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Avocats, juristes : pourquoi et comment rater votre projet de transformation ?
Parution : mercredi 11 janvier 2023
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Nécessité d’adaptation ou transformation en profondeur [1], l’immense majorité des acteurs de la communauté juridique est tournée vers l’avenir ; les professionnels du droit agissent, comme d’autres, dans un environnement profondément marqué par la dynamique du changement. La matière juridique, elle-même, l’impose ; l’injonction d’innover et de se transformer, l’entretient. Et si, à rebours, nous nous accordions la possibilité d’échouer dans nos projets d’évolution ?

Une fois n’est pas coutume au Village de la Justice, sans céder à l’appel des sirènes d’autres espaces-temps, prenons les choses à contre-pied. Promouvons l’échec ou, plutôt, ses vertus. Sans avoir évidemment l’ambition de prédire votre prochain ratage (ou le nôtre !), appuyons-nous sur quelques concepts-clés de la conduite du changement (change management) pour voir comment réussir à nous planter en 8 leçons [2].

Que celles et ceux qui ont toujours connu la réussite lèvent la main… et passent leur chemin ! À l’inverse, si vous vous reconnaissez – un tant soit peu – dans les propos qui vont suivre : félicitations, vous avez pris la bonne voie pour développer vos capacités de remise en question, votre lucidité et votre persévérance. En un mot, votre résilience vous dit merci !

Changer de logiciel, digitaliser un process, réorganiser un service, se lancer dans une démarche de certification, réaliser un investissement, réaménager ses espaces de travail, décliner une nouvelle ligne de communication, changement de poste, voire de métier… : les objets du changement sont nombreux (et si vous en doutez, les Rendez-vous des Transformations du droit vous le prouvent ! Lire à ce sujet le compte-rendu de la 6e édition de 2022). Dans tous les cas et que vous soyez seul ou plusieurs à mener votre projet de transformation, il est important de miser sur votre aptitude à échouer.

Chacun de nous a, en effet, tout à fait le pouvoir d’obtenir un résultat aux antipodes de ce qui était recherché (par ex., créer une "usine à gaz" au nom d’une simplification, particulièrement en cas de digitalisation) ou de déclencher un événement avec des effets de bord inouïs (par ex., démobiliser des équipes au nom d’une valorisation des compétences).

Mais attention, il n’est pas si facile de réussir à échouer : « seule une élite, triée sur le volet, peut atteindre le stade "superfail" de l’échec » [3]… Et n’oublions pas « qu’il est possible d’associer plusieurs de ces recettes pour une meilleure garantie d’un bel échec » [4].

1. Vouloir réussir à tout prix.

Pour le dire simplement, la culture de l’échec repose en partie sur l’idée que pour réussir, il faut "savoir se planter", à la condition donc, d’en tirer les leçons pour la suite. L’échec est pourtant encore très largement assimilé à la personne elle-même, ce qui génère une crainte de la honte et de l’embarras : le vae victis (malheur aux vaincus) prédomine, mâtiné de reproches de ne pas avoir suivi les best practices [5].

Il est pourtant assez illusoire et passablement dépourvu d’humilité, de penser que l’on ne va jamais faillir. Souvenons-nous aussi que « mieux vaut échouer vite et se poser les vraies questions que réussir sans comprendre pourquoi : les progrès seront plus rapides ensuite » [6]. Or « c’est quand ça ne marche pas que nous nous demandons comment cela marche » [7]. Soyons donc des losers ; accordons-nous le droit à l’erreur.

Pour rater son projet de transformation, il faut donc :

  • cultiver le perfectionnisme et n’avoir aucune tolérance pour l’erreur et/ou l’échec ;
  • faire écho au besoin de reconnaissances sociale et personnelle ;
  • accentuer les rivalités et encourager l’égo ;
  • ignorer les obstacles de toute nature (technologique, humain, organisationnel, politique, etc.).

2. Se laisser étourdir

La peur de l’échec tend à être paralysante (pouvant aller jusqu’à l’atychiphobie ou kakorraphiophobie) et conduire à l’inaction. L’optimisme nourrit indéniablement la volonté de changement. Or, précisément, pour entreprendre une transformation, il importe d’imaginer, d’inventer, de créer, de prendre des initiatives.

L’expérience montre que laisser toute la place à l’euphorie de la transformation est l’une des meilleures manières de manquer son objectif. Laissons donc place aux déluges de fantaisie et autres hallucinations cognitives et prônons la « "logique Frankenstein" : votre créature finit toujours par vous échapper » [8]. Oublions la philosophie stoïcienne et le précepte de Descartes : « il faut changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde »…

Pour rater son projet de transformation, il faut donc :

  • ambitionner de refaire le monde et manquer d’humilité ;
  • ne pas se renseigner sur ce qui a déjà pu être fait par d’autres ;
  • ne pas tenir compte de la maturité de l’environnement et se réfugier sans une réalité fantasmée ;
  • s’arc-bouter sur des objectifs surréalistes et stimuler son ivresse du pouvoir.

