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Faire face aux circonstances imprévisibles dans les contrats de la commande publique. Par Laurent Frölich et Justine Deubel, Avocats.
Parution : mardi 24 janvier 2023
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Le Premier ministre a, par une circulaire en date du 29 septembre 2022, énoncé les conditions d’exécution et de modification des contrats de la commande publique dans le contexte de hausse de prix des matières premières. Cette circulaire vise essentiellement à synthétiser les outils et concepts juridiques bien connus par les praticiens du droit de la commande publique permettant la modification des contrats.

Dans la continuité de l’avis rendu par le Conseil d’Etat du 15 septembre 2022, le Premier ministre a, par une nouvelle circulaire en date du 29 septembre 2022, se substituant et abrogeant la précédente circulaire n°6338/SG du 30 mars 2022, énoncé les conditions d’exécution et de modification des contrats de la commande publique dans le contexte de hausse de prix des matières premières. Cette circulaire vise essentiellement à synthétiser les outils et concepts juridiques bien connus par les praticiens du droit de la commande publique sans toutefois en donner les modalités pratiques nécessaires pour les entreprises et les acheteurs.

I. Les aménagements contractuels sur les clauses financières.

A. L’obligation de prévoir des prix révisables dans certains marchés publics.

Afin d’anticiper les conséquences des fluctuations économiques sur les clauses financières dans leurs marchés publics, le Premier ministre rappelle l’obligation pour tous les acheteurs d’insérer des clauses de révision de prix lorsque les prestations sur lesquelles ils portent sont exposées à des aléas majeurs du fait de l’évolution raisonnablement prévisible des conditions économiques pendant la période d’exécution des contrats [1]. De la même manière, les marchés d’une durée d’exécution supérieure à trois mois qui nécessitent pour leur réalisation le recours à une part importante de fournitures, notamment de matières premières, dont le prix est directement affecté par les fluctuations de cours mondiaux, doivent également prévoir une clause de révision des prix [2].

Elle invite également à employer des formules de révision de prix cohérentes avec les variations économiques des coûts des prestations ne devant pas contenir de terme fixe, ni clause butoir.

Cette clause de révision des prix peut à la fois être insérée initialement dans un marché mais également en cours d’exécution, lorsqu’il ne contient pas une telle clause ou que celle-ci est inadaptée, ou insuffisante.

B. La modification « sèche » des clauses financières des contrats.

Il est établi de longue date que le prix d’un marché, et notamment son mode de détermination et de variation, est intangible [3]. De nombreuses sources font encore aujourd’hui état de ce principe [4].

Cette intangibilité s’explique par le fait qu’une telle modification a une incidence sur les conditions de la mise en concurrence initiale, rentrant alors dans la qualification de modification substantielle du marché, prohibée par les articles L2194-1 et R2194-7 du Code de la commande publique.

Toutefois, deux décisions avaient été présentées par la doctrine comme temporisant ce principe [5]. Dans cette décision du 20 décembre 2017, le Conseil d’Etat a considéré qu’il n’y avait pas d’obstacle de principe à ce que les parties d’un marché conclu à prix révisable puissent convenir, par avenant, de modifier le mécanisme d’évolution du prix définitif pour passer d’un prix révisable à un prix ferme, en particulier lorsque l’exécution du marché approche de son terme. La Cour administrative d’appel de Douai, elle, avait laissé entendre qu’il était possible, même tacitement, que la commune intention des parties soit de modifier la clause de révision des prix (même si tel n’était pas le cas dans l’arrêt).

Se ralliant ainsi à la position du Conseil d’Etat dans son avis rendu en assemblée générale le 15 septembre 2022, le Premier ministre énonce que les prix ou les tarifs prévus au contrat ainsi que les modalités de leur détermination ou de leur évolution peuvent être modifiés, sous réserve de respecter les dispositions du Code de la commande publique.

Ainsi, un contrat de la commande publique peut être modifié sur le prix, les tarifs, les conditions d’évolution des prix ou les autres clauses financières lorsque la modification est rendue nécessaire par des circonstances qu’un acheteur diligent ne pouvait pas prévoir, dans le but de compenser les surcoûts imprévisibles supportés par le cocontractant, sur le fondement de l’article R2194-5 et R3135-5 du Code de la commande publique.

Ces modifications ne sauraient être justifiées par des événements qui pouvaient raisonnablement être prévus par les parties au moment de contracter.

