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Cession de l’usufruit temporaire des parts sociales et droits d’enregistrement. Par Johanne Ponson et Aline Blanc Cuni, Avocates.
Parution : vendredi 9 décembre 2022
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Dans un arrêt du 30 novembre 2022 (n°Q 20-18.884), la chambre commerciale de la Cour de cassation a statué sur la question relative à l’assujettissement de la cession d’usufruit temporaire de parts de SCI au droit d’enregistrement de 5%.

I. En l’espèce, les associés de la SCI N. avaient cédé l’usufruit temporaire de leurs parts à la société R. par acte enregistré le 26 avril 2012. A cette occasion, le droit fixe de 125 euros prévu à l’article 680 du CGI avait été acquitté.

L’administration fiscale a soutenu que cet acte de cession était soumis au droit d’enregistrement proportionnel de 5% prévu à l’article 726, I, 2° du CGI, lequel énonce que :

« Les cessions de droits sociaux sont soumises à un droit d’enregistrement dont le taux est fixé …à 5% pour les cessions de participations dans des personnes morales à prépondérance immobilière (...) ».

La société R a assigné l’administration fiscale en décharge des droits supplémentaires mis en recouvrement après le rejet partiel de sa réclamation contentieuse.

La cour d’appel l’a déboutée de sa demande au motif que l’article 726 du CGI ne distingue ni la nature des droits immobiliers (nue-propriété ou usufruit) ni la nature de la « cession » (temporaire ou définitive) et qu’en tout état de cause les associés de la SCI, de par cette cession, ont perdu leur droit au bénéfice des dividendes et leur droit de vote afférent à ces parts sociales cédées.

Pour justifier son pourvoi, la requérante a développé devant la Cour de Cassation, l’unique moyen suivant :

« seules les cessions de participations dans les personnes morales à prépondérance immobilière sont soumises à un droit d’enregistrement dont le taux est fixé à 5% ; que la cession temporaire de l’usufruit de droits sociaux, dès lors qu’elle ne confère pas au titulaire une part du capital, mais seulement le droit temporaire de jouir et de percevoir les fruits de tels droits, n’est pas incluse dans le champ d’application de la taxe ; qu’en l’espèce, il résulte de l’acte de cession d’usufruit temporaire de parts sociales que (…) les associés de la SCI ont cédé pour une durée de vingt ans l’usufruit de leurs parts à la société R. ; que cette dernière n’est devenue propriétaire, avec la jouissance qui y est attachée, que de l’usufruit temporaire des parts sociales, les associés de la SCI demeurant propriétaires des parts et assumant le risque capitalistique qui s’y attache ; qu’en jugeant qu’une telle cession devait être regardée comme une cession de participations, la cour d’appel a violé l’article 726 du Code général des impôts ».

Ainsi la requérante a soutenu que la cession d’usufruit temporaire de parts ne pouvait être regardée comme une cession de participations.

Elle s’est attachée à établir ce qu’il fallait entendre par « participations » et « droits sociaux », notions auxquelles fait référence l’article 726 du Code général des impôts dont il convenait de définir le champ d’application.

La Cour de Cassation a fait droit au moyen et jugé que « la cession de l’usufruit de droits sociaux, qui n’emporte pas mutation de la propriété des droits sociaux, n’est pas soumise au droit d’enregistrement applicable aux cessions de droits sociaux ».

La Cour de cassation a cassé et annulé l’arrêt de la cour d’appel pour violation des articles 726 du Code général des impôts et 578 du Code civil.

Puis, elle a entendu faire application des dispositions de l’article 1015 du Code de procédure civile, L411-3 du Code de l’organisation judiciaire et 627 du Code de procédure civile, et a statué au fond.

La Cour de cassation a infirmé le jugement, annulé la décision de rejet du 16 mars 2015, et prononcé la décharge totale des droits d’enregistrement auxquelles la société a été soumise.

II. Une telle décision de la Cour de cassation, rendue en formation de section, qui sera publiée au bulletin présente un intérêt tant au regard du droit fiscal que du droit des sociétés.

Elle définit ainsi le champ d’application de l’article 726 du Code général des impôts, et énonce clairement que les cessions de l’usufruit de droits sociaux ne sont pas soumises au droit d’enregistrement des cessions des droits sociaux.

En d’autres termes, les cessions d’usufruit de droits sociaux ne sont pas soumises au droit d’enregistrement prévu par l’article 726 du Code général des impôts dont le taux varie selon la nature des parts et des sociétés, mais au droit fixe prévu par l’article 680 du Code général des impôts.

La Cour de cassation répond ainsi à une question inédite dont elle n’avait jamais été saisie et qui n’avait pas fait l’objet de grands débats doctrinaux.

