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CDDU depuis 33 ans : intégration en CDI d’un intermittent réalisateur. Par Frédéric Chhum, Avocat.
Parution : mercredi 1er février 2023
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Dans un jugement du conseil de prud’hommes de Paris (départage) du 13 décembre 2022, ce dernier requalifie les 34 ans de CDDU d’un réalisateur, intermittent du spectacle en CDI à temps plein et condamne la chaîne à lui payer 116 276 euros de rappels de salaires pendant les périodes intercalaires / interstitielles.
La Chaîne de télévision a interjeté appel du jugement.

1) Faits et procédure.

Monsieur X exerçant la profession de premier assistant réalisateur a collaboré à compter du 19 mai 1989 pour plusieurs chaînes de la société France Télevisions, selon contrats à durée déterminée successifs.

Au terme du premier contrat, la relation de travail s’est poursuivie dans le cadre des très nombreux contrats de travail à durée déterminée.

La relation de travail se poursuit dans le cadre de contrats de travail à durée indéterminée d’usage au jour de l’audience du 18 octobre 2022.

Les relations contractuelles sont soumises à l’accord collectif national de branche de la télédiffusion relatif aux personnels employés sous contrat à durée déterminée d’usage du 22 décembre 2006 et par l’accord d’entreprise du 28 mai 2013.

Par requête reçue au greffe du conseil de prud’hommes le 21 juillet 2020, Monsieur X a saisi la juridiction de demandes tendant à obtenir la requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée, le paiement de rappels de salaires, de congés payés et de primes afférentes.

Il sollicite son intégration au sein de l’entreprise en contrat de travail à durée indéterminée à temps complet et subsidiairement en contrat à durée indéterminée à temps partiel. Plus subsidiairement, il réclame le paiement d’indemnités afférentes à un licenciement dénué de cause réelle et sérieuse.

L’affaire a été plaidée à l’audience de bureau de jugement puis renvoyée à l’audience de départage.

Monsieur X soutient en premier lieu que les contrats conclus avec la société France Télevisions, improprement qualifié de contrat à durée déterminée d’usage, avaient pour objet de pourvoir à l’activité normale et permanente de l’entreprise en qualité d’assistant d’édition, qu’il devait se tenir à la disposition permanente de son employeur de telle sorte que la relation s’inscrit dans un contrat à durée indéterminée à temps complet qui doit se poursuivre. Subsidiairement, il sollicite la requalification des contrats à durée déterminée en contrat de travail à durée indéterminée à temps partiel. Plus subsidiairement encore, il sollicite une indemnisation au titre d’un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse.

La société France Télévisions conclut au débouté de l’intégralité des demandes. Elle soutient qu’elle était parfaitement en droit de recourir au contrat à durée déterminée d’usage et fait valoir que le demandeur a collaboré avec 3 chaînes de la société France Télévisions et ce de façon intermittente. Elle dément avoir imposé au salarié de se tenir à sa disposition.

Subsidiairement, elle fait valoir qu’une éventuelle requalification ne pourrait être admise que dans le cadre d’un travail à temps partiel. Enfin et toujours subsidiairement, s’agissant d’une éventuelle indemnisation au titre d’un licenciement, elle demande une réduction substantielle de l’indemnisation éventuelle accordée au salarié.

S’agissant des demandes afférentes au licenciement elle considère que la relation contractuelle a normalement pris fin à l’échéance du dernier contrat.

En application de l’article 455 du Code de procédure civile, il est renvoyé pour un plus ample exposé des prétentions et moyens des parties, aux conclusions qu’elles ont déposées et soutenues oralement à l’audience.

La date de prononcé du jugement par mise à disposition au greffe a été fixée au 13 décembre 2022.

2) Jugement de départage du 13 décembre 2022 du conseil de prud’hommes de Paris (RG 20/ 05010).

