Village de la Justice www.village-justice.com

La constitutionnalisation du droit à l’avortement : un enjeu juridique ou symbolique ? Par Justine Bourgeois, Avocat.
Parution : jeudi 29 décembre 2022
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/constitutionnalisation-droit-avortement-enjeu-juridique-symbolique,44657.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

« Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme - je m’excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes. C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame » - Simone Veil, Discours de présentation du projet de loi devant l’Assemblée nationale, le 26 novembre 1974.

Article mis à jour par son auteure en avril 2024.

Le droit à l’avortement a été consacré en France par la loi n°75-17 du 17 janvier 1975 dite loi Veil adoptée le 20 décembre 1974 et entrée en vigueur le 17 janvier 1975 pour une durée expérimentale de cinq ans. Le texte prévoyait alors que

« La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse. Cette interruption ne peut être pratiquée qu’avant la fin de la dixième semaine de grossesse ».

Ces dispositions adoptées pour une durée expérimentale de cinq années sont devenues définitives grâce à l’adoption de la loi n°79-1204 du 31 décembre 1979.

Depuis cette date, les évolutions législatives en France ont conduit à un renforcement de la protection du droit à l’avortement et à un élargissement des conditions permettant d’y recourir. Par une loi n°2001-588 du 4 juillet 2001, le délai est ainsi passé de dix semaines à douze semaines de grossesse.

Puis, c’est en 2014 que le droit à l’avortement a été ouverte à toutes les femmes, et non plus seulement à celles placées « dans un état de détresse ». La loi n°2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes a ainsi modifié l’article L2212-1 du Code de la santé publique comme suit :

« La femme enceinte qui ne veut pas poursuivre une grossesse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse. Cette interruption ne peut être pratiquée qu’avant la fin de la douzième semaine de grossesse ».

En 2016 ensuite, par la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016, cet article a été modifié afin de permettre aux sages-femmes de pratiquer une interruption volontaire de grossesse mais également d’y insérer un droit à l’information de toute personne et un devoir des professionnels de santé d’informer les patients sur l’interruption volontaire de grossesse :

« La femme enceinte qui ne veut pas poursuivre une grossesse peut demander à un médecin ou à une sage-femme l’interruption de sa grossesse. Cette interruption ne peut être pratiquée qu’avant la fin de la douzième semaine de grossesse.
Toute personne a le droit d’être informée sur les méthodes abortives et d’en choisir une librement.
Cette information incombe à tout professionnel de santé dans le cadre de ses compétences et dans le respect des règles professionnelles qui lui sont applicables
 ».

Enfin, le 2 mars 2022 par la loi n°2022-295 visant à renforcer le droit à l’avortement, le délai permettant de recourir à l’avortement est passé de douze à quatorze semaines de grossesse.

Comme le corollaire de ce droit longtemps réprimé, la clause de conscience permettant à un professionnel de santé de refuser de pratiquer ou de concourir à un avortement a toujours été maintenue. En effet, aujourd’hui encore, l’article L2212-8 du Code de la santé publique énonce que :

« Un médecin ou une sage-femme n’est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse mais il doit informer, sans délai, l’intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom de praticiens ou de sages-femmes susceptibles de réaliser cette intervention selon les modalités prévues à l’article L2212-2.
Aucune sage-femme, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical, quel qu’il soit, n’est tenu de concourir à une interruption de grossesse.
Un établissement de santé privé peut refuser que des interruptions volontaires de grossesse soient pratiquées dans ses locaux. Toutefois ce refus ne peut être opposé par un établissement de santé privé habilité à assurer le service public hospitalier que si d’autres établissements sont en mesure de répondre aux besoins locaux
 ».

Cette libéralisation du droit à l’avortement a eu lieu en France, mais également dans d’autres pays d’Europe tel qu’en Irlande où l’avortement est devenu légal seulement le 1er janvier 2019 à la suite d’un référendum du 25 mai 2018 ou en Espagne où le délai permettant d’avoir recours à l’avortement a été élargie à 14 semaines et 21 semaines en cas de danger pour la mère ou l’enfant mais également en Argentine où il a fallu attendre le mois de décembre 2020 pour que l’avortement soit enfin légalisé.

Toutefois, parallèlement, plusieurs pays ont restreint les conditions d’accès à l’avortement. En effet, sans remettre en cause le droit à l’avortement en tant que tel, plusieurs pays ont usé de moyens ayant pour objet ou pour effet de limiter la pratique de l’avortement ; au Portugal, alors que le recours à l’avortement était gratuit, il est désormais intégralement à la charge des patients depuis le mois de juillet 2021, en Hongrie, le gouvernement a rendu obligatoire la nécessité « d’écouter les battements de cœur du fœtus » avant tout avortement…

Les contrastes dans les législations se sont intensifiés au cours de l’année 2022 alors que le 21 février 2022, la Cour constitutionnelle de Colombie a autorisé le recours à l’avortement pour tous motif jusqu’à 24 semaines de gestation lequel n’était auparavant autorisé qu’en cas de viol, de danger de la mère ou de malformation compromettant la survie du fœtus, les Etats-Unis, quant à eux, sont revenus sur ce droit fondamental proclamé en 1973. En effet, la Cour suprême américaine est revenue sur sa jurisprudence Roe versus Wade de 1973 qui consacrait le droit à l’avortement au niveau fédéral permettant ainsi à plusieurs états américains d’interdire ou restreindre drastiquement le recours à l’avortement.

