de celui-ci, y compris les sûretés. Il devrait pouvoir par conséquent se prévaloir de la durée de la relation commerciale de ce dernier à l’égard du même client. La cession de contrat n’est pas en effet seulement un cumul de cessions de créances et de cessions de dettes, mais un transfert de la position contractuelle dans son ensemble [12].

Aux antipodes, il est constant que toute continuité dans la fourniture d’un service ne peut être admise d’emblée lorsque le successeur est un simple repreneur de fonds de commerce du fournisseur initial, en d’autres termes quand il ne s’élève qu’à la condition d’ayant droit à titre particulier du fournisseur initial et non d’ayant droit universel, parce qu’il est le cessionnaire d’un bien du contractant originel. A plus forte raison cette continuité ne peut être relevée lorsque le fournisseur échaudé est le locataire-gérant du fournisseur originel du même client.

La jurisprudence exige dans ces hypothèses que soit recherché et démontré la commune intention des parties du client et du fournisseur actuel de poursuivre depuis son origine la relation commerciale antérieure [13]. A défaut de cette preuve, la durée de la relation s’appréciera au regard de la seule relation nouée avec le cessionnaire du fonds de commerce ou le locataire-gérant.

La Cour de cassation admet toutefois qu’un tel accord, s’il n’est exprès, puisse s’évincer de la reprise exacte et sans interruption des conditions contractuelles originelles [14]. Dans ce cas, il importe d’inclure dans la durée de la relation celle de la relation qui unissait naguère le client au cédant ou au propriétaire du fonds de commerce mis ultérieurement en location-gérance.

Entre ces deux situations extrêmes, se profilent des situations où l’hésitation est permise. Que décider du fournisseur personne physique qui, en cours d’exécution du contrat, a constitué une société unipersonnelle ou pluri-personnelle (dont il conserve la majorité du capital), laquelle a poursuivi en ses lieu et place un contrat au contenu identique avec le client historique ?

Dans cette situation, on pourrait considérer que le partenaire et le successeur du fournisseur sont réputés - sans qu’il y ait nécessité de fournir une preuve supplémentaire - avoir accepté de poursuivre la relation commerciale initiale, si bien qu’à la durée spécifique à cette nouvelle relation s’ajouterait, pour le décompte, celle de la relation antérieure avec la personne physique.

Sur le plan économique, cette solution se défend à notre avis dans la mesure où l’« l’homme clef » de la prestation demeure fondamentalement identique, de même que les moyens matériels et humains utilisés. Sur le plan juridique, on pourrait présumer que l’entrepreneur qui constitue une société en cours d’exécution d’un contrat de fourniture de services consent tacitement à sa société un apport en jouissance de la clientèle correspondante s’il poursuit la relation sans coup férir.

Certes, cet apport devrait figurer en principe dans les statuts de sa société, comme tout apport [15], mais l’inobservation de cette règle formelle n’emporte guère de conséquences dès lors que ce type d’apport ne concourt pas au capital social [16]. Si le consentement du client est requis, il transparaît nous semble-t-il dans l’exécution du contrat aux mêmes conditions avec la société ainsi constituée.

L’existence d’une continuité objective entre les fournisseurs successifs paraît en revanche discutable lorsque le salarié d’un fournisseur débauche un client et obtient de celui-ci qu’il passe un contrat semblable avec la société que le salarié vient d’immatriculer. Sans parler de l’éventuelle violation d’une clause de non-concurrence du salarié, on peut estimer que les moyens humains et matériels mis à la disposition par la société de ce salarié ne sont pas identiques à ceux du précédent fournisseur, de sorte que ne peut plus être présumée l’intention des parties de poursuivre la relation antérieure que le client avait avec cet ancien fournisseur.

II- La durée de la relation en cas de changement du client.

L’arrêt du 1er juin 2022 précité signale le cas opposé d’un changement du client durant la relation commerciale. En l’espèce, le fournisseur estimait avoir distribué du matériel agricole pour la société Claas France depuis 56 ans, au prétexte que la société Claas avait « succédé » à la société Renault Agriculture, laquelle collaborait avec la société Baudet [17].

L’arrêt d’appel ne s’en était pas soucié semble-t-il. La Cour de cassation le casse pour violation de la loi pour n’avoir pas fixé, en dehors de la circonstance de la renonciation au préavis octroyé, la durée de préavis à laquelle le demandeur pouvait prétendre, notamment au regard de l’ancienneté de la relation commerciale. Il incombera donc à la Cour d’appel de renvoi de statuer sur la question de savoir si la société Claas a poursuivi la relation commerciale initiée avec la société Renault Agriculture.