Le Conseil de Prud’hommes de Paris, présidé par le juge départiteur :
- ordonne la requalification des contrats en contrats à durée indéterminée à temps plein à compter du 19 mars 1989 ;
- dit que Monsieur X est uni à la société France Télévisions par un contrat à durée indéterminée à temps plein ;
- rejette l’exécution provisoire ;
- condamne la société France Télévisions à payer à Monsieur X les sommes suivantes :
- 5.000 euros à titre d’indemnité de requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée,
- 116.276,00 euros bruts à titre de rappels de salaires pour les périodes interstitielles du 21 juillet 2017 au 30 août 2022, outre la somme de 116.27,00 euros bruts au titre des congés afférents,
- 25.046,44 euros bruts de rappels de primes d’ancienneté, outre la somme 2.504,64 euros bruts au titre des congés payés afférents,
- 3.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile
- rappelle que les condamnations à caractère salarial porteront intérêts au taux légal à compter de la réception par l’employeur de la convocation en bureau de conciliation et celles à caractère indemnitaire, à compter de la présente décision ;
- ordonne l’exécution provisoire ;
- condamne la société France Télévisions à payer à Monsieur X la somme de 3.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;
- déboute Monsieur X du surplus de ses demandes ;
- déboute la société France Télévisions de ses demandes y compris celle au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;
- condamne la société France Télévisions aux dépens.

Le réalisateur obtient 160 949 euros bruts au total.

France Télévisions a interjeté appel du jugement.

2.1) Sur la demande de requalification en CDI.

Selon l’article 1242-1 du Code du travail, le contrat à durée déterminée, quel que soit son motif ne peut avoir pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise.

Aux termes de l’article 1242-2 du Code du travail, un tel contrat ne peut être conclu que pour l’exécution d’une tâche temporaire et notamment dans les secteurs d’activité définis par décret, par convention ou par accord collectif de travail étendu où il est d’usage de ne pas recourir aux contrats à durée indéterminée.

Même lorsqu’il est conclu dans le cadre de l’un des secteurs d’activités visés par les articles L1242-2.3° et D1242-1 du Code du travail, le contrat de travail à durée déterminée ne peut avoir d’autre objet que de pourvoir un emploi présentant par nature un caractère temporaire.

En conséquence, il convient de rechercher si, pour l’emploi considéré, il est effectivement d’usage constant de ne pas recourir au contrat à durée indéterminée et de vérifier si le recours à un ou plusieurs contrats à durée déterminée est justifié par des raisons objectives, qui s’entendent de l’existence d’éléments concrets établissant le caractère par nature temporaire de l’emploi.

S’agissant de la société France Télévisions, l’accord collectif national de branche de la télédiffusion relatif aux personnels employés sous contrat à durée déterminée d’usage du 22 décembre 2006 précise que

« le recours à ce type de contrat n’est justifié que lorsque cet emploi s’exerce dans les circonstances suivantes : lorsque pèsent sur ces activités des incertitudes quant à leur pérennité ou lorsqu’elles ont un caractère exceptionnel ou évènementiel ou lorsqu’elles requièrent des compétences techniques ou artistiques spécifiques. La durée de collaboration est alors liée en tout ou partie à la durée du programme ou de la production, objet du contrat. Tout contrat conclu en méconnaissance des dispositions du présent article est réputé à durée indéterminée ».

En l’espèce, il ressort des contrats de travail et des bulletins versés aux débats que le salarié a exercé des fonctions de 1er assistant de réalisation, pour plusieurs chaînes de la société France Télévisions, notamment pour les chaînes France 2, France 3 et France 4.

Il participait notamment à la réalisation des retransmissions d’évènements sportifs, d’émissions de sport et de divertissement régulièrement diffusées par ces chaînes. Le décompte des journées travaillées atteste de la fréquence de ces embauches et d’un nombre important de jours travaillés puisque la moyenne des journées travaillées sur la période 1990-2019 est de 125 jours par an.