Elles ne peuvent être envisagées que si l’augmentation des dépenses exposées par l’opérateur économique ou la diminution de ses recettes possibles sont imputables à des circonstances nouvelles qui ont dépassé les limites ayant pu raisonnablement être envisagées par les parties lors de la passation du contrat.

De plus, les modifications envisagées doivent être strictement limitées, tant dans leur champ d’application que dans leur durée, à ce qui est rendu nécessaire par les circonstances imprévisibles pour assurer la continuité du service public et la satisfaction des besoins de la personne publique.

Le Premier ministre ajoute à ce titre qu’il appartient à l’acheteur de vérifier la véracité des justificatifs apportés par le titulaire afin de limiter la modification envisagée à une compensation correspondant aux surcoûts anormaux occasionnés du fait de ces circonstances imprévisibles.

Enfin, la modification envisagée pour faire face aux circonstances imprévisibles ne doit pas dépasser 50% de la valeur du contrat de concession ou marché initial.

Lorsque plusieurs modifications successives sur le fondement des articles R2194-5 ou R3135-5 du CCP sont effectuées, le seuil de 50% du montant initial est à apprécier modification par modification.

En second lieu, les clauses financières d’un contrat de la commande publique peuvent être modifiées sur le fondement des modifications de faible montant des articles R2194-8 ou R3135-8 du Code de la commande publique, dans la limite de 10% du montant du contrat initial pour les marchés de fournitures et services et contrats de concession, et 15% du montant du contrat initial pour les marchés de travaux, dans la limite des seuils européens.

Le champ de cette modification s’apprécie selon le montant cumulé de l’ensemble des modifications.

En revanche, sans donner davantage d’explications, la circulaire du 29 septembre 2022 se limite à indiquer que les modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles, même lorsqu’elles ne sont pas substantielles, ne sont pas régies par les articles R2194-7 et R3195-7 du Code de la commande publique mais uniquement par celles des articles R2194-5 et R3135-5 de ce code.

Enfin, la circulaire précise que les modifications des contrats en cours, même lorsqu’elles sont rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles, ne sont pas applicables automatiquement pour le cocontractant et doivent recueillir l’accord de l’autorité contractante.

II. L’indemnisation du cocontractant par la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision.

A. Le régime d’indemnisation applicable aux contrats publics.

La modification du contrat n’est pas le seul « remède juridique » afin de dédommager un cocontractant de pertes financières engendrées par des circonstances imprévisibles. Il peut également demander une indemnisation sur le fondement de la théorie de l’imprévision.

L’article L6 du Code de la commande publique a codifié la théorie d’origine jurisprudentielle de l’imprévision.

Il prévoit que

« lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité ».

Ainsi, la théorie de l’imprévision impose à la personne publique cocontractante d’aider financièrement le titulaire du marché à exécuter le contrat, lorsqu’un événement imprévisible et étranger à la volonté des parties a provoqué le bouleversement de l’économie du contrat [6].

Cette théorie de l’imprévision a été dégagée par le Conseil d’État dans un arrêt du 30 mars 1916 « Compagnie Générale d’éclairage de Bordeaux ». Elle s’étend à l’ensemble des contrats administratifs de la commande publique.

Elle s’applique lorsque, en raison de circonstances extérieures aux parties et non prévisibles, le contrat connaît un bouleversement tel que son exécution est mise en péril mais n’est cependant pas rendue impossible. La théorie joue lorsqu’un seuil de déséquilibre est atteint, à partir duquel le cocontractant de la personne publique risquerait de ne plus pouvoir faire face à ses obligations.

L’imprévision est destinée à des situations ponctuelles, et exceptionnelles. Elle a pour but d’assurer un relais dans une relation contractuelle devenue déséquilibrée du fait d’un évènement non envisagé par les parties lors de la conclusion du contrat.

L’imprévision donne lieu à la fixation d’une indemnité à l’amiable entre les parties, ou à défaut, décidée par le juge administratif.

Concernant ses conditions d’application, elles sont aux nombres de 3 :
- Un événement imprévisible lors de la passation du contrat ;
- Un évènement extérieur aux parties ;
- Un évènement bouleversant la vie économique du contrat.

S’agissant des événements entrant dans le champ d’application de la théorie de l’imprévision, peuvent figurer des évènements économiques (hausse des prix ou des salaires), des mesures prises par les autorités publiques, y compris par l’administration contractante elle-même, des troubles sociaux, ou encore des phénomènes naturels.

