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Alcoolisme nocturne : les épiciers trinquent ! Par Etienne Colson, Avocat.
Parution : lundi 28 novembre 2022
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Faut-il sacrifier les épiceries nocturnes sur l’autel de la santé publique ? Poser la question, c’est déjà y répondre. Tout à leur lutte - méritoire - contre l’alcoolisme nocturne et ses effets sur la tranquillité publique, nombre de maires ordonnent la fermeture des épiceries, la nuit tombée. Après quoi, les rideaux de fer baissés, la bacchanale se poursuit.

Le sommeil des Français n’est pas qu’une cause nationale. Il est aussi, peut-être surtout, l’affaire des maires. Nombreux paraissent même en avoir fait, selon l’expression du moment, la mère de toutes les batailles. En douterait-on que l’on inviterait les sceptiques à explorer un sujet topique entre tous : les arrêtés municipaux fixant « les heures d’ouverture des établissements titulaires de licence de vente à emporter » (de fait, de boissons alcooliques).

Souvent, qu’y lit-on ? Les signes, à nos yeux, d’une inquiétante dérive. En termes semblables, curieusement dupliqués d’un arrêté à l’autre, la même motivation conduit au même dispositif : « Les établissements titulaires d’une licence de vente à emporter peuvent être ouverts au public : du dimanche au mercredi, de 6 heures à 23 heures ; du jeudi au samedi, de 6 heures à minuit ».

Que la lutte contre les dommages commis sur la voie publique par les éthyliques doive être menée avec la dernière énergie, nul n’en disconviendra. Mais, là comme ailleurs, la fin ne justifie pas tous les moyens. En tout cas pas ceux qu’un Etat de droit réprouve.

Faut-il rappeler qu’en matière de police administrative, et sauf cas positivement exceptionnel, la jurisprudence administrative prohibe les interdictions générales (I) ? En outre, et de manière plus générale, que penser d’un système qui sacrifie paresseusement le répressif au tout préventif ? Sinon qu’en plus d’être inefficace, il se trompe de cible (II)

I. Vente à emporter de boissons alcooliques : le maire, l’épicier et le mot de Corneille.

« La liberté est la règle et la restriction de police, l’exception ». Enoncé par le commissaire du gouvernement Corneille sur l’arrêt Baldy, rendu par le Conseil d’Etat le 10 août 1917, ce principe nous semblait trop connu pour qu’il importât de s’y appesantir 105 ans plus tard. Après analyse, on déchanta.

L’état du droit en la matière est pourtant simple. Il s’évince d’une jurisprudence libérale aussi constante que salutaire.

Une mesure de police administrative entravant l’exercice d’une liberté fondamentale ne peut être légalement prise que si elle est strictement nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi.

S’il incombe au maire en vertu de ses pouvoirs de police de prendre les mesures qu’exige le maintien de l’ordre public, il doit ainsi concilier l’exercice de ses pouvoirs avec le respect, notamment, de la liberté du commerce et de l’industrie.

Au moment de réglementer les horaires d’ouverture des établissements titulaires de licence de vente à emporter de boissons alcooliques, tels que les épiceries de nuit, le maire est tenu d’appliquer ces règles prétoriennes.

Cela dit, deux textes s’offrent à lui.

- L’un, l’article L2212-1 du Code général des collectivités territoriales, se réfère à ses pouvoirs de police générale.

Il dispose : « Le maire est chargé (...) de la police municipale ». Aux termes de l’article L2212-2 du même code :

« La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté et la salubrité publiques. Elle comprend notamment : / 1° Tout ce qui intéresse la sûreté et la commodité du passage dans les rues, quais, places et voies publiques (…) 2° Le soin de réprimer les atteintes à la tranquillité publique telles que les rixes et disputes accompagnées d’ameutement dans les rues, le tumulte excité dans les lieux d’assemblée publique, les attroupements, les bruits, y compris les bruits de voisinage, les rassemblements nocturnes qui troublent le repos des habitants et tous actes de nature à compromettre la tranquillité publique ; / 3° Le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d’hommes, tels que les foires, marchés, réjouissances et cérémonies publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics (…) ».

- L’autre, issu de l’article 95 de la loi n°2009-879 du 21 juillet 2009, désormais codifié à l’article L3332-13 du Code de la santé publique, confère au maire un pouvoir de police spéciale.

Il prévoit : « Sans préjudice du pouvoir de police générale, le maire peut fixer par arrêté une plage horaire, qui ne peut être établie en deçà de 20 heures et au-delà de 8 heures, durant laquelle la vente à emporter de boissons alcooliques sur le territoire de sa commune est interdite ».

