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Qu’est-ce que la déontologie ? Par Patrick Mareau, Directeur des Affaires Juridiques.
Parution : lundi 28 novembre 2022
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Il semblerait que la déontologie soit sortie de sa matrice pour s’étendre à toute la sphère publique. Initialement cantonnée à quelques professions dans le champ médical, juridique ou technique (médecins, avocats, architectes …), elle irrigue désormais l’exercice des mandats politiques, nationaux ou locaux [1], comme l’ensemble de la fonction publique [2].

De prime abord, cette extension du domaine de la déontologie a de quoi surprendre, au moins à deux titres. Elle touche en premier lieu des métiers qui ne sont pas organisés en ordres professionnels, habituellement seuls légitimes à définir les principes applicables à leurs membres. Elle affecte en second lieu la relation aux citoyens/usagers dans leur généralité et non plus seulement la relation spécifique d’un professionnel expert avec tel client ou tel patient.

Mais si l’on veut bien considérer que cette relation spécifiquement prise en charge par la déontologie n’est autre que la relation de confiance entre un sachant et un profane, alors ce phénomène d’expansion de la déontologie s’éclaire.

C’est qu’il s’installe sur une crise profonde de la démocratie représentative, dont l’actualité se fait régulièrement l’écho lorsqu’elle rapporte la faiblesse des politiques et de la haute fonction publique devant les puissances de l’argent.

De ce point de vue, la déontologie, telle qu’elle se trouve consacrée dans la sphère publique [3], apparaît d’abord comme une tentative de restaurer une relation de confiance ébranlée.

Si donc la déontologie a gagné en visibilité devant l’opinion publique, on peine paradoxalement à en isoler les caractéristiques propres. Ces dernières paraissent en effet s’estomper dans une zone grise où se mêlent morale, droit et éthique.

Certes, ces disciplines ont en commun de viser à introduire de l’ordre dans le chaos des relations humaines. Elles diffèrent pourtant dans la manière d’y parvenir. De ce point de vue, la déontologie constitue selon nous une voie dont il convient d’éclairer la spécificité pour mieux en comprendre les ressorts.

Déontologie et morale.

La déontologie a fait son entrée en politique comme dans la sphère publique dans un mouvement de « moralisation » de la vie publique.

Pourtant, la morale nous apprend peu de chose au sujet de la déontologie.

En premier lieu, la morale diffère de la déontologie par son objet, qui consiste à évaluer les actions en vue d’un jugement exprimé dans le registre axiologique du bien et du mal, du juste et de l’injuste. En regard, l’objet de la déontologie n’est pas de rechercher les voies et conditions d’une action juste ou injuste, bonne ou mauvaise, mais simplement de proposer une régulation de cette action. En pratique, l’agent qui sollicite le déontologue n’attend pas de lui une leçon de morale, c’est-à-dire un jugement de valeur sur son comportement (du type « ce n’est pas bien ce que vous faites »), mais un conseil, un éclairage, une recommandation sur la conduite à tenir.

En deuxième lieu, les valeurs de courage, de sincérité, d’engagement, de responsabilité ou encore d’abnégation, s’appréhendent très bien sous l’angle du jugement moral, comme leurs opposés d’ailleurs (lâcheté, malhonnêteté, etc.). Les principes d’intégrité, de dignité, de neutralité, d’impartialité, de laïcité, d’exercice intégral des fonctions ou de probité se prêtent en revanche plus difficilement à ce type d’opération. Certes, le principe de probité renvoie à des valeurs très connotées dans le registre de la morale (honnêteté, désintéressement, etc.).

Mais ces valeurs sont précisément absentes des textes statutaires relatifs à la déontologie.

Ces derniers formulent en effet des principes à visée professionnelle, liés à la situation statutaire des agents pris comme tels, quand la morale, adossée à des valeurs, s’adresse fondamentalement aux personnes, prises indépendamment de leur ancrage professionnel.

Autrement dit, les principes déontologiques comme les valeurs morales ont une visée objective. Mais les premiers ont une dimension catégorielle, alors que les secondes revendiquent une portée universelle.

C’est que, en dernier lieu, la morale comme « devoir être » s’accommode fort bien de l’ontologie comme discours s’attachant aux propriétés de ce qui est (de ce qui doit ou devrait être), indépendamment des contingences de temps et de lieu. Le déontologue au contraire « dé-ontologise », c’est-à-dire s’emploie à relativiser les actions et les intentions en les rapportant au contexte professionnel dans lequel elles s’inscrivent. En d’autres termes, les valeurs morales se déploient dans un registre abstrait et universel, les principes déontologiques dans le concret et le spécifique.

