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Ordonnances de la Cour Africaine des droits de l’Homme et des Peuples dans deux affaires récentes. Par Bamba Nonféni Michel Zarationon, Etudiant.
Parution : lundi 26 décembre 2022
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Le 16 décembre 2022, la Cour Africaine des droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) a rendu deux ordonnances faisant suite à des demandes d’indication de mesures provisoires qui lui ont été adressées par des requérants d’origine tunisienne concernant les élections législatives prévues pour le 17 Décembre 2022. Il s’agit respectivement des ordonnances rendues dans les affaires Maher Ben Mohamed Taher Zayd et Salaheddine Kchouk contre la République de Tunisie.

Ces affaires, qui ne sont, sans doute, pas passées inaperçues pour les « mordus » du contentieux international, et pour les esprits subtils qui s’intéressent au contentieux des droits de l’Homme devant la CADHP, n’ont manqué de sublimer les efforts des juges de la Cour d’Arusha, qui ont par l’effet d’un raisonnement plus que stimulant, rendus des décisions qui apportent de la matière à la technicité du caractère cognitif du contentieux des droits de l’Homme. On peut à ce sujet relever que la littérature sur les mesures provisoires a été de nouveau servie.

A l’origine de la première affaire, est une « dissolution » prononcée par le Président de la République Tunisienne contre le Parlement. En effet, il est loisible de lire littéralement des paragraphes 4 à 7 de la décision que :

« 4. Le Requérant allègue la violation de la Constitution de l’État défendeur par le Président de la République. Il soutient à cet égard que le Président a pris des mesures qui ne relèvent pas de ses compétences, notamment en suspendant l’Assemblée des représentants du peuple et en dissolvant le gouvernement. Le Requérant indique que, par la suite, le Président a dissout l’Assemblée des représentants du peuple et suspendu les indemnités de ses membres, notamment les salaires, l’assurance-maladie et les indemnités de voyage
5. Le Requérant allègue en outre que le Président de la République a qualifié les députés de vermines, de criminels et de bons à rien, et qu’il a en outre accusé 3 ces derniers de toucher des pots-de-vin pour faire passer certaines lois. Le Requérant rapporte qu’il a été arrêté le 30 juillet 2021 et traduit devant un tribunal militaire sous le chef d’accusation d’atteinte à la sûreté de l’État. Il ajoute que, dans une autre affaire, le même tribunal militaire l’a également condamné à trois (3) ans de prison.
6. Le Requérant rapporte que le 2 novembre 2021 et le 2 août 2022 des hommes armés habillés en civil ont fait irruption chez lui à deux reprises. Il ajoute que les autorités les auraient empêchés, lui et son fils détenteur d’un passeport américain, de se rendre à l’étranger.
7. Le Requérant soutient enfin que le Président de la République a omis de déclarer son état de santé physique et psychologique, ce qui accentue la peur et l’anxiété quant au sort du pays, eu égard aux décisions et ordonnances incompréhensibles qu’il prend au gré de ses caprices
 » [1].

Quant à la deuxième affaire, au trait particulièrement imbibé de la première affaire :

« Le sieur Salaheddine Kchouk est un ressortissant tunisien. Il allègue que l’État défendeur en promulguant les décrets 54 et 55-2022 a violé les droits de l’égalité entre l’homme et la femme, l’égalité de chances, la liberté d’expression, l’inviolabilité du domicile et la confidentialité des correspondances » [2].

De la lecture conjointe de ces deux affaires, il est donné de lire que les requérants avaient, dans leurs demandes en indication de mesures provisoires formulées, sollicité de la Cour le rendu d’« une ordonnance enjoignant à l’État défendeur de surseoir à l’organisation des élections législatives prévues le 17 décembre 2022, en raison de l’existence d’un parlement légitime démocratiquement élu par le peuple tunisien, dont le mandat arrive à terme dans deux ans, c’est-à dire en novembre 2022 ».
Ce qui ne manquait pas de mettre la Cour dans une posture non naturellement favorable en raison de l’enjeu caractérisé par « la suspension d’une élection ».

Toutefois, sans se délier dans l’analyse, de l’enjeu politique qui est tout aussi apparent, dans les décisions précitées, un élément mérite de retenir toutes les attentions. Il s’agit du rappel vif par la Cour, de la sacralité du principe selon lequel, « toute demande de mesures provisoires doit nécessairement avoir un lien apparent avec les droits invoqués au fond ».