3. Mépriser la résistance au changement

« On a toujours fait comme ça »… La résistance au changement est un facteur humain considérable dans l’implémentation et la conduite des projets de transformation. Principale cause de leur échec, elle repose sur la crainte de perdre ses prérogatives, de devoir bouleverser ses habitudes, de devoir gérer une charge de travail supplémentaire, etc.
Sachez que dans tout projet de transformation, il sera nécessaire de composer avec trois types d’interlocuteurs : ceux qui sont acquis à la cause (les adeptes du changement), ceux qui sont contre (éventuellement par principe) et les "ni oui-ni non", indécis quant à l’intérêt et la portée du projet.
Mettre l’humain au cœur des réflexions, avant et pendant le processus d’évolution, est incontournable. Après aussi bien sûr, surtout en cas d’échec, pour comprendre le "pourquoi du comment" au-delà de l’absence naturelle d’adhésion massive au changement.

Pour rater son projet de transformation, il faut donc :

  • parier sur l’envie de changer des parties prenantes et faire abstraction de la culture de l’organisation ;
  • ne pas communiquer sur le bien-fondé du projet et ne pas rassurer ses interlocuteurs ;
  • ne pas examiner les impacts métiers et mépriser les contraintes opérationnelles ;
  • ne pas être à l’écoute et oublier la démarche user/employee/customer centrics.

4. Passer en force

« C’est comme ça, un point c’est tout ! »… « C’était mieux avant ! »… Dans le prolongement de la résistance au changement, l’un des facteurs de réussite d’un projet de transformation consiste à obtenir non seulement l’adhésion, mais aussi l’appropriation du changement par les parties prenantes au projet. Il faut donc se mettre en capacité de pouvoir convaincre du progrès et de démontrer, de manière rationnelle, la nécessité d’aller de l’avant. Il importe de construire plutôt que de prescrire ! Pour être sûr de se planter, il faut donc prendre tout ceci rigoureusement en sens inverse.

Pour rater son projet de transformation, il faut donc :

  • ne pas communiquer et ne pas préparer le changement ;
  • cultiver l’art du fait accompli et dompter la contestation ;
  • faire fi de toute critique et ignorer les feed-back ;
  • pas admettre ses erreurs et ne jamais faire marche arrière.

5. Faire cavalier seul

Tout projet de transformation, quels qu’en soient l’objet et l’étendue nécessite des efforts. Il n’y a pas de "petit" effort pour construire une réflexion stratégique et mettre en œuvre un projet de transformation. C’est l’une des raisons pour lesquelles le fait de s’appuyer la force du collectif est souvent considéré comme l’un des vecteurs de réussite : jouer en équipe et répartir l’effort pour relever un défi commun.

Mais la chose n’est pas simple. D’une part, la méthode et la culture participatives exigent de l’énergie, une bonne dose de patience, une pleine ration de pédagogie et un soupçon d’empathie. Le tout, de manière quasi-permanente, tant il est vrai qu’« en pratique, les motivations des uns, les jeux d’acteur des autres, font que le collectif peut souvent se fissurer » [9]. D’autre part, il s’avère que « c’est dans la chimie des groupes que réside la clé des ratages » : « les échecs les plus spectaculaires sont ceux que l’on entreprend à plusieurs » [10]. Peut-être vaut-il donc mieux faire les choses "dans son coin" et gagner la tranquillité qui va avec !

Pour rater son projet de transformation, il faut donc :

  • se claquemurer et faire en sorte que la main gauche ignore ce que fait la main droite ;
  • ne pas se nourrir des expériences des autres (directions métier ou externes) et ignorer les vertus de l’intelligence collective ;
  • miser sur ces seules capacités et ne pas déléguer et/ou répartir le travail ;
  • ne pas obtenir le soutien du (top) management et pas solliciter de sponsorship au sein de l’organisation.

6. Aller dans tous les sens

Pour mener un projet à son terme, réfléchir et agir avec méthode est essentiel ; la formation aux des méthodologies de la gestion de projet commencent d’ailleurs à trouver leurs lettres de noblesses au sein de la communauté juridique. En effet, si un projet est mal défini au moment de son lancement, il ne pourra guère aboutir. Le plus souvent, les enjeux (mal précisés) évoluent, les priorités sont régulièrement bouleversées, les questions délicates restent en suspens. Une aubaine pour qui veut se louper à coup sûr !

Mais soyons honnêtes, même en planifiant correctement, il y aura toujours un grain de sable dans la mécanique, qui viendra enrayer la machine. Les "lois de Golub" ne nous enseignent-elles pas qu’« un projet mal planifié prendra trois fois plus de temps. Un projet bien planifié prendra seulement deux fois plus de temps » ? Ou que « quand les choses vont bien, quelque chose ira mal. Quand les choses semblent aller mieux, c’est que vous oubliez quelque chose » ? Donc, plutôt que de faire et défaire sans arrêt et de devoir gérer sans cesse l’imprévu, lâchons prise et laissons le hasard bien faire les choses.