De la combinaison de ces deux textes, la jurisprudence induit ceci.

- Le maire peut indifféremment user de ces deux types de pouvoirs de police. L’article L3332-13 du Code de la santé publique relatif à son pouvoir de police spéciale en dispose expressément : « Sans préjudice du pouvoir de police générale ».

La jurisprudence en a d’ailleurs pris acte [1].

De fait, on constate que les maires se prévalent de ce double pouvoir dans leurs arrêtés.

- Au titre de ses pouvoirs de police générale, et à condition de faire état de circonstances exceptionnelles (pour ne pas dire dramatiques), le maire serait en droit d’imposer des horaires d’ouverture plus strictes que ceux que lui autorise son pouvoir de police spéciale.

- Le libellé de l’article L3332-13 du Code de la santé publique ne saurait tromper. Le maire ne peut évidemment fixer une telle plage horaire sans la justifier par des motifs d’ordre public précis. A défaut, un arrêté qui, à titre simplement préventif, prévoirait une telle plage serait évidemment illégal.

- Les interdictions générales et absolues, dans l’espace et dans le temps, sont donc, en principe, irrégulières [2].

- Les mesures de police devant respecter le principe d’égalité, les discriminations qui les entacheraient sont illégales.

- Le maire ne doit pas commettre de détournement de pouvoir en usant de ses prérogatives dans un but autre que celui en vue duquel elles lui ont été confiées.

Voilà pour les principes.

En pratique et en détail, ils impliquent ce qui suit.

Au motif d’importantes nuisances nocturnes que l’achat de boissons alcooliques dans les épiceries de nuit auraient générées, un maire peut en limiter les horaires d’ouverture.

- Encore faut-il d’abord que ces nuisances soient, non seulement avérées, mais aussi en lien direct avec cette vente.

A ce titre, et c’est heureux, le maire est tenu à la plus grande précision tant sur la période, la durée et l’origine de ces nuisances.

Sous ce rapport, en 2010, le Tribunal administratif de Nice a rendu un jugement très éclairant.

Il a ainsi annulé deux arrêtés, l’un du maire de Nice et l’autre du préfet des Alpes-Maritimes, imposant aux épiceries de nuit de fermer à 23 heures pour mettre un terme aux « troubles à l’ordre public » liés à la vente d’alcool la nuit.

Les juges ont d’abord rappelé que « si le maire d’une commune où la police est étatisée peut, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, imposer des horaires de fermeture à des établissements précisément identifiés dont l’activité est à l’origine de bruits de voisinage, c’est à la condition, d’une part, que la réalité des troubles auxquels il entend ainsi mettre fin soit établie (… ) ».

Puis, de conclure : « Le lien entre les troubles constatés et l’ouverture des catégories d’établissements mentionnés par lesdits arrêtés n’est pas caractérisé, lesdits troubles étant dus, dans une grande majorité des cas, à des débits de boisson et à des boîtes de nuit, et non spécifiquement aux épiceries (…) » [3].

Trois ans plus tard, les juges rouennais leur emboîtaient le pas : « Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que l’arrêté en litige a été adopté aux motifs de « l’augmentation de ramassage de verres brisés, plastiques et de cannettes d’aluminium à certains endroits de la commune notamment dans certains lieux ouverts aux enfants », du « danger que constituent les détritus pour la sécurité des piétons et des enfants » et de ce que « la consommation excessive de boissons alcoolisées s’accompagne de manifestations d’incivilité voire d’agressivité occasionnant des désordres publics, notamment en période nocturne sur le domaine public » ;

Que, compte tenu de leur imprécision en ce qui concerne, tant la période au cours de laquelle les nuisances en cause auraient été relevées que leur origine, ces éléments ne sauraient, à eux seuls, suffisamment établir la matérialité des faits pas plus que leur lien avec la vente d’alcool après vingt-et-une heures » [4].

A contrario du Tribunal administratif de Besançon qui, de manière circonstanciée, statue le 12 novembre 2020 :

« En premier lieu, il ressort des pièces du dossier, d’une part, que la commune de Montbéliard a été destinataire de nombreuses doléances d’habitants de la commune dénonçant les nuisances sonores induites par la vente d’alcool à emporter par les épiceries ouvertes la nuit et, d’autre part, que ces nuisances sonores se déplacent au sein de la commune au gré des ouvertures d’établissements nocturnes et des fermetures administratives. Dès lors, en considérant que des désordres avaient été constatés sur le domaine public, notamment en période nocturne, et que l’ouverture nocturne des établissements proposant de la vente de boissons alcoolisées se traduisait par un va et vient incessant, un stationnement anarchique et une consommation à proximité de boissons alcoolisées avec la présence permanente de personnes parlant à voix haute, générant ainsi des nuisances sonores, le maire de Montbéliard n’a entaché l’arrêté attaqué d’aucune erreur de fait » [5].