En effet, dans l’affaire Maher Ben Mohamed Taher Zayd c. République de Tunisie, les juges ont par une expression claire affirmée :

« 34. qu’il n’existe aucun rapport entre la demande de sursis à la tenue de l’élection concernée et les droits allégués par le Requérant dans la Requête introductive d’instance. En effet, les violations alléguées ne le sont pas dans le contexte de l’élection dont la suspension est demandée
35. que si les demandes liées à la légitimité du Parlement dissout et du Parlement qui sortirait de l’élection prévue pour le mois de décembre 2022 se rapportent à la cause au fond, il est évident que la Cour risquerait d’entamer le fond si elle faisait suite à la demande de sursis en l’espèce
 ».

En des termes clairs, il convient de retenir que selon la Cour, les demandes à elle adressées par le requérant sont non seulement dénuées de la demande au fond faite au travers de la requête introductive d’instance, mais aussi de nature à préjudicier le fond de l’affaire.
On se rappelle, dans cet élan, des écrits du Professeur Robert Kolb. En effet, pour ce dernier, les mesures provisoires « demandées par les parties doivent viser à préserver les droits invoqués dans l’instance au fond, c’est-à-dire les droits formant l’objet de la décision finale. Il n’est pas admissible de demander la protection de droits autres que ceux formant l’objet de la décision finale » [3].

C’est ce qui explique le fait que les juges ont fait observer dans leur raisonnement qu’ « il y’a lieu de déterminer une connexion entre les mesures demandées et la cause au fond ».
En d’autres mots, il appartiendra au requérant de s’assurer que la demande en indication de mesures provisoires qu’il introduit, a un lien avec les droits dont il requiert la protection au fond. Mais, il est tout aussi important de relever que cet élément de connexion ne passe pas par une démonstration approfondie, mais par la mise en exergue d’un « lien apparent », qui apparait comme un « pont » entre les demandes au titre de mesures provisoires et les droits à protéger au fond, dans la fin d’éviter d’avoir à préjuger du fond. Ce qui achève de mettre en évidence le caractère fondamental de cette condition dans le prononcé des ordonnances portant mesures provisoires.

Dans le cadre de cette étude au caractère technique, nous tenterons, à la lumière de la jurisprudence de la CADHP au sujet des mesures provisoires, une théorisation de la signification de l’apparence (1) avant de démontrer le fondement du lien de connexion ou d’apparence recherché (2).

1. La signification de l’apparence entre les mesures demandées et les droits à protéger.

Les traits de l’apparence.

Relativement, aux traits de l’apparence, nous entendons ici mettre l’accent sur les différents éléments qui doivent nécessairement être apparents dans le cadre de la demande en indication de mesures provisoires afin que les conditions matérielles d’indication des mesures provisoires soient satisfaites. A ce sujet, la démarche consiste en le fait pour le requérant de démontrer que les droits dont il demande la protection de manière préventive sont à première vue, les mêmes droits dont il entend dénoncer la violation au fond. Ainsi, il ne s’agit pas là pour le requérant de démontrer qu’il y’a eu une violation de ses droits, cela étant réservé pour les discussions au fond, mais de démontrer une juste apparence. Ceci, en ce sens où, dans le cadre des mesures provisoires, l’on ne peut et ne doit véritablement chercher à savoir si les droits au fond dont la violation est alléguée existent ou sont fondés. Mais, juste s’attarder à démontrer que, la demande en indication de mesures provisoires est toujours dans la même veine que la procédure initialement engagée. Alors, il faudra convaincre la Cour ; car, comme le relève Robert Kolb, la Cour « ne refusera les mesures provisoires que dans les cas où ces droits sont manifestement inexistants, car la compétence "prima facie" relativement à l’objet du litige fait défaut ».
Dès lors, l’apparence ici recherchée repose sur ce qui est manifestement perceptible. C’est justement ce que tente de nous faire comprendre la décision de la CADHP dans l’affaire Adama Diarra dit Vieux Blen c. Mali. Dans cette décision, les juges de la CADHP avaient refusé la demande du requérant tendant à l’annulation du mandat de dépôt et du refus d’enrôlement des demandes de mise en liberté au motif « qu’elle est de telle nature que son examen exigerait de se prononcer sur le fait de savoir si les actes procéduraux posés par les juridictions internes sont conformes à la Charte. Il s’ensuit qu’un tel examen entamerait la cause au fond ». Ce qui nous amène à la question de la non affection des droits au fond.