Cette situation a conduit la France à s’interroger sur les risques pesant sur le droit à l’avortement, consacré en 1975 et progressivement renforcé depuis lors. C’est dans ce contexte que le projet de constitutionnalisation du droit à l’avortement s’est engagé en France.

Plusieurs propositions de loi constitutionnelles ont été déposées sur ce sujet, dont l’une a été rejetée par le Sénat le 19 octobre 2022 considérant que la situation en France ne justifiait pas l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution.

Après plusieurs atermoiements concernant la place du droit à l’avortement dans la Constitution, notamment sur la possibilité de modifier l’article 1er de la Constitution, les débats à l’Assemblée nationale ont conduit à l’idée d’introduire un nouvel article, l’article 66-2 au sein de la Constitution du 4 octobre 1958. Finalement, c’est à l’article 34 de la Constitution que les parlementaires ont décidé d’intégrer la "liberté" de recourir à l’avortement. Il faut souligner que l’article 34 de la Constitution est l’article qui détermine le domaine de compétences de la loi, c’est-à-dire le domaine d’intervention du législateur, mais ne concerne pas les droits individuels.

Les droits et libertés individuels à valeur constitutionnelle découlent des dispositions du préambule de la Constitution de 1946 ainsi que de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Au fil des évolutions sociétales, le Conseil constitutionnel a consacré de nombreux droits et libertés individuels comme ayant valeur constitutionnelle ; outre les principes fondamentaux des lois de la République lesquels ont pour objet de consacrer une valeur constitutionnelle à des principes antérieurs à 1946, il est loisible au Conseil constitutionnel de consacrer des principes à valeur constitutionnelle.

C’est ainsi que le Conseil constitutionnel a considéré que le droit de recourir à un avortement constitue une liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (Décision n°2017-747 DC du 16 mars 2017).

Cette consécration, loin d’être purement symbolique, impose au Conseil constitutionnel d’examiner la conformité de toutes dispositions législatives à la liberté de la femme, dont le droit à l’avortement est une composante.

Ainsi, si le législateur adoptait des dispositions législatives interdisant le recours à l’avortement, celles-ci seraient assurément censurées par le Conseil constitutionnel en raison de la méconnaissance de la liberté de la femme, garantie par la Constitution.

La constitutionnalisation du droit à l’avortement n’apportera aucune garantie supplémentaire.

La loi constitutionnelle n°2024-200 du 8 mars 2024 a ainsi inséré l’alinéa suivant à l’article 34 de la Constitution : "La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse".

Ces termes ne sont pas anodins, et démontrent à eux seuls l’absence d’effet, autre que symbolique, de la constitutionnalisation du droit à l’avortement. Les droits à valeur constitutionnelle n’ont pas une portée absolue, et ne s’appliquent que dans les conditions fixées par la loi.

Les conditions et limites du droit à l’avortement restent fixées par la loi ; ainsi, le législateur pourrait parfaitement restreindre l’accès à l’avortement, notamment en prévoyant un délai d’accès plus court, sans méconnaître l’article 34 de la Constitution.

De ce point de vue, la constitutionnalisation du droit à l’avortement n’apporte aucune garantie particulière puisque seule l’interdiction totale et absolue du droit à l’avortement sera censurée par le Conseil constitutionnel, comme elle l’aurait déjà été avant l’adoption de la loi constitutionnelle du 8 mars 2024.

La garantie du droit à l’avortement repose, encore, essentiellement sur le contrôle réalisé par le Conseil constitutionnel.

A cet égard, il existe une voie qui permettrait de sanctuariser le droit à l’avortement, c’est la protection apportée par le Conseil constitutionnel à certaines libertés par ce qui est appelé en jurisprudence l’effet cliquet, consistant à empêcher le législateur de revenir en arrière sur certaines libertés.

Ainsi, le Conseil constitutionnel a consacré cette protection particulière à certaines libertés en énonçant que

« Considérant que, cependant, s’agissant d’une liberté fondamentale, d’autant plus précieuse que son exercice est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale, la loi ne peut en réglementer l’exercice qu’en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec celui d’autres règles ou principes de valeur constitutionnelle » (Décision n°84-181 DC du 11 octobre 1984).

Loin de se cantonner à une portée symbolique, cette consécration permettrait ainsi d’accorder au droit à l’avortement une protection particulière, sans procéder à une révision constitutionnelle.

Si le débat politique a eu pour effet de rappeler, avec force, l’attachement profond de la France au droit à l’avortement, la loi constitutionnelle du 8 mars 2024 demeure dépourvu d’effet juridique et ce d’autant plus que les partisans de la constitutionnalisation du droit à l’avortement n’ont pas entendu, pour autant, revenir sur la clause de conscience.

Ainsi, la Constitution proclame l’effectivité et l’accès à un droit que des professionnels de santé peuvent, toujours, refuser de rendre véritablement effectif sur l’ensemble du territoire et pour toutes consacrant ainsi une portée seulement symbolique à un droit fondamental qu’est le droit à l’avortement.

Justine Bourgeois Avocat à la Cour Barreau de Paris