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Propriété intellectuelle : du "Copyright troll" au "Parasitus imagines", petit traité d’histoire naturelle. Par Jean-Marie Léger, Avocat.
Parution : lundi 12 décembre 2022
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Certains contrefacteurs n’hésitent pas à invoquer le « copyright trolling » pour tenter de se soustraire aux conséquences préjudiciables de leur actes. Mais de quoi parle-t-on au juste ? Le « troll », bête inconnue dans nos contrées, serait en fait un abuseur. Mais qui abuse de la victime d’une utilisation illicite de ses biens ou de l’utilisateur indélicat ? Il se pourrait bien que ce ne soit pas celui qu’on croit. Les « parasites de l’image », voilà bien, nous semble-t-il les « vilaines » bêtes de notre histoire.

Mêlant le style « fantasy » au marketing anglicisé, l’expression séduit. Quoi de plus laid en effet qu’un vilain troll mal dégrossi ? Jetée au visage de l’empêcheur de contrefaire en rond, l’expression, tel un sortilège ou un jet de venin, est censée terrasser la malheureuse victime de l’utilisation illicite.

A en croire ses thuriféraires, solliciter une indemnisation pour l’usage non autorisé d’une œuvre confinerait à l’escroquerie. Car le « copyright trolling » si tant est qu’on prenne la peine de se pencher sur la notion, recouvre des pratiques à la forte odeur de soufre.

Mais qu’est-ce au juste ?

« Le copyright troll » : un monstre inconnu dans nos contrées.

Faute de jurisprudence, le « troll » du « copyright » n’appartient pas à l’une des espèces dûment cataloguées par les naturalistes du Palais. Un arrêt isolé de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 17 juin 2021 (aff. C-597/19) fournit, a contrario, un premier descriptif de la bête. La bête n’est pas :
- L’exploitant de droits d’auteur dont il est bel et bien titulaire (& 62) ;
- Une entreprise spécialisée dans le recouvrement de dommages et intérêts, le titulaire de droits d’auteur étant libre d’externaliser ce recouvrement sans que sa situation doive être moins favorable que celle d’un auteur agissant directement pour la défense de ses droits (& 77).

Le portrait-robot du monstre est à peine esquissé par la Cour. C’est que le « copyright troll » serait une sous-espèce du « patent troll », né aux Etats-Unis dans les années 2000. Ce « patent troll » acquiert des brevets d’invention, non pas pour les exploiter, mais dans le seul but d’obtenir des indemnisations auprès d’entreprises supposées contrefactrices desdits brevets. De la famille des parasites, le « patent troll » s’apparente à une chauve-souris hématophage. Son activité n’est pas pour autant illégale même si la Cour Suprême des Etats-Unis s’est efforcée d’en limiter les nuisances.

Une variante européenne d’ores et déjà domestiquée.

Pour la CJUE, le « troll » dont il faudrait se méfier est avant tout un « abuseur ». Il abuse de son droit nous disent les juges européens. L’abus de droit est une notion plus familière à nos climats tempérés. Le « monstre » n’est plus qu’une vilaine bête que la jurisprudence se garde bien de confondre avec la victime avérée d’une utilisation illicite de ses biens.

L’abus de droit suppose en effet la mauvaise foi, une intention de nuire ou une erreur grossière équivalente au dol. Le titulaire du droit agit sans utilité pour lui, avec malveillance ou dans un but étranger à l’exercice légitime de ses prérogatives.

L’exercice d’un droit ne peut dégénérer en abus que dans des circonstances particulières qu’il appartient au juge de préciser.

Il importe en effet que toute personne puisse faire respecter les prérogatives que lui confère la loi.

Une victime n’est pas un « troll ».

De nombreux photographes, banques d’images et agences de presse sont victimes de l’utilisation non autorisée et, a fortiori, non rémunérée, des photographies dont ils détiennent les droits d’exploitation.

Ce phénomène génère un important manque à gagner et fragilise un secteur économique essentiel à la liberté d’informer. Afin de lutter contre ce pillage, les professionnels de la photographie font désormais appel à des prestataires spécialisés, tels que PicRights, Pixtrakk, Permission machine, Rights Control ou Coppytrack, qui disposent notamment des outils logiciels nécessaires à l’identification des usages illicites. Ces démarches nécessitent en effet d’importants investissements qu’un acteur isolé du marché, d’ores et déjà affecté par le pillage de son fonds, n’est pas en mesure de réaliser. Ces prestataires permettent une mutualisation des moyens tant technologiques qu’humains nécessaires à la recherche de solutions amiables.

Voici pourtant ceux que certains désignent du nom peu flatteur de « copyright troll » espérant ce faisant dénigrer l’adversaire en l’accusant, a priori et sans autre forme d’analyse, d’abuser de ses droits.

Mais qui abuse ?

Pour l’avocat général de la CJUE, dont on rappelle qu’il donne un avis éclairé à la Cour sur les affaires dont il est saisi,

« un copyright troll est une personne qui, ayant acquis des droits d’exploitation limités sur des œuvres protégées, ne les exploite pas en réalité, mais se limite à demander des indemnités aux personnes qui portent atteinte à ces droits, notamment sur Internet, le plus souvent sur des réseaux de partage des fichiers, tels que les réseaux peer-to-peer ».

