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Revendications de première application thérapeutique dans les demandes de brevets européens. Par Matthieu Boulard, Ingénieur Brevets.
Parution : mercredi 30 novembre 2022
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Faut-il démontrer qu’un composé est adapté à chaque maladie pour que les revendications de première application thérapeutique soient suffisamment divulguées dans les demandes de brevets européens, demande Matthieu Boulard.

L’article 54(4) de la CBE, traitant de la première application thérapeutique, prévoit qu’il est possible de revendiquer une substance ou une composition connue pour une utilisation comme médicament, si ladite utilisation n’est pas connue. Cependant, l’Article 83 de la CBE précise qu’une invention doit d’être exposée dans la demande de brevet de façon suffisamment claire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exécuter.

Le respect simultané de ces deux articles est au cœur de l’affaire T 424/21 étudiée par la Chambre de Recours 3.3.04 de l’Office Européen des Brevets.

Quand une invention est-elle trop large pour être enregistrée ?

L’invention du cas d’espèce porte sur des protéines, notamment des anticorps, comprenant une ou plusieurs mutations induisant des effets pertinents sur le plan thérapeutique. Les protéines étant des molécules complexes d’acides aminés, constituant l’essentiel des matières organiques et des êtres vivants.

Lors de la procédure d’opposition, deux points de vue ont été présentés.

D’un côté, l’opposant a argumenté que l’invention ne fonctionnait pas pour un nombre important d’applications thérapeutiques et qu’en l’absence de sélection d’une liste de pathologies dans le brevet, il était nécessaire de recourir à de trop nombreuses expérimentations pour établir si les protéines couvertes par le brevet possédaient des effets concernant des maladies choisis arbitrairement.

Ainsi, l’opposant a expliqué que cela revenait à mettre en place un programme de recherche pour fournir un régime de traitement sûr et efficace, ce qui constituait une charge déraisonnable pour l’homme du métier. La conclusion de son argumentation étant qu’en l’absence d’une liste exhaustive de pathologies, toutes les molécules pertinentes n’étaient pas connues, et qu’une revendication de première application thérapeutique dans le cas d’espèce ne pouvait être suffisamment claire et complète au sens de l’Article 83 de la CBE.

Dans autre côté, le titulaire a quant à lui argué qu’il n’y avait aucune raison pour qu’une revendication de première application thérapeutique ne soit pas autorisée puisque dans le même brevet une revendication plus large couvrant lesdites protéines sans en spécifier l’utilisation avait été acceptée.

Le titulaire a aussi souligné que, sur la base des données fournies dans le brevet pour un nombre limité de protéines selon l’invention et des connaissances générales de l’homme du métier, ce dernier n’aurait pas de difficulté à identifier une protéine adaptée à un usage thérapeutique donné et de lui introduire une mutation selon l’invention pour l’utiliser dans une maladie dans laquelle la protéine était efficace.

La décision de la Chambre de recours.

Pour prendre sa décision, la Chambre de recours s’est intéressée à la jurisprudence concernant la question du caractère suffisant de la divulgation de première application thérapeutique. Cependant, la liste des décisions sur une question similaire n’est pas très étendue et concerne généralement la situation où, contrairement au cas d’espèce, la substance ou la composition est déjà connue (conformément à l’article 54(4) CBE 2000).

Cependant, pour la question de savoir si l’aspect "application thérapeutique" de la revendication est suffisamment divulgué, la Chambre de Recours a estimé que la distinction concernant la nouveauté de la substance ou de la composition n’est pas pertinente.

Elle a en particulier cité la décision G 5/83, motifs 15, dans laquelle la Grande Chambre de recours a déclaré qu’un inventeur peut obtenir une revendication de première application thérapeutique pour une substance connue sans devoir limiter ladite substance à une forme techniquement adaptée (pilule, poudre, sirop etc.) à une application thérapeutique spécifique. Ainsi pour la Grande Chambre de Recours, la protection appropriée était une revendication de produit limitée à une application thérapeutique large.

Dans la présente décision, la Chambre de Recours interprète cette déclaration comme signifiant que la Grande Chambre de Recours, bien que ne commentant pas explicitement l’article 83 CBE, ne voyait pas de problème général de suffisance de description pour une revendication large de première application thérapeutique et ne voyait pas la nécessité pour l’inventeur de se limiter à une application thérapeutique spécifique.

Par ailleurs, avant la décision G 5/83, la décision T 128/82 avait pris cette même direction concernant la pratique générale de l’Office Européen des brevets en mentionnant que : "Si un inventeur se voit accorder une protection absolue pour un nouveau composé chimique destiné à être utilisé en thérapie, le principe de l’égalité de traitement exigerait qu’un inventeur qui, pour la première fois, met un composé connu à la disposition d’une thérapie soit récompensé de manière correspondante pour sa prestation par une revendication de substance limitée à l’objet, en vertu de l’article 54(5) CBE, pour couvrir l’ensemble du domaine de la thérapie".

De plus, la décision T 128/82 précisait que :

« Le simple fait qu’il n’existe pas d’instructions concernant toutes et chacune des applications thérapeutiques spécifiques possibles ne justifie pas de limiter le champ d’application à l’application thérapeutique effectivement mentionnée. Cela ne serait pas conforme à la pratique générale de l’Office européen des brevets concernant les composés thérapeutiquement actifs ».

À la suite de l’analyse de tous les points soulevés dans la présente affaire, la Chambre de Recours a indiqué qu’elle ne peut déduire de la CBE aucune exigence selon laquelle une demande de brevet devrait démontrer qu’un composé est adapté à chaque maladie pour qu’une première utilisation thérapeutique soit suffisamment divulguée.

Ainsi, concernant le critère de suffisance de description nécessaire à l’obtention d’une revendication de première application thérapeutique [1], il suffit de démontrer qu’une substance ou une composition est adaptée à au moins une utilisation thérapeutique particulière et non à une liste exhaustive.

Matthieu Boulard, Ingénieur Brevets, Novagraaf, France Novagraaf - Conseils en Propriété Intellectuelle Brevets - Marques - Dessins & Modèles https://www.novagraaf.com/fr