Une telle « succession » peut renvoyer en premier lieu aux opérations précédemment signalées qui affecteraient cette fois-ci le client d’origine, à savoir une fusion-absorption, une scission, un apport partiel d’actif, une transmission universelle de patrimoine, une dissolution-liquidation au bénéfice d’un associé unique personne physique ou encore une cession de contrat.

Dans ces situations, les règles de transmission de patrimoine conduisent à considérer que la société issue de la fusion ou de la scission, celle qui a reçu le contrat en apport partiel d’actif et celle qui a recueilli, en qualité d’associé unique, le patrimoine d’une société dissoute poursuivent avec le fournisseur commun une relation dont l’ancienneté remonte à l’entrée en affaires avec le précédent client.

Il devrait en aller pareillement pour la personne physique, associé unique d’une société dissoute et liquidée, qui exécute individuellement ce contrat après la publication de la clôture de la liquidation [18], et pour le client cessionnaire du contrat, en application des dispositions précitées des articles 1216 et suivants du Code civil, si le consentement du fournisseur cédé lui a été communiqué.

On peut imaginer aussi qu’un client professionnel, personne physique, constitue seul ou avec d’autres (tout en conservant la majorité du capital) une société en cours d’exécution d’un contrat conclu avec un fournisseur. Le motif économique avancé au sujet du fournisseur, celui de présenter les mêmes moyens matériels et humains, est ici moins pertinent pour défendre la position d’une continuité objective de relation, dans la mesure où seules les facultés financières du client sont réputées importer pour un fournisseur.

Toutefois, si le fournisseur lui fournit les produits ou services initiaux sans conclure ni signer de nouveau contrat, il serait raisonnable de présumer que le client devenu associé a apporté ce contrat en jouissance à sa société, laquelle en poursuit l’exécution en en conservant l’ancienneté.

Il est difficile en revanche de concevoir que puisse être opposé à un nouveau client le fait qu’il a acquis le fonds de commerce du client que fournissait son cocontractant,
dès lors que ce fonds de commerce ne présente aucun lien avec celui du fournisseur.

La jurisprudence précitée de la Cour de cassation en matière de reprise du fonds de commerce du fournisseur ou de location-gérance [19] ne paraît pas pouvoir être transposée aux hypothèses où ces opérations concerneraient le client.

Par quoi il se confirme que l’appréciation de la durée de la relation commerciale établie ne suit pas strictement les mêmes règles selon qu’un changement d’identité intervient côté fournisseur ou côté client.

Me Jean-François Quievy Avocat à la Cour - Barreau de Paris Docteur en Droit Associé chez Epron Quievy & Associés (EQA)

[1CA Paris, 20 décembre 2017, n° 15/20154.

[2Cass. com., 20 mai 2014, n° 13-16398.

[3Cass. com., 1er juin 2022, n° 20-18.960.

[4Cass. com., 15 juin 2010, n° 09-66761 ; 20 mai 2014, n° 13-16398 ; 6 novembre 2012, n° 11-24570 ; 4 octobre 2016, n° 15-14025.

[5CA Versailles, 27 avril 2000, n° 99-210 ; CA Paris, 19 avril 2007, n° 15/14221.

[6CA Versailles, 16 septembre 2004, n° 03-2914.

[7Art. L236-1 et s. C. com.

[8Art. 1844-5 C. civ.

[9Art. 1844-9 C. civ.

[10M. Cozian, A. Viandier, F. Debussy, Droit des sociétés, Litec, 19e éd., n° 449.

[11Art. 1216 et s. C. civ.

[12L. Aynès, La cession de contrat et les opérations juridiques à trois personnes, thèse Economica, 1984, préf. Ph. Malaurie.

[13Cass. com., 29 janvier 2008, n° 07-12039 ; 15 septembre 2015, n° 14-17964 ; 3 mai 2016, n° 15-10159 ; 10 février 2021, n° 19-15369.

[14Cass. com., 2 novembre 2011, n° 10-25323 ; 4 décembre 2019, n° 19-13768 ; 7 juillet 2020, n° 18-25304.

[15Art. 1835 C. civ.

[16Art. 1835 C. civ.

[17Cass. com., 1er juin 2022, n° ° 20-18.960.

[18Art. 1844-9 C. civ.

[19Cass. com., 29 janvier 2008, n° 07-12039 ; 15 septembre 2015, n° 14-17964 ; 3 mai 2016, n° 15-10159 ; 10 février 2021, n° 19-15369 ; 2 novembre 2011, n° 10-25323 ; 4 décembre 2019, n° 19-13768 ; 7 juillet 2020, n° 18-25304.