Pour rater son projet de transformation, il faut donc :

  • ne pas organiser de cadrage initial/étude préalable et ne pas définir (ou mal définir) les objectifs stratégiques ;
  • ne pas identifier les ressources nécessaires et compter sur ses capacités d’improvisation ;
  • ne pas séquencer le projet et changer la priorité du moment au gré des vents (exigences client, nouveaux objectifs, etc.) ;
  • mener toutes les actions de front et gérer les choses à la petite semaine.

7. Confondre la fin et les moyens

Faire preuve de persévérance est essentielle dans un projet de transformation. Mais l’aveuglement, la trop faible concentration ou, au contraire, la trop grande considération apportée à l’un des aspects du projet sont des écueils fréquents sur lesquels échouent de nombreux projets de transformation. Symptôme de "l’arbre qui cache la forêt", expérience (psychologie) du « gorille dans la pièce » [11] ou implémentation de « l’ultra-solution » [12], finalement, peu importe que personne ne croie au changement proposé, le principal est d’en proposer un !

Seul le résultat compte, même s’il est aux antipodes de ce qui était recherché.
D’ailleurs, c’est une des vertus de l’échec : « il faut avoir déjà échoué pour savoir que l’on s’en relève » [13]. Plus encore, il vaudrait mieux « échouer vite et se poser les vraies questions que réussir sans comprendre pourquoi : les progrès seront ensuite plus rapides » [[Ibid., p. 17.]].

Pour rater son projet de transformation, il faut donc :

  • tout polariser sur la technique et ne tenir compte ni des besoins fonctionnels, ni des process en place ;
  • se limiter aux technologies existantes et ne pas envisager qu’elles puissent être instables, inadaptées ou dépassées à court/moyen terme ;
  • être monomaniaque et perdre de vue les objectifs initiaux ;
  • assimiler vitesse et précipitation et créer des usines à gaz ; l’important, c’est que ça fonctionne !

8. Ignorer les enjeux de conformité

Terminons par un 8e facteur à ne pas négliger pour faire échouer son projet de transformation. Indubitablement le plus difficile à suivre pour les juristes… Nul besoin ici de s’étendre longuement sur les conséquences d’une mauvaise gestion des risques juridiques dans les projets…

Mais comme les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés, et que « plus c’est gros, plus ça passe », parions sur notre capacité à passer contre-intuitivement à côté d’un truc tellement évident, que l’on oublierait de s’en occuper en priorité.

Pour rater son projet de transformation, il faut donc :

  • ne pas réfléchir en amont aux enjeux juridiques du projet et ne pas réaliser d’audit juridique et de conformité préalable ;
  • ne pas définir le cadre de responsabilité et ne pas border contractuellement le projet ;
  • ne pas anticiper les potentielles dérives d’utilisation pouvant être juridiquement sanctionnées et ignorer les recommandations de son/sa juriste préféré(e) ;
  • et ne pas informer les différentes parties prenantes des risques et ne pas les sensibiliser aux bonnes pratiques.

Vertus de l’échec un jour, résilience toujours !

Vous l’aurez bien sûr compris, le discours outrageusement glorificateur de l’échec adopté dans cet article n’est pas à prendre au pied de la lettre. Il ne peut être question de vous encourager à échouer à tout prix ; le but est d’éclairer, par contraste. Il s’agit d’inciter à ne pas craindre de ne pas réussir, à "optimiser" l’erreur, à prendre le temps d’analyser ses échecs pour en tirer les leçons, pour recommencer le cas échéant et, en tout cas, pour rebondir.

Terminons en effet avec cette citation, inspirante :

« Il y a les échecs qui induisent une insistance de la volonté, et ceux qui permettent le relâchement ; les échecs qui nous donnent la force de persévérer dans la même voie, et ceux qui nous donnent l’élan pour en changer.
Il y a les échecs qui nous rendent plus combatifs, ceux qui nous rendent plus sages, et puis il y a ceux qui nous rendent simplement disponibles pour autre chose
 » [14].

A. Dorange Rédaction du Village de la Justice

[1Sur la distinction entre le changement, l’adaptation et la transformation, voir par ex. A. Brassard, Adaptation, transformation et stratégie radicale de changement, Revue des sciences de l’éducation, 2003, vol. 29/2.

[2Avec un grand merci à Frédéric Choudat pour nos échanges en la matière !

[3G. Erner, Rater est un art. Bêtise collective et superfail, éd. Grasset, 2022, spéc. p. 18 ; à écouter également, du même auteur, le podcast Superfail (France Culture).

[4Ibid., p. 28.

[5C. Pépin, Les Vertus de l’échec, 2002, éd. Pocket, p. 24.

[6Ibid., p. 17.

[7Ibid., p. 33.

[8Ibid., p. 33.

[9Ibid., p. 35.

[10G. Erner, op. cit., p. 11.

[11Ibid., p. 29 ; pp. 39 et s.

[12Soit l’idée du toujours « plus de la même chose (qui ne fonctionne toujours pas) », G. Erner, op. cit., p. 33 ; pp. 135 et s.

[13C. Pépin, op.cit., p. 19.

[14C. Pépin, op. cit., p. 9.

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