La non affectation des droits du fond.

L’exigence d’un lien apparent ou de « connexion » entre les droits du fond à protéger et les droits dont la protection est demandée au travers des mesures provisoires repose sur la volonté d’éviter une affectation des discussions au fond. Autrement dit, cette exigence a pour objet d’éviter que par le biais des demandes en indication de mesures provisoires, que certaines parties profitent de l’instance pour se procurer des avantages indus. Cela va sans dire, qu’il faut juste que, la Cour soit rassurée de ce qu’il existe juste une apparence prima facie. C’est cette assurance qui de manière irrévocable permettra à la Cour d’être convaincue que, les droits qu’elle protégera au travers des mesures provisoires, ne soient pas totalement étrangers à la procédure engagée devant elle si bien entendu, les conditions tenant à l’urgence et au caractère irréparable des violations sont satisfaisantes. Il ne s’agit donc pas d’une démonstration pratique de l’existence d’une violation des droits consacrés par les instruments juridiques de protection des droits de l’Homme, qui est demandée à la Cour. Mais, en même temps, la Cour cherche également à éviter que les discussions à venir au fond soient vidées de leur objet.
Quid du fondement du lien d’apparence exigé ?

2. Le fondement du lien de connexion recherchée.

De la sauvegarde des droits du fond.

Le fondement du lien exigé entre les droits pour lesquels les mesures provisoires sont sollicitées et les droits du fond s’inscrit dans la foulée de la préservation, voire de la sauvegarde de l’objet des discussions au fond. Cela, apparait d’autant plus nécessaire, dans la mesure où, il n’est pas à exclure que les mesures provisoires, une fois prononcées sont susceptibles d’avoir une incidence sur les droits de fond. En fait, soit elle permet la conservation de l’objet du litige, donnant ainsi un sens aux discussions au fond, soit elles ont négativement l’effet de crisper le litige, par la non satisfaction d’une partie par rapport aux mesures prononcées. Ainsi, on se doit de comprendre que, le lien d’apparence ou de connexion, exigée par la Cour n’a pour seule finalité que la protection des droits du fond. On peut, dans la même perspective être admis à dire que, la Cour ne saurait ainsi prononcer des mesures provisoires que si et seulement si elle est rassurée de ce que, la protection est destinée à une protection des droits au fond avant qu’une décision finale efficace n’intervienne.

À la mise en place d’une précaution.

Même si la sauvegarde des droits au fond apparait à première vue comme le fondement du lien, la précaution reste tout de même un aspect, même s’il est non apparent. Ici, nous entendons mettre en exergue l’idée selon laquelle, l’exigence d’un lien apparent avec les droits du fond apparait comme étant foncièrement un élément de justification que la Cour exige dans le but de ne pas rendre une décision prématurée. En effet, partant de cette idée, on admet que le fait de ne pas s’atteler à une vérification mimée de précautions quant à la portée des décisions à prendre peut s’avérer préjudiciable pour le fond. Ainsi, la Cour, en ne décidant de prononcer les mesures provisoires que dans les cas où elle estime fondée sa compétence « prima facie » et existantes les conditions matérielles s’attachant à la procédure des mesures provisoires, se rassure de son entreprise. Il s’ensuit que, cela permet à la Cour de faire non seulement droit aux demandes des parties mais aussi de veiller au respect de certaines exigences procédurales.

Bamba Nonféni Michel Zarationon, Etudiant à l'Université de Bretagne Occidentale (France). Membre fondateur du blog Parlons Droit et Politique. Membre de la Francophonie Innovation.

[1Affaire Maher Ben Mohamed Taher Zayd c. République de Tunisie, Requête n° 005/2022.

[2Affaire Salaheddine Kchouk c. République de Tunisie, Requête N° 006/ 2022

[3Robert Kolb, La Cour Internationale de Justice, Éditions Pedone, Paris, 2013, p. 645

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