Ceci posé, plus délicate en revanche est la question des rapports de la déontologie et du droit. Après tout, l’aspiration à une moralisation de la vie publique que nous évoquions plus haut s’est aussi accompagnée d’une judiciarisation de cette dernière.

Déontologie et droit.

A vrai dire, il y a de solides raisons à la confusion fréquente entre déontologie et droit.

D’abord, parce que les principes déontologiques régissant la fonction publique sont intégralement transcrits dans la loi. C’est la loi qui précisément donne force d’obligations à ces principes.

Ensuite, parce que la méconnaissance de ces obligations expose l’agent public à des sanctions elles aussi déterminées par la loi, qu’elles soient disciplinaires ou, pour les situations les plus graves, pénales.

Enfin, parce que de plus en plus de normes juridiques s’accompagnent aujourd’hui d’un halo d’instructions, de recommandations, d’orientations ou de lignes directrices, ce que l’on appelle la soft law [4], visant, à l’instar de la déontologie, à éclairer les acteurs sur la conduite à tenir (ce qu’il convient de faire) sans mobiliser pour autant un caractère impératif (ce qui doit être fait).

Pour autant, la déontologie se tient à l’écart du droit sous plusieurs rapports.

En premier lieu, ce qui est conforme au droit ne répond pas nécessairement à une exigence déontologique. Un cumul d’activités autorisé par la loi peut très bien se heurter à un obstacle déontologique du type conflit d’intérêts.

Les fonctions accessoires d’expertise et de consultation sont par exemple autorisées au titre des dispositions du 1° de l’article 11 du décret n° 2020-69 du 30 janvier 2020 relatif aux contrôles déontologiques dans la fonction publique. Mais elles sont déontologiquement proscrites lorsqu’elles s’exercent contre les intérêts de l’employeur public. De même, un cadeau d’entreprise n’est pas en soi interdit par la loi. Il peut néanmoins poser un problème déontologique si, nonobstant sa modestie, il intervient dans le contexte d’un appel d’offres à l’instruction duquel est associé l’agent ou le service bénéficiaire.

En second lieu
, la déontologie bénéfice d’instances spécifiques de régulation, de nature non juridictionnelle.

Qu’il s’agisse de la commission de déontologie de la fonction publique [5], de la haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) [6] qui lui a succédé par l’effet de la loi n°2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, ou des référents déontologues [7].

Son « statut » est fixé, pour l’essentiel, par le décret n° 2017-519 du 10 avril 2017 relatif au référent déontologue dans la fonction publique.]], ces instances ont en commun de n’exercer aucune fonction juridictionnelle pouvant conduire à un pouvoir de sanction.

Le rôle du référent déontologue, sur les trois versants de la fonction publique, se limite à du conseil et, dans certains cas, à la formulation d’avis auprès de l’employeur.

De même, si les avis de la HATVP lient l’administration et s’imposent à l’agent en certaines matières [8], leur non-respect expose à des sanctions que la Haute Autorité n’est pas en capacité de prendre par elle-même [9] prévoit ainsi qu’en cas de non-respect de l’avis de la HATVP, selon les cas :
1° Le fonctionnaire peut faire l’objet de poursuites disciplinaires ;
2° Le fonctionnaire retraité peut faire l’objet d’une retenue sur pension, dans la limite de 20 % du montant de la pension versée, pendant les trois ans suivant la cessation de ses fonctions ;
3° L’administration ne peut procéder au recrutement de l’agent contractuel intéressé au cours des trois années suivant la date de notification de l’avis rendu par la Haute Autorité ;
4° Il est mis fin au contrat dont est titulaire l’agent à la date de notification de l’avis rendu par la Haute Autorité, sans préavis et sans indemnité de rupture.]].

De ce point de vue, les principes déontologiques ne présentent pas le même aspect biface que la norme juridique, qui associe étroitement l’édiction d’un droit ou d’une obligation et sa sanction, disciplinaire, civile ou pénale.

A l’inverse du droit, la déontologie s’efforce bien plutôt de maintenir l’écart entre obligation et coercition.

C’est bien ce qu’illustrent les notions de conflit d’intérêts (notion déontologique) et de prise illégale d’intérêt (notion pénale). Lorsque les articles 432-12 et 13 du Code pénal traitent de la question de la confusion des intérêts pour un élu ou un agent public, c’est pour adosser à la caractérisation du délit sa sanction. Lorsque la loi traite de cette confusion sous le rapport du conflit d’intérêts, c’est pour organiser ensuite les moyens propres à prévenir la réalisation du risque.

Autrement dit la déontologie s’efface, en perdant son objet, lorsque survient la sanction. Elle s’affirme au contraire lorsqu’elle s’emploie à détecter en amont de toute action ou décision, les risques juridiques attachés à tel ou tel choix.