Il résulte de l’accord d’entreprise du 28 mai 2013 que les fonctions d’assistant réalisateur occupées par Monsieur X correspondent à un emploi à durée indéterminée au sein de l’entreprise.

Par ailleurs, le nombre de contrats successifs démontre que l’emploi occupé par le salarié était lié à l’activité durable de l’entreprise et ne constituait pas un emploi temporaire.

La société France Télévisions à qui il appartient d’établir, par des éléments matériels et concrets que les conditions du recours au contrat à durée déterminée d’usage, telles que définies par l’accord de branche précité, sont réunies échoue à rapporter cette preuve.

La circonstance que le salarié demandeur ait collaboré avec différentes chaînes de la société France Télévisions ne modifie en rien le constat de sa participation régulière à une activité durable sur un emploi qui n’a pas un caractère temporaire. De surcroît ces différentes chaînes sont toutes exploitées et dirigées par la société France Télévisions.

Au vu de l’ensemble de ces éléments, il convient de faire droit à la demande et de requalifier les contrats de l’intéressé en contrat à durée indéterminée à compter du 19 mars 1989, date du premier contrat à durée déterminé.

2.2) Sur la demande de rappel de salaires pour les périodes non travaillées (interstitielles / intercalaires).

En application des articles L1221-1 du Code du travail, la requalification d’un contrat de travail à durée déterminée en contrat à durée indéterminée ne porte que sur le terme du contrat et laisse inchangées les stipulations contractuelles relatives à la durée du travail.

Dès lors le salarié engagé par plusieurs contrats à durée déterminée et dont le contrat de travail est requalifié en un contrat à durée indéterminée ne peut prétendre à un rappel de salaire au titre des périodes non travaillées séparant chaque contrat que s’il a été contraint de se tenir à la disposition de l’employeur pendant ces périodes pour effectuer un travail.

Monsieur X sollicite ainsi le paiement d’un rappel de salaires de 133 175,00 euros bruts, outre les congés payés afférents, sur la période courant du 1er avril 2017 au 30 août 2022 au motif qu’il n’avait aucun autre employeur que la société France Télévisions, que les dispositions légales relatives au contrat à temps partiel n’étaient pas respectées et qu’il ne disposait d’aucune autonomie dans l’organisation de son temps de travail, se trouvant contraint de se tenir à la disposition de son employeur.

L’examen des avis d’imposition versés aux débats et des attestations de paiement de congés spectacles établissent que Monsieur X n’avait pas d’autres employeur que la société France Télévisions. De surcroît, la fréquence très importante de ses collaborations avec la société, pour des durées différentes et aléatoires, ajoutée à l’absence de communication avec la société, pour des durées différentes et aléatoires, ajoutée à l’absence de communication de tout planning par la société, empêchaient le salarié d’organiser une éventuelle collaboration avec un autre employeur.

Il apparaît de surcroît que le salarié a travaillé à plusieurs reprises au-delà de la durée légale du temps de travail mensuel.

La société conteste avoir exigé une telle disponibilité du salarié, soulignant qu’il n’était pas tenu par une quelconque exclusivité et précise que celui-ci n’a jamais postulé pour exercer un emploi permanent au sein de l’entreprise. Or, ces allégations ne remettent pas en cause le constat de la disponibilité quasi-permanente du salarié et de la dépendance économique dans laquelle il se trouvait vis-à-vis de la société France Télévisions.

Il résulte de ces éléments que le salarié était contraint de se tenir à la disposition de l’employeur de façon permanente.

Il convient en conséquence de faire droit à la demande de paiement d’un rappel de salaire sur la base d’un temps complet, ce qui nécessite de déterminer le montant du salaire de base du demandeur.

Il est de principe que la requalification de la relation contractuelle qui confère au salarié le statut de travailleur permanent de l’entreprise a pour effet de replacer ce salarié dans la situation qui aurait été la sienne s’il avait été recruté depuis l’origine dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée.

