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Abandon de poste et présomption de démission : fausse bonne idée sur le plan théorique et vraies difficultés pratiques. Par Guillaume Escudié, Avocat.
Parution : samedi 14 janvier 2023
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Que faut-il penser de la présomption de démission instituée au nouvel article L1237-1-1 du Code du travail pour les salariés abandonnant leur poste ?

De quoi parle-t-on ?

Il s’agit de la présomption de démission envisagée par la loi dite « Marché du travail » du 21 décembre 2022 (loi n°2022-1598) validée par le Conseil Constitutionnel le 15 décembre 2022 (DC, 15 décembre 2022, n°2022-844).

Le nouvel article L1237-1-1 du Code du travail, en vigueur depuis le 23 décembre 2022, dispose que :

« Le salarié qui a abandonné volontairement son poste et ne reprend pas le travail après avoir été mis en demeure de justifier son absence et de reprendre son poste, par lettre recommandée ou par lettre remise en main propre contre décharge, dans le délai fixé par l’employeur, est présumé avoir démissionné à l’expiration de ce délai.
Le salarié qui conteste la rupture de son contrat de travail sur le fondement de cette présomption peut saisir le conseil de prud’hommes. L’affaire est directement portée devant le bureau de jugement, qui se prononce sur la nature de la rupture et les conséquences associées. Il statue au fond dans un délai d’un mois à compter de sa saisine
 ».

Quel changement par rapport à ce qui se faisait jusqu’à présent ?

Jusqu’alors, les salariés abandonnant volontairement leur poste étaient, sauf exceptions, licenciés pour faute grave par leur employeur.

La procédure était la suivante :
- Mise en demeure de reprendre le poste sous un certain délai / sans délai ;
- Convocation à entretien préalable avec / sans mise à pied conservatoire ;
- Licenciement pour faute grave.

L’abandon de poste est de manière constante, considéré par la jurisprudence comme une faute grave justifiant la rupture du contrat de travail (Ex : Cass. Soc., 23 janvier 2008, n°06-41.671 ; Cass. Soc., 29 juin 2017, n°15-22.856).

Le salarié était alors privé de son indemnité de licenciement, de son préavis mais pouvait percevoir les allocations chômage (ARE : Allocations Retour à l’Emploi).

Désormais lorsque l’employeur applique la nouvelle procédure relative à l’abandon de poste, le salarié se voit, en plus, privé des allocations chômage.

Quelles implications théoriques ?

Par cette nouvelle disposition, les pouvoirs publics provoquent un changement profond dans les conditions d’octroi des allocations chômage.

Auparavant, la condition tenant à la rupture fixée par le décret relatif au régime d’assurance chômage (dit « UNEDIC ») suivait, sauf cas particuliers, la logique suivante :
- Rupture à l’initiative de l’employeur = allocations chômage ;
- Rupture à l’initiative du salarié = pas d’allocations chômage.

Les règles étaient claires et pouvaient être appréciées objectivement : peu importe l’éventuelle contestation judiciaire de la rupture devant le Conseil de prud’hommes, la personne ayant envoyé le courrier de rupture (prise d’acte, démission, licenciement) était objectivement identifiable.

Or, dans cette nouvelle procédure, bien que l’employeur prenne l’initiative de la rupture, les conséquences associées seront celles d’une rupture à l’initiative du salarié.

Le législateur entre donc dans le détail des motifs ayant conduit l’employeur à prendre cette décision.

Il y a donc un changement de paradigme dans le système d’octroi des allocations chômage.

Enfin, l’utilisation des termes « démission présumée » heurte la conception juridique de la démission en droit du travail.

En effet, cette présomption contredit manifestement la jurisprudence constante selon laquelle la démission ne peut résulter que d’une manifestation claire et non-équivoque de volonté du salarié de rompre le contrat de travail et ne se présume donc pas (Ex : Cass. Soc., 21 octobre 2020, n°19-10.635).

Et quoi de plus équivoque qu’un salarié qui n’exprime pas clairement sa volonté de rompre son contrat de travail ?

Quelles difficultés pratiques ?

Les difficultés pratiques sont nombreuses tant pour les salariés que pour les employeurs :

Pour les salariés :

Comme envisagé précédemment, ce dispositif marque une scission entre :
- L’abandon de poste ;
- Tous les autres comportements susceptibles d’entraîner un licenciement.

Les salariés visés par cette loi étant ceux usant de l’abandon de poste pour percevoir les allocations chômage, qu’en sera-t-il si ces derniers utilisent un autre moyen pour provoquer la rupture de leur contrat de travail ?

Grossissons le trait volontairement : le salarié insultant, agressant son employeur ou sabotant sa prestation de travail pourra bénéficier des allocations chômage, dans la mesure où il sera licencié pour faute grave, voire faute lourde.

A l’inverse celui qui a abandonné son poste, fût-ce pour exercer son droit de retrait, mettre fin à une situation de harcèlement moral, etc, devra attendre qu’une juridiction vienne reconnaître le bien-fondé de sa contestation.

Même raisonnement du côté de l’employeur : ce nouvel article visant la minorité de salariés mal intentionnés, quid de la minorité d’employeurs mal intentionnés, utilisant abusivement cette procédure ?

Le salarié saisira le Conseil de prud’hommes et attendra très longtemps avant d’obtenir une décision de justice le rétablissant dans ses droits.

Le deuxième paragraphe de l’article L1237-1-1 prévoit un audiencement de la contestation dans le délai d’un mois. Le même délai est prévu par l’article L1454-2 à propos du renvoi en départage.

Or, la réalité pratique est totalement différente : du fait du manque de moyens alloués à la justice entraînant un engorgement des Conseils de prud’hommes notamment, les délais d’audiencement en matière de départage sont variables et peuvent parfois atteindre plus d’un an.

Durant cette période d’attente judiciaire, le salarié, dont le contrat a été rompu abusivement selon « la présomption de démission » ne percevra pas le moindre revenu.

Pour les employeurs :

Cette procédure comporte de nombreuses incertitudes : nul ne sait comment les juridictions vont apprécier son utilisation, si cette procédure devra être appliquée impérativement, si les réponses du salarié en l’absence de reprise de poste seront susceptibles d’y mettre fin, etc.

Tout autant d’incertitudes qui génèrent un risque prud’homal important lié à d’éventuelles contestations judiciaires.

A titre comparatif, la procédure de licenciement pour faute grave présentera le même coût pour l’employeur que celle de démission présumée pour abandon de poste.

Le salarié licencié pour faute grave et percevant les allocations chômage aura d’ailleurs un intérêt plus limité à saisir le Conseil de prud’hommes.

On peut donc légitimement se poser la question de l’intérêt pour l’employeur de mettre en œuvre une telle procédure.

En conclusion, le but poursuivi par le législateur semble être de réduire l’accès aux allocations chômage des personnes provoquant la rupture de leur contrat de travail.

Hélas, même si les motivations des pouvoirs publics peuvent se comprendre, les moyens mis en œuvre seront certainement plus sources de problèmes que de solutions. « L’enfer est pavé de bonnes intentions » .

Guillaume Escudié Avocat à la Cour d'appel de Paris Grelin & Associés