Cet écart entre l’obligation et sa sanction tient selon nous à une éthique spécifique à la démarche déontologique, qui n’est ni celle de la morale, ni celle du droit.

Déontologie et éthique.

Si par éthique nous entendons une fin spécifique donnée à l’action, alors il nous paraît possible de distinguer en dernier ressort ce qui caractérise les domaines respectifs de la morale, du droit et de la déontologie.

Dans cette perspective, la morale comme le droit comportent une visée corrective qui s’exprime de manière privilégiée dans la forme du jugement.

Jugement de valeur du côté de la morale, qui vise avant tout à atteindre la conscience individuelle. Jugement de fait du côté du droit, au sens où le jugement est ici l’opération par laquelle les faits se trouvent qualifiés (objectivés) en droit pour les besoins d’une conscience collective, dont les règles ont été enfreintes (au pénal, le ministère public représente cette conscience collective qui fait société).

Quelles que soient les différences de méthode et de procédure, morale et droit procèdent nous semble-t-il d’une éthique de la réparation visant à assurer ou restaurer la conformité des actions à une valeur (morale) ou à une norme (juridique).

La déontologie, par différence, nous semble reposer sur une éthique non pas de la réparation mais de la prévention. A notre sens, les principes déontologiques n’ont ainsi pas vocation à contraindre et sanctionner mais bien plutôt à orienter les actions, à l’écart de la sanction.

C’est ainsi que peuvent se comprendre les mécanismes organisés par le décret n° 2014-90 du 31 janvier 2014 portant application de l’article 2 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique. En matière de prévention des conflits d’intérêts, les dispositifs d’évitement du risque ne manquent pas.

On citera l’obligation de déport qui pèse sur les exécutifs locaux, consistant à déléguer parmi leurs fonctions celles pour lesquelles un conflit réel ou simplement apparent est possible. Encore faut-il qu’ils s’abstiennent de donner des instructions à leurs délégataires, qui ne sont donc pas à proprement parler des délégataires de fonction, mais des « suppléants ».

Symétriquement, un délégataire de fonction (élu) ou de signature (agent) s’abstiendra d’en user dans les domaines potentiellement exposés au conflit d’intérêts. Il conviendra alors de signaler sa situation, en vue d’un dessaisissement, auprès de l’autorité délégante ou du supérieur hiérarchique.

A côté du déport et du dessaisissement, citons enfin l’abstention, qui permet à tout élu, même non délégataire de fonction, de ne pas participer au vote d’une délibération impliquant pour lui un risque de conflit d’intérêts.

C’est dire en somme que le droit et la morale opèrent en aval de l’action, par restauration d’un ordre troublé, lorsque la déontologie travaille en amont par évitement du désordre.

Sous ce rapport le droit et la morale misent sur la réglementation en sorte que la Règle ne laisse, au moins idéalement, aucune marge d’appréciation aux acteurs.

La déontologie parie plutôt sur la régulation qui produit moins des règles ou des normes que des principes ouvrant la possibilité pour chacun d’opérer des choix adaptés à la situation dans laquelle il se trouve [10].

Article initialement publié dans la Lettre du cadre (accès réservé).

Patrick Mareau, Directeur des affaires juridiques, Référent déontologue Conseil départemental de la Mayenne

[1Article L1111-1-1 du Code général des collectivités territoriales portant charte déontologique de l’élu local.

[2Articles L121-1 à L121-5 du Code général de la fonction publique, codifiant le chapitre IV (Des obligations et de la déontologie) de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

[3Nous nous intéressons ici aux collectivités locales et à la fonction publique territoriale.

[4Selon l’humeur du juriste, droit doux, droit mou ou droit à l’état gazeux.

[5Instituée par la loi n°2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.

[6Créée par la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.

[7L’article 11 de la loi n°2016-483 du 20 avril 2016 a introduit le référent déontologue à l’article 28 bis de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires [[Article L124-2 du Code général de la fonction publique.

[8Avis sur la compatibilité du projet de création ou de reprise d’une entreprise par un fonctionnaire avec les fonctions qu’il exerce ; avis sur le projet de cessation temporaire ou définitive des fonctions d’un fonctionnaire qui souhaite exercer une activité privée lucrative ; avis en cas de réintégration d’un fonctionnaire ou de recrutement d’un agent contractuel.

[9L’article 25 octies XI de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 [[Article L124-20 du Code général de la fonction publique.

[10Sur l’écart entre la Règle et la régulation, voir le bel essai de François Jullien, La pensée chinoise en regard de la philosophie, Gallimard 2015, Collection Folio Essais.