Ces faits doivent être imprévisibles au moment de la conclusion du contrat. Le rapporteur public Corneille en 1920 indiquait que ces faits devaient « déjouer tous les calculs que les parties ont pu faire au moment du contrat ». Cette condition est appréciée de manière très stricte par le juge.

A titre d’exemple, l’augmentation brutale et soudaine du prix du fuel en raison d’un conflit international a pu être reconnue comme un événement imprévisible [7].

Concernant la deuxième condition, l’évènement qui est pris en compte doit être extérieur aux parties contractantes. Le cocontractant ne doit pas se voir reprocher une inaction de sa part pour empêcher la survenance de l’évènement.

Enfin, selon la dernière condition, l’économie du contrat doit se trouver bouleversée.

La circulaire du 29 septembre 2022 indique que cette condition s’apprécie au cas par cas selon les spécificités du secteur économique concerné et selon les justifications concrètes apportées par l’entreprise, sans préciser davantage la nature et le contenu de ces justifications.

En réalité, il revient au titulaire de fournir une analyse économique chiffrée et comptable des surcoûts occasionnés par la situation d’imprévision rencontrée en s’appuyant notamment sur des factures, comprenant le détail des prix initiaux et la marge bénéficiaire anticipée lors de la conclusion du contrat.

Dans l’hypothèse où l’augmentation du prix des matières premières ou des composants indispensables à l’exécution des prestations entraînerait un bouleversement temporaire de l’économie du contrat [8], le titulaire du marché concerné peut solliciter une indemnité sur le fondement de la théorie de l’imprévision, à condition de démontrer

« que l’ampleur de la hausse du prix des matières premières concernées était imprévisible, que cette hausse des prix ait bouleversé l’économie du marché, et qu’elle ait entraîné un déficit d’exploitation ».

La circulaire du 29 septembre 2022 précise qu’une part de l’aléa située entre 5 à 20% du montant de la perte effectivement subie par le titulaire reste à sa charge en fonction des circonstances et en tenant compte des éventuels profits qui auraient pu être réalisés par l’entreprise dans des conditions d’exécution normales.

A titre d’exemple, bouleverse l’équilibre économique du contrat une augmentation du prix du carburant engendrant un surcoût de 7% du montant du marché [9].

Ainsi, l’application de la théorie de l’imprévision suppose un véritable déficit d’exploitation [10] dépassant toutes les prévisions initiales.

De surcroit, l’indemnité d’imprévision suppose un déficit d’exploitation qui soit la conséquence directe d’un évènement imprévisible, indépendant de l’action du cocontractant de l’administration, et ayant entraîné un bouleversement de l’économie du contrat [11].

Le juge prend donc évidemment en compte le lien de causalité entre l’évènement imprévisible et le déficit d’exploitation supposé.

S’agissant du montant de l’indemnisation à accorder à l’entreprise, suivant la position du Conseil d’Etat, le Premier ministre indique que celui-ci n’est pas limité aux 50% prévus par les articles R2194-5 et R3135-5 du Code de la commande publique.

De plus, l’indemnité d’imprévision peut se combiner avec une modification du contrat si cette dernière n’a pas été de nature à indemniser la totalité du préjudice d’imprévision subi par l’entreprise.

Par ailleurs, dans son avis du 15 septembre 2022, le Conseil d’Etat a également précisé que l’indemnité d’imprévision, parce qu’elle est destinée à compenser des charges extracontractuelles subies par l’entreprise, n’a pas à figurer dans le décompte général et définitif du marché.

De plus, la fin du contrat, notamment par sa résiliation, ne fait pas obstacle à la réclamation d’une indemnité d’imprévision puisque le Conseil d’Etat admet que le bouleversement de l’économie du contrat par suite de circonstances imprévisibles puisse n’être établi qu’après complète exécution du marché et ne puisse être réclamée qu’après notification du décompte général et définitif du marché.

La circulaire indique également que si le montant définitif de l’indemnité d’imprévision ne peut qu’être évalué à la fin du contrat, les acheteurs peuvent accorder aux entreprises qui en font la demande, par le biais d’une convention d’indemnisation, la possibilité de verser des indemnités provisionnelles, dans l’attente d’obtenir l’indemnité globale d’imprévision.

Elle ajoute également que cette convention pourra prévoir une clause de rendez-vous permettant d’adapter le montant de la provision à l’évolution de la situation économique.

Enfin le versement de l’indemnité d’imprévision doit prendre la forme d’une convention d’indemnisation.