Enfin, en 2014, si la Cour administrative d’appel de Douai a validé un arrêté du maire du Havre portant interdiction de la vente nocturne de boissons alcooliques, c’est dans la mesure seulement où des nuisances dues à l’alcool ont été déplorées sur une période de 5 années, de 2006 à 2011 [6].

Par suite, on ne le répètera jamais assez : les troubles dénoncés et dont l’arrêté vise à prévenir la reproduction ne peuvent avoir été éphémères. Sans quoi, sauf s’ils ont été d’une ampleur exceptionnelle, ils ne constitueraient pas un trouble à l’ordre public.

- Ensuite, l’interdiction doit être triplement limitée.

Elle doit d’abord l’être géographiquement.

Sauf cas tout à fait exceptionnel où des nuisances importantes seraient indubitablement issues de toutes les épiceries de nuit de la commune, le maire ne peut prescrire, sinon illégalement, une interdiction visant l’ensemble du territoire communal.

Dans le même ordre d’idées, l’interdiction ne peut être sans limitation de durée.

En atteste une récente ordonnance du juge du référé du Tribunal administratif de Montpellier, lequel suspend l’arrêté de fermeture des épiceries de nuit de la commune, au motif que cette fermeture n’était pas saisonnière mais sans limitation de durée :

« En l’état de l’instruction, les éléments dont se prévaut la commune ne sont pas de nature à établir que les risques d’atteinte à la sécurité, à la tranquillité et à la salubrité publiques justifiaient la fermeture des commerces type épiceries de nuit de 21 heures à 7 heures du jeudi soir au dimanche matin à compter du 9 juin 2021 sans aucune limitation de durée et ne pouvaient pas être prévenus par des mesures moins contraignantes en restreignant notamment les effets de cette décision à la seule période estivale » [7].

- Enfin, sauf à violer le principe de proportionnalité, on ne voit pas que les nuisances dues à la vente d’alcool la nuit puissent avoir d’autre conséquence que l’interdiction de sa vente et de sa vente seule.

Nombre d’arrêtés municipaux ne s’arrêtent pourtant pas là : ils ordonnent carrément la fermeture de tout ou partie des épiceries de nuit.

Ce faisant, à notre sens, l’obligation jurisprudentielle de prendre la mesure moins contraignante pour assurer la prévention des nuisances constatées est perdue de vue.

II. L’épicier de nuit : faux coupable mais vraie victime.

La dérive que trahissent les nombreux arrêtés d’interdiction que nous avons étudiés nous interdit d’y souscrire (II.1). A fortiori quand, se trompant de cibles, ils se révèlent inefficaces (II.2).

II.1 Des dérives qui ne laissent pas d’inquiéter.

Dans l’écrasante majorité de ces arrêtés, nous déplorons de lire les mêmes vices formulés en termes identiques ou autant vaut.

Ceux-ci :

« Des individus achètent dans ces établissements (titulaires de licence de vente à emporter) des boissons alcoolisées et restent consommer au-delà de la modération sur la voie publique (…).

Les services de police, municipale et nationale, sont très régulièrement requis par des habitants de la commune quant aux nuisances générées par l’activité des établissements de vente à emporter la nuit ; ces nuisances (portant) une atteinte grave et manifeste à la tranquillité publique.

En conséquence, les établissements titulaires d’une licence de vente à emporter peuvent être ouverts au public : du dimanche au mercredi, de 6 heures à 23 heures ; du jeudi au samedi, de 6 heures à minuit ».

- De tels arrêtés ne se bornent donc pas à interdire la vente à emporter de boissons alcooliques sur certaines tranches horaires.

Ils prescrivent carrément, à des horaires différents selon les jours, la fermeture des établissements qui en proposent la vente.

- L’interdiction vaut pour toute la commune, et non pour un ou quelques secteurs strictement limités.

- Pour comble, aucune limitation de durée n’enserre cette prohibition.

Mais il y a plus.

- Nulle précision n’est apportée quant à la période au cours de laquelle ces nuisances auraient été relevées.

L’adverbe « très régulièrement » ne peut évidemment y satisfaire.

