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Heures supplémentaires et temps excédentaires de trajet : le droit de la preuve à l’épreuve. Par Grégory Chatynski, Juriste.
Parution : lundi 12 décembre 2022
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L’arrêt de la Cour de cassation du 23 novembre 2022 (pourvoi n° 20-21.924) a beaucoup fait parlé de lui en ce que, désormais, le temps de trajet d’un salarié itinérant entre son domicile et son premier client, puis entre son dernier client et son domicile peut, dans certains cas, être pris en compte au titre des heures supplémentaires.
Cette question d’itinérance est une sérieuse épine juridique dans le pied des employeurs, et doit être sérieusement prise en compte.
Reste qu’en pratique, le droit de la preuve peut venir au secours de l’employeur.

Si cet arrêt admet désormais une exception à l’article L3121-4 du Code du travail, aux termes duquel « le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas un temps de travail effectif », son fondement juridique n’est pas nouveau : en effet, les faits de l’espèce ont conduit la Cour d’appel à considérer que « pendant les temps de trajet ou de déplacement entre son domicile et les premier et dernier clients, le salarié devait se tenir à la disposition de l’employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles ».

« Se tenir à la disposition de l’employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles » est une règle ancienne et régulièrement appliquée dans de nombreux contentieux, de sorte qu’il n’est pas surprenant de la voir ressurgir à l’occasion de l’analyse, et donc de la qualification, des temps de déplacement domicile/ premier client et dernier client / domicile (car entre deux clients, pas de débat, il s’agit d’un temps de travail effectif).

Mais pour qu’un salarié puisse revendiquer ce temps de déplacement comme un temps de travail effectif, et donc le paiement d’heures, voire d’heures supplémentaires, il doit avoir auparavant démontré « se tenir à la disposition de l’employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles ».

C’est-à-dire être en capacité d’exercer une activité professionnelle pendant un temps de conduite.

Car conduire non seulement n’est pas une activité professionnelle par elle-même pour qui n’aurait pas pour métier de conduire (taxi, chauffeur de bus ou de camion, livreur …), mais elle est de surcroit a priori incompatible avec la possibilité d’exercer une quelconque activité professionnelle en raison de la nécessité de respecter les règles de sécurité et de porter une attention particulière aux conditions de roulage.

Conduire et travailler = danger.

Les employeurs devraient rappeler cette simple égalité, et interdire aux salariés de tenter de travailler en roulant. De sorte qu’alors, le salarié ne pourra plus prétendre « se tenir à la disposition de l’employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles ».

Dans le cas d’espèce ayant donné lieu à l’arrêt de la Cour de cassation du 23 novembre 2022 (pourvoi n° 20-21.924), le salarié

« devait en conduisant, pendant ses déplacements, grâce à son téléphone portable professionnel et son kit main libre intégré dans le véhicule mis à sa disposition par la société, être en mesure de fixer des rendez-vous, d’appeler et de répondre à ses divers interlocuteurs, clients, directeur commercial, assistantes et techniciens, (de sorte qu’il) exerçait des fonctions de ’’technico-commercial’’ itinérant ».

C’est l’exemple donc de ce qu’il ne faut pas admettre :
- Ni travailler en roulant ;
- Ni créer les conditions de risques routiers.

Ainsi, juridiquement, si le salarié démontre (et la charge de la preuve repose sur ses seules épaules) s’être tenu « à la disposition de l’employeur » et s’être conformé « à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles », alors lui est ouvert le champ des revendications liées au paiement de ses heures, avec un fardeau de la preuve très allégé [1].

Mais s’il ne rapporte pas cette preuve, il peut tenter de solliciter l’application de l’article L3121-4 du Code du travail, en ce qu’il énonce également que

« si (le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail) dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l’objet d’une contrepartie soit sous forme de repos, soit sous forme financière. La part de ce temps de déplacement professionnel coïncidant avec l’horaire de travail n’entraîne aucune perte de salaire ».

Là encore, la charge de la preuve des conditions nécessaires à l’octroi de cette « contrepartie » repose sur les seules épaules du salarié :
- d’une part, au regard de l’article 9 CPC, aux termes duquel « Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention »,
- et d’autre part, quant au caractère inhabituel du temps de trajet [2].

Le salarié devra alors démontrer d’une part quel serait « un temps normal de trajet » entre son domicile et son lieu habituel de travail (à savoir, s’agissant d’un salarié itinérant, le secteur géographique contractuel), et d’autre part en quoi les trajets qu’il a effectués pour s’y rendre dépasseraient ce temps « normalisé ».

Faute d’y procéder, le salarié sera débouté de ses demandes.

Et démontrerait-il des déplacements « dépassant le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail  » qu’il ne pourrait revendiquer une « contrepartie », sous forme financière ou de repos, à des déplacements « excédentaires » que pour ceux des trajets qui ne coïncideraient pas avec son horaire normal de travail, car le maintien de salaire est assuré pendant l’horaire de travail.

Le salarié doit donc apporter des éléments quant aux lieux de travail (permettant de déterminer un trajet habituel ou non), et donc, pour les itinérants, les points d’arrivée ainsi que les horaires exacts de ses déplacements qui coïncideraient, ou pas, avec son horaire normal de travail.

C’est exactement ce que vient de décider le Cour d’appel de Nancy dans un arrêt du 17 novembre 2022 [3], en ces termes :

« En application des articles L3121-4 et L3171-4 du Code du travail, la charge de la preuve du temps de trajet inhabituel n’incombe spécialement au salarié que pour la demande de contrepartie soit sous forme de repos, soit sous forme financière.

En l’espèce, (le salarié) a produit (tels documents…). Or, en premier lieu, l’intimé n’a pas soustrait de ce temps de déplacement le temps normal de trajet entre son domicile et son lieu de travail, qu’il n’a pas défini préalablement alors que, par application de son contrat, celui-ci s’étendait à l’ensemble des départements lorrains, soit la Meuse, les Vosges, la Meurthe-et-Moselle et la Moselle. Seule cette part excédentaire de déplacements peut pourtant faire l’objet d’une contrepartie, et les calculs effectués par (le salarié) gonflent donc de manière considérable la contrepartie qu’il considère lui être due.

En deuxième lieu, à plusieurs reprises, (le salarié) n’a pas noté où se trouvaient les clients concernés ( …), ce qui rend impossible la vérification des temps de trajet annoncés (…). (…) la preuve des dépassements par (le salarié) du temps normal de trajet entre son domicile et son lieu habituel de travail, dans les proportions correspondant au calcul auquel il a procédé pour aboutir aux sommes qu’il sollicite à ce titre, n’est pas rapportée ».

Les règles sont claires : pas de preuves rapportées par le salarié = débouté de ses demandes.

Si l’arrêt de la Cour de cassation du 23 novembre 2022 [4] peut provoquer quelques sueurs froides à certaines entreprises, le droit de la preuve (trop peu utilisé à mon sens dans la défense des intérêts des employeurs) peut les aider à contester des prétentions, ou à en amoindrir les conséquences financières.

Grégory Chatynski Responsable juridique droit social Ancien Conseiller prud'homal Employeur, Industrie Conseiller prud'homal Employeur, Encadrement (2023-2025)

[1Article L3171-4 du Code du travail - nombreux articles sur le sujet, je n’y reviens pas.

[2Cass. soc., 15 mai 2013, no 11-28.749.

[3Chambre sociale section 2, RG n°21/02322.

[4Pourvoi n° 20-21.924.