B. L’imprévision dans les contrats de droit privé.

Pour certains marchés de droit privé soumis à la commande publique (notamment pour les SA ou SEM d’HLM), la théorie de l’imprévision ne s’applique pas, et il faut se référer à l’article 1995 du Code civil, dont le Conseil d’Etat ne dit mot, mais qui est évoqué dans la circulaire de la Première ministre du 29 septembre 2022.

Or, si cet article est présenté comme le pendant de la théorie de l’imprévision en droit civil, il ne fait pas référence à une indemnité extracontractuelle mais à une « renégociation du contrat ». Une renégociation littérale des clauses du contrat nous semble cependant être susceptible d’entrer en contradiction avec les cas de modification du contrat prévus par le Code de la commande publique, si cette renégociation ne les respecte pas.

Ainsi, comme pour l’imprévision en droit administratif, l’article 1995 du Code civil pourrait fonder une convention d’indemnisation. La modification du contrat doit, elle, s’établir sur le fondement des articles du Code de la commande publique, comme l’indique la Première ministre dans sa circulaire, « dans les conditions et limites prévues aux articles R2194-5 et R3135-5 et R2194-8 et R3135-8 du Code de la commande publique ».

Trois conditions sont nécessaires pour mobiliser l’article 1195 du Code civil :
- Un changement de circonstances imprévisible ;
- Ce changement doit rendre l’exécution excessivement onéreuse (le seuil de bouleversement est généralement atteint lorsque les charges extracontractuelles atteignent 11% du montant total du contrat, voire parfois 7%) ;
- La partie qui se prévaut de cette onérosité ne doit pas en avoir assumé le risque.

Il faut préciser qu’une telle renégociation n’est pas due pour les marchés de construction de bâtiments à prix forfaitaire, en vertu de l’article 1793 du Code civil, même en situation de crise sanitaire ou économique [12]. Toutefois, si le marché fait référence à la norme NF P 03-001 dans sa version publiée le 20 octobre 2017, alors l’imprévision peut être appliquée [13].

Enfin, il est intéressant de noter qu’aux termes de l’article 1995 du Code civil, en cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à sa modification.

Le juge peut également, à la demande d’une des parties seulement, réviser le contrat ou y mettre fin.

Deux autres aménagements contractuels sont également rapidement évoqués par le Premier ministre dans sa circulaire que sont, d’une part, la possibilité de résilier le contrat avec effet immédiat ou différé (qui dans ce dernier cas, donne droit à une indemnité d’imprévision pour le titulaire) à l’amiable, faute d’accord sur les conditions de sa poursuite et, d’autre part, le gel des pénalités contractuelles, en cas d’impossibilité d’approvisionnement dans des conditions normales pour l’entreprise.

En l’absence de réel apport sur les modalités pratiques de gestion des outils et concepts juridiques rappelés par le Conseil d’Etat, puis synthétisés ensuite par la circulaire, il reviendra à la jurisprudence d’apporter certaines précisions notamment sur ce que doivent concrètement compenser les modifications ainsi que l’indemnité d’imprévision, car ainsi que le soulignent certains auteurs, l’emploi de termes économiques divers ; « surcoûts », « perte », « diminution des recettes », « déficit d’exploitation », est de nature à créer une certaine confusion pour les acteurs de la commande publique.

Laurent Frölich et Justine Deubel Avocats Barreau de Paris Cabinet Laurent Frölich www.clfavocats.fr

[1Art. R2112-13 du Code de la Commande Publique.

[2Art. R2112-14 du CCP.

[3CE, 15 février 1957, n°14891.

[4Question n°40503 publiée au JO le 03/08/2021, Réponse publiée au JO le 26/10/2021, TA Versailles, 28 mars 2013, n°0904049.

[5CE, 20 décembre 2017, Société Area Impianti, n°408562, CAA Douai, 26 avril 2022, n°20DA01405.

[6Fiche de la DAJ 2010 - Conditions de mise en œuvre de la théorie de l’imprévision.

[7CE, 5 novembre 1982, Société Propétrol, n°19413.

[8CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, n°59928.

[9CAA Marseille, Société Altagna, 17 janvier 2008, n°05MA00492.

[10CE, 5 novembre 1921, Compagnie pour l’éclairage des villes : Rec. CE, p. 1001.

[11CE, 21 octobre 2019, n° 419155.

[12CA Bordeaux, 27 avril 2021, n°20/04054 ; CA Douai, 23 janvier 2020, n°19/01718.

[13Art. 9.1.2 de la norme.

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