Les banques d’images, photographes et agences de presse dont le métier consiste à réaliser, gérer et commercialiser des clichés ne peuvent en aucun cas correspondre à cette définition. Ce sont pour la plupart des acteurs reconnus du monde de l’image. En défendant leurs droits, ils défendent leurs métiers.

L’avocat général rappelle au demeurant que la recherche d’une solution amiable à des usages non autorisés n’est pas illégale, rien n’interdisant à une victime « de renoncer à des actions en justice s’il ne les considère pas opportunes ni de rechercher des solutions à l’amiable dans des litiges qui l’opposent aux contrevenants aux droits d’auteur ». La Cour de Justice confirme « qu’il ne saurait être considéré que, dans le cadre du système de protection de la propriété intellectuelle …, la recherche d’une solution amiable soit proscrite ».

L’abus de droit implique un détournement effectif de la règle à des fins autres que celles pour lesquelles elle a été édictée. Solliciter à l’amiable l’indemnisation d’un préjudice causé par la violation d’un droit exclusif d’exploitation, dont il est par ailleurs avéré qu’il est effectivement exercé, s’inscrit pleinement dans les finalités pour lesquelles un tel droit est légalement protégé.

Alors qui de l’utilisateur indélicat ou de la victime est ici l’abuseur ?

Une victime peut transférer ses droits à indemnisation à un prestataire externe.

Pour l’avocat général,

« chaque titulaire d’un droit d’auteur ou d’un droit voisin a le droit d’autoriser une autre personne, au moyen d’un mandat ou d’un autre acte juridique d’autorisation, à exercer ses droits en son nom, en particulier pour réclamer la réparation due pour la violation de son droit ».

Cette analyse est partagée par la CJUE (&77) laquelle souligne que ce type d’externalisation est d’ailleurs répandue dans de nombreux secteurs.

Ainsi, les victimes d’usage non autorisés sont parfaitement en droit de transférer à des prestataires externes le recouvrement amiable des indemnités destinées à compenser les préjudices qu’elles subissent.

Et en l’absence d’originalité ?

Certains prétendent que l’abus résulterait de ce que les œuvres utilisées sans autorisation ne sont pas toujours protégeables par le droit d’auteur. L’originalité requise leur fait défaut.

L’originalité étant définie comme « un parti pris esthétique manifestant la personnalité de son auteur », il arrive régulièrement qu’elle soit contestée, le débat ne trouvant le plus souvent une réponse définitive qu’à l’issue d’un procès. C’est en effet au juge qu’il revient de retenir ou non son existence. La notion, malléable, nécessitant une analyse subtile et souvent incertaine, se prête mal à la négociation amiable, chacune des parties fourbissant des arguments inconciliables. Est-ce à dire que la victime abuserait de son droit à solliciter la protection du droit d’auteur ? Non puisqu’il est bien fondé à la solliciter devant le juge. Que celui-ci la lui accorde ou non a d’autant moins d’incidence sur son droit à faire respecter son « droit » que la victime peut également se fonder sur la responsabilité civile.

Pour l’utilisateur non autorisé, il s’est agi, rappelons-le, de copier/coller sur son site une photographie glanée à la billebaude sur un moteur de recherche, un site bénéficiant d’une licence effectivement payée ou, pire encore, sur la plateforme de la victime. Ce simple copier/coller le dispense de tout travail, de tout effort et de toute dépense. Il s’est servi sur internet comme un passant peu scrupuleux à l’étale même d’un commerçant, croquant la pomme sans juger nécessaire de la payer.

Or, une photographie, fut-elle ou non esthétiquement remarquable, est le fruit d’un travail et de nombreux investissements. Elle est le fruit en premier lieu du travail du photographe, elle est ensuite celui de la banque d’images ou de l’agence de presse, laquelle réalise d’importantes dépenses pour obtenir, classer, répertorier, mettre en ligne et commercialiser les clichés.

Profiter indûment du travail des autres sans daigner les rémunérer est une faute, un parasitisme avéré, sanctionné par les tribunaux.

Là encore, la recherche amiable d’une indemnisation n’est que l’exercice légitime d’un droit, le plus essentiel sans doute, le droit d’obtenir une rémunération pour son travail.

Du « Parasitus imagines ».

Une agence de presse, une banque d’image, un photographe ou le tiers mandaté pour rechercher à l’amiable l’indemnisation des préjudices résultant de l’utilisation non autorisée d’une photographie est une victime et non cet animal imaginaire que, sous le vocable importé de « copyright troll », on cherche de mauvaise foi à enlaidir.

De « troll », il n’y en a point. Quant à l’abus de droit, l’exercice d’une démarche amiable ou judiciaire pour obtenir l’indemnisation d’une utilisation contrefaisante ou fautive d’une œuvre ou d’un travail n’a jamais en soi constituer un abus, sauf à rendre coupable le fait d’être victime. Si tel était le cas, l’Etat de droit serait bien mal en point.

Alors, le copieur/colleur d’un cliché trouvé sur internet ne serait-il pas l’abuseur ?

S’exonérant de tout effort et toute dépense, ce « parasite de l’image » ou « Parasitus imagines » n’a-t-il pas quant à lui tous les défauts d’un troll ?

Jean-Marie Léger, avocat associé, Barreau de Paris Cabinet Enthémis www.enthemis.com [->jean-marie.leger@enthemis.com]
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