La Cour de cassation donne la raison de la solution : la cession de l’usufruit de droits sociaux n’emporte pas mutation de la propriété des droits sociaux, à la différence de la cession des droits sociaux eux-mêmes. La Cour de cassation vise à cet effet l’article 578 du Code civil aux termes duquel l’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance. Ainsi l’usufruitier ne devient pas propriétaire de la chose : « dont un autre a la propriété ». Le nu-propriétaire conserve ladite propriété. Lui seul pourra céder les droits sociaux, à l’exclusion de l’usufruitier.

Le fait générateur des droits d’enregistrement étant le transfert de propriété des biens, s’il n’y en a pas, les droits ne sont pas applicables.

La chambre commerciale distingue en outre les droits sociaux eux-mêmes et l’usufruit de ces droits, approfondissant par là-même la notion d’associé.

III. La décision présente ainsi un intérêt au regard des droits des sociétés.

La Cour de cassation énonce en effet après avoir rappelé les dispositions de l’article 578 du Code civil : « Il en résulte que l’usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé qui n’appartient qu’au nu-propriétaire, de sorte que la cession de l’usufruit de droits sociaux ne peut être qualifiée de cession de droits sociaux ».

La Cour de cassation dénie clairement la qualité d’associé à l’usufruitier ; seul le nu-propriétaire est associé.

La Cour de cassation s’attache à l’origine des droits de l’usufruitier dans la société en citant l’article 578 du Code civil. Ces droits ne proviennent pas d’un apport que la personne aurait effectué pour devenir associé de la société ; mais d’un acte passé avec l’associé, propriétaire des droits sociaux qu’il a reçus en échange de son apport. Comme la Cour de justice de l’Union européenne l’a jugé, l’usufruit constitue un rapport de droit entre l’usufruitier et le propriétaire dont la propriété est diminuée de l’usufruit [1].

N’ayant pas procédé à un apport, n’ayant pas participé au capital de la société, l’usufruitier des parts sociales ne court aucun risque capitalistique ; en cas de faillite de la société, il ne perd rien. Il n’est donc pas associé à part entière : il a certes vocation aux bénéfices, c’est l’intérêt de l’usufruit, mais il ne participe pas aux pertes.

En outre, le nu-propriétaire des droits sociaux conserve le droit de participer aux décisions collectives sauf celles relatives à l’affectation du bénéfice qui sont réservées à l’usufruitier [2]. Le nu-propriétaire ne peut être privé de ce droit [3].

Enfin, seul le nu-propriétaire est propriétaire des titres reçus en échange de son apport. Lui seul peut en disposer.

IV. Cette décision s’inscrit dans un courant jurisprudentiel.

Ainsi, le Conseil d’Etat a aussi dénié la qualité d’associé à l’usufruitier en jugeant que : « si la qualité d’usufruitier permet une participation aux éventuels bénéfices, elle ne confère pas à son titulaire des droits équivalents, notamment vis-à-vis du capital et de l’exercice du droit de vote, à ceux d’un propriétaire détenteur du titre » [4].

En outre, avant de rendre la décision commentée, la Chambre commerciale a émis un avis, à la demande de la troisième chambre civile, selon lequel :

« il résulte de la combinaison de l’article 578 du Code civil et de l’article 39 alinéas 1er et 3 du décret n°78-704 du 3 juillet 1978 que l’usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé, qui n’appartient qu’au nu-propriétaire, mais qu’il doit pouvoir provoquer une délibération de associés sur une question susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance » [5].

La 3ème chambre civile de la Cour de cassation a très exactement suivi cet avis dans son arrêt du 16 février 2022 [6] affirmant que l’usufruitier de parts sociales ne pouvait se voir reconnaître la qualité d’associé qui n’appartient qu’au nu-propriétaire.

La chambre commerciale par la décision commentée a ainsi entériné sa position prise quelques mois plus tôt, et construit avec la 3ème chambre civile, une jurisprudence présentant tous les gages d’une certaine solidité.

Aline Blanc Cuni et Johanne Ponson Avocates au barreau de Paris

[1CJCE 22 décembre 2008, aff 48/07, 4ème ch, Belgique c/ Les vergers du vieux Tauves SA.

[2Com 31 mars 2004 n°03-16.694, B IV n°70.

[3Com 4 janvier 1994 n°91-20.256 B IV n°10 ; com 2 décembre 2008 n°08-13.185 ; civ 2ème 13 juillet 2005.

[4CE 20 février 2012 n°321224, 10ème et 9ème s.-s., sté Participasanh : RJF 5/12 n°454 ; CE 23 mars 2012 n°335860, sté financière Aubert, 3ème s.-s. : RJF 7/12 n°688.

[5Com, 1er décembre 2021 n°20-15.164.

[6Civ 3ème 16 février 2022 n°20-15.164, publié au Bulletin.