Pas davantage la commune n’apporte-t-elle la preuve de l’importance des prétendues nuisances.

« Atteinte grave et manifeste à la tranquillité publique ». Précisément, qu’est-ce à dire ?

Enfin, quel lien direct unit la vente d’alcool dans un secteur géographique où se situe le commerce de tel épicier et les troubles évoqués ?

L’épicier l’ignore. Et pour cause : l’arrêté en cause vise indistinctement toute la commune.

On nous dira qu’un arrêté réglementaire de police n’a pas à être motivé.

Il ne doit pas moins reposer sur des motifs, en l’espèce, d’ordre public.

Or, d’expérience, nous savons qu’en dépit d’un recours gracieux, ces motifs (récurrence et localisation prétendues des interventions policières mais aussi lien direct entre les nuisances alléguées et son activité nocturne), resteront inconnus du commerçant.

Presque toujours, en effet, un tel recours demeure sans écho.

On objectera encore qu’en saisissant le tribunal administratif, l’épicier, cette fois, connaîtra le fin mot. Il est vrai que tout vient à point à qui sait attendre deux ans…

Quant à l’opportunité d’un référé-suspension, elle semble exclue, l’urgence faisant défaut. En la matière, on le sait, celle-ci s’entend exclusivement d’une chute du chiffre d’affaires mettant en péril le commerce considéré. Or, si la perte peut être notable, pareille extrémité, heureusement, ne semble jamais advenir pour cette raison.

En conclusion, il faut dire le mot et la chose : confrontés à un arrêté municipal les obligeant à fermer leur épicerie au début de la nuit à la seule fin de prévenir les nuisances causées par des individus qui s’y procurent de l’alcool, les commerçants sont juridiquement démunis.

Certes, répétons-le, s’il est saisi, le juge sommera le maire de s’expliquer. Certes encore, l’excessive rigueur de l’arrêté municipal l’exposera à son annulation probable. Reste que le temps de la justice n’est pas celui du commerce. Deux années, voire davantage, avant d’obtenir un jugement, rebuteront plus d’un épicier. Le temps pour lui de cuire dans son amertume, le couvercle rabattu…

II.2 L’épicier de nuit : faux coupable mais vraie victime.

Les limites de tels arrêtés sont connues. Elles le sont surtout des buveurs. Fermée, la nuit, l’épicerie de quartier ? Qu’importe : les aspirants à l’ivresse s’y livreront le jour voire, pour les plus provocateurs, cinq minutes avant la fermeture. Mieux, car moins cher, le jour même, on fera le plein au supermarché voisin. Mieux encore, d’un coup de volant, les plus retors - et les plus avisés - gagneront la commune voisine dont les épiceries ouvrent plus longtemps… Plus tard, tout ce petit monde voguera, titubera, hurlant à la cantonade dans les rues des épiciers depuis longtemps endormis. Endormis mais tenus bientôt pour responsables…

Quelque inquiétants soient-ils, ces constats valent peu, cependant, au regard de la question centrale qu’ils posent : de quel modèle politique ces interdictions municipales peuvent-elles dériver ? D’une démocratie libérale ? Nous peinons à le croire. Dans une démocratie libérale, le pouvoir politique doit s’interdire de spéculer sur le comportement des consommateurs. Le pire n’est jamais sûr : le buveur nocturne n’est pas forcément alcoolique. Le serait-il, il peut aussi rejoindre son domicile pour s’aviner en solitaire. Cela ne regarde pas le maire.

Dans tous ces cas, et même dans celui où le client aviné hurlerait à la lune, il n’est et ne peut y avoir qu’un responsable : ce client.

L’épicier a vendu un article autorisé. Nul n’en ignore les dangers en cas d’abus, à commencer par l’Etat (qui en connaît aussi les profits…). Le commerçant est donc hors de cause. Pourquoi, dès lors, l’empêcher d’exercer son métier à la nuit close ?

Faut-il décidément que notre Etat soit si exsangue pour qu’il préfère la censure à la sanction du juge ? Sans plus de résultat…

Etienne Colson, Avocat Barreau de Lille [->contact@colson-avocat.fr]

[1TA Besançon, 12 novembre 2020, n°1900487.

[2CE Ass.22 juin 1951, Fédération nationale des photo-filmeurs, n°00590 02551.

[3TA Nice, 6 juillet 2010, n°1001757.

[4TA Rouen, 31 janvier 2013, n°1101023.

[5Voir jugement cité en 1.

[6CAA Douai du 3 avril 2014, n°13DA00433.

[7TA Montpellier, 30 juillet 2021, n°210397.