En l’espèce, le salarié sollicite la fixation de son salaire de base à la somme mensuelle de 4.583,00 euros, correspondant à une projection de sa rémunération sur une base mensuelle dont il déduit 30% pour tenir compte de la majoration induite par le régime du contrat à durée déterminée.

En défense, la société France Télévisions soulève la prescription de l’article L3245-1 du Code du travail pour en déduire que le salarié ne pourrait réclamer de sommes antérieures au mois d’avril 2018.

Sur le quantum, elle propose de fixer cette rémunération à la somme de 1.829,08 euros, équivalente au salaire moyen des 12 derniers mois d’activité être février 2021 et avril 2020.

Pour le calcul de la prestation triennale, il convient de prendre en compte la date de saisine du conseil de prud’hommes à laquelle ont été formulées les demandes de rappel de salaires. Le délai de prescription remonte ainsi au 21 juillet 2017 et les demandes antérieures à cette date sont prescrites.

S’agissant du salaire de référence, il convient de retenir le salaire moyen sur la base d’un travail à temps plein. Sur ce point, la société France Télévisions, employeur, reste taisante et n’apporte aucun élément permettant de déterminer le salaire moyen d’un salarié placé dans une situation identique à celle de Monsieur X.

Le conseil retiendra par conséquent l’évaluation proposée par le demandeur et fixera le salaire de référence à la somme 4.583,00 euros.

Compte tenu de la prescription des salaires antérieurs au 21 juillet 2017, la société France Télévisions sera condamnée au paiement à Monsieur X de la somme de 116.276,00 euros bruts à titre de rappels de salaires du 21 juillet 2017 au 30 août 2022, outre la somme de 11.627,60 euros bruts à titre de rappels de salaires.

La relation de travail s’étant poursuivie jusqu’au jour de l’audience, il y a de constater que le salarié est employé par la société France Télévisions et de faire droit à la demande de fixation de son salaire mensuel à la somme de 4.583,00 euros bruts.

2.3) Sur la demande d’indemnité de requalification.

Conformément aux dispositions de l’article 1245-2 du Code du travail, il convient d’allouer à Monsieur X une indemnité de requalification, qui ne peut être inférieure à un mois de salaire.

Compte tenu de la durée des relations contractuelles, il convient de fixer cette indemnité à la somme de 5.000 euros.

2.4) Sur la demande de rappel de primes d’ancienneté.

Compte tenu de la requalification du contrat à durée déterminée en contrat de travail à durée indéterminée, le salarié est bien fondé à solliciter le paiement d’une prime d’ancienneté calculée conformément aux dispositions de l’accord collectif d’entreprise de société France Télévisions (article 1.4.2).

En application de ces dispositions il sera alloué au salarié une prime d’un montant de 25.046,44 euros bruts pour la période du 21 juillet 2017 au 18 octobre 2022, outre 2.504,64 euros bruts au titre des congés pays afférents.

2.5) Sur les demandes accessoires.

Il convient d’ordonner la remise par la société France Télévisions d’un bulletin de salaire récapitulatif conformément au présent jugement.

Il convient de rappeler que l’exécution provisoire est de droit en application de l’article R1454-28 du Code du travail s’agissant du paiement des sommes au titre des rémunérations dans la limite de neuf mois de salaire.

L’ancienneté du litige ainsi que sa nature justifient d’ordonner l’exécution provisoire sur le fondement de l’article 515 du Code de procédure civile.

Conformément aux dispositions des articles 1231-6 et 1231-7 du Code civil, les condamnations à caractère salarial porteront intérêts au taux légal à compter de la réception par l’employeur de la convocation en bureau de conciliation et celles à caractère indemnitaire, à compter de la présente décision.

L’équité commande d’allouer à Monsieur X la somme de 3.000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.

Enfin, la société France Télévisions, qui succombe, sera déboutée de sa demande au titre de l’article 700 du Code de procédure civile et condamnée